lundi, janvier 29, 2007

PELLÉAS ET MÉLISANDE, Opéra de Toulon

Pelléas et Mélisande
de Claude Debussy d’après la pièce de Maeterlinck
Opéra de Toulon
Querelles d’écoles
La musique, langue universelle, a souvent divisé les hommes. Surtout en cette France qui aime les querelles et a le génie de les inventer : opéra français en réaction contre l’italien (mais dont l’inventeur est le Florentin Lully), “Querelle des Bouffons” entre l’opéra-ballet (de Rameau) et l’opéra bouffe (de Pergolèse), Querelle des gluckistes contre les piccinistes, entre les partisans de Gluck, Autrichien, inventeur de la tragédie lyrique néo-classique à la française et ceux de Piccini, Italien, au chant fleuri de vocalises, sans oublier la simplification mélodique simplette de Rousseau (Suisse annexé par les Français) pour contrecarrer la subtilité harmonique de Rameau. Au XIX e siècle, c’est l’Allemand Offenbach qui donne ses lettres de noblesse à l’opérette française tandis que l’opéra français le plus universel c’est la Carmen de Bizet sur un sujet espagnol et des thèmes quelquefois empruntés à Manuel García, le père de la Malibran et de Pauline Viardot, la fameuse « habanera » étant reprise littéralement du compositeur espagnol Sebastián Iradier.
Vanité des querelles de clocher à l’échelle européenne de notre culture. De Debussy, “Claude de France”, on a voulu faire le fer de lance nationaliste de la contre-offensive musicale française dans une Europe où, malgré Sedan et la défaite cinglante et sanglante de 1870, triomphe l’Allemagne impériale et l’impérieux Wagner. Même les Italiens, qui s’en démarquent par la vocalité irréelle de leur tradition et les sujets réalistes du Vérisme, en subissent l’empreinte dans la recherche orchestrale et la richesse harmonique, si inventive chez Puccini.

L’œuvre
Or, au-delà du contentieux franco-germanique sur l’Alsace et la Lorraine qui débouchera sur la Grande Guerre, quoiqu’on dise, Debussy admire Wagner. Au point de ne pas vouloir se mesurer à lui, du moins dans la mesure, dans la démesure, musicales, du maître de Bayreuth. Il suit sa voie, trouve ses voix, entre le murmure et le soupir, la parole effleurant à peine le cri, dans l’indécis des êtres incertains, dans la vaporeuse instabilité d’une musique entre accord parfait et imparfait, qui répond assez au vœu de Verlaine : « …pour cela, préfère l’impair» et des esthétiques symboliste et impressionniste ambiantes. Le livret, lui, entend rivaliser avec Tristan und Isolde de Wagner : l’éternel trio des amants adultères et du mari blessé et meurtrier. Il l’emprunte à la pièce homonyme (1892) de l’ingrat dramaturge belge, Maurice Maeterlinck, qui mènera une cabale mesquine contre l’œuvre à sa création en 1902, Debussy ayant écarté de la distribution sa compagne cantatrice au profit de Mary Garden, première Mélisande.
Le texte, adapté par Debussy lui-même, est accablant de répétitions binaires (« Oh, oh!, ah, ah!, non, non!, si, si », etc), prétendument pour affecter le parlé naturel, qui apparaissent aujourd’hui comme une pure affectation, une affèterie mécanique mais il est heureusement sauvé par l’humanité ombreuse des personnages, la pénombre intime des sentiments. Dans cette œuvre de l’ombre et de l’onde, l’héroïne, venue d’on ne sait où, est telle une ondoyante ondine, insaisissable sous les doigts comme cette eau au bord de laquelle elle se penche, fallacieux miroir de la fontaine, ou vers laquelle elle penche, gouffre fascinant, attirant, mortel. Elle est fluide, fuyante comme la vague de la mer et sa sincérité est élastique, avouant à Pelléas :
« Je ne mens jamais ; je ne mens qu’à ton frère… »
L’ambiguïté de Mélisande, fondamentale, se fond dans la rêveuse évanescence, dans les opalescences irisées dont la musique la nimbe, prolonge et auréole les étranges ou délirantes paroles de son agonie :
« Je ne comprends pas non plus tout ce que je dis, voyez-vous… Je ne sais pas ce que je dis… Je ne sais pas ce que je sais… Je ne dis plus ce que je veux… »
Le frustre Golaud, son mari, s’aveugle à la lumière de son énigme ténébreuse : « Je ne sais rien […] je vais mourir ici comme un aveugle » et le lumineux Pelléas s’embrume aussi de son ombre amoureuse. La musique est un flot continu sur lequel ou dans lequel les héros flottent, surnagent ou se noient, irréelle et impalpable matière pour un Debussy qui entend que sa musique « commence là où la parole dramatique est impuissante à exprimer. La musique est faite pour l’inexprimable ». Les points de suspension du texte, le suspense des consciences brouillées, les silences, sont comblés par elle, pléthore de sens imprononçable.

La réalisation
Dans un fond et cadre de scène noir, un plan incliné d’une incertaine lave ou boue, des pans de tissus tombants figurant des arbres d’une mystérieuse forêt ; le chasseur Golaud, armé d’un fusil : l’arme, les vêtements modernes, comme celui de Pelléas, vague et veule veste avachie, veulent rapprocher de notre époque les personnages médiévaux puisque les metteurs en scènes et les costumiers, selon un académisme affligeant les scènes depuis quarante ans, ont décidé que les spectateurs sont incapables de voir tout seuls la modernité intemporelle des œuvres anciennes. De la même manière la tour gothique de Mélisande devient sans doute un clin d’œil à la Tour Eiffel du temps de Debussy, un demi-cercle de métal, comme la passerelle d’architecture industrielle (Caroline Constantin).
Les costumes sont laids, à l’exception de la première robe, de brume et d’eau, de Mélisande et la seconde, ainsi que les nuageuses coiffes des femmes de la fin, vraie et poétique création d’un Moyen Âge réinventé. Le malheureux Arkel est affublé d’un long manteau rouge et d’une hiératique et haute couronne en herse hérissée qui, redoublant la raideur qu’on lui impose, lui donnent une note un peu burlesque de personnage de BD gothique. Bref, on ne retrouve pas, dans les deux compères, Olivier Bénézech pour la mise en scène et Frédéric Olivier pour les costumes, leur verve inventive des Mamelles de Tirésias. On concédera la poésie de la tour demi-lune s’élevant dans le ciel comme un astre ou lac suspendu, et celle des lumières caravagesques et ces éclairages de fond de scène (Laurent Castaingt) dispensés mystérieusement par un diaphragme horizontal ou vertical véloce et, enfin cette cascade de cheveux de Mélisande où s’englue Pelléas comme un insecte, draps mousseux ou suaire final. Sombre beauté aussi de l’ombre du troisième, le mari ou l’amant, entre le couple aux deux extrêmes de la scène.
Par contre, malgré un statisme glacial le jeu dramatique est ardent, convaincant, avec un plateau de rêve. Jean-François Lapointe, est encore un Pelléas idéal, mobile de visage, physique, une voix égale sur toute sa terrible tessiture, un la éclatant, romantique mais viril. Isabelle Cals est une Mélisande à sa hauteur, belle, gracile et gracieuse, égarée, farouche oiseau craintif, voix corsée, au riche médium sensuel, qui arrache l’héroïne aux versions étiques et éthérées. Face à eux, le Golaud de François Le Roux est bouleversant de fragilité sous la rude écorce, Othello désemparé mais sadique aussi, brutal et tendre, dépassé par les subtilités arachnéennes de la femme mystérieuse qui n’a pas réussi à le raffiner. Elodie Méchain est une Geneviève digne et noblement maternelle à l’impeccable phrasé ému et Fernand Bernadi prête au roi Arkel la profondeur humaine de son timbre royal de basse tandis que Bertrand Grunenwald campe un cédible médecin. Mais, dans le rôle soprano du petit Yniold, affligé de tant d’afféteries par une tradition cucufiante, on saluera avec admiration Louis-Alexandre Désiré, un remarquable et vrai petit garçon de douze ans.

Direction musicale
L’Orchestre et chœur de l’Opéra Toulon Provence Méditerranée étaient dirigés par Jean-Luc Tingaud. On avouera la perplexité de la proximité avec la fosse. La musique est spatialisée et on ne l’écoute pas indifféremment selon la place où l’on se trouve : trop près des cuivres, la moindre vibration excessive peut paraître douteuse sans l’estompe tendre et vaporeuse des cordes. Cette interprétation aurait mérité la justice d’une autre écoute d’une autre place. Aussi ne peut-on livrer, pour cet opéra symphonique, que des impressions qui se veulent plus impressionnistes qu’impressionnantes. Le chef, plus dramatique que poétique, me parut plus dessiner des lignes qu’estomper des contours d’une tradition nébuleuse et déliquescente. Il donne du nerf et du muscle là où l’on attend et entend habituellement des mollesses alanguies. Le résultat, dans l’optique d’ailleurs de la scène, fut une noirceur profonde, surgie d’on ne sait où comme les personnages, et moins un drame de héros de légende qu’une tragédie d’êtres de chair et de sang.
Minces réserves pour une réussite pour l’Opéra de Toulon
27 janvier 2007
(photo en haut: Mary Garden, la première Mélisande ; au centre, représentation de Toulon, crédit photo ©Khaldoun Belhatem)

dimanche, janvier 28, 2007

CONDITIONS HUMAINES, théâtre Toursky

CONDITIONS HUMAINES
De Marie-Claude Pietragalla, théâtre Toursky, janv 07

LA HOUILLE EN DEUIL

Argument
Une catastrophe minière, en 1906, en France, comme tant d’autres : mille cents mineurs emmurés vivants, morts, comme des milles et des cents dans d’autres lieux, d’autres temps. Ensevelis dans les profondeurs de la terre et de l’oubli de nos consciences. Les mines, aujourd’hui ? On vient de fermer la dernière en France, à Gardanne, comme une immense plaie ouvrière difficile à cicatriser, dont je me suis occupé -et tellement préoccupé!- naguère, en fonction de mes fonctions. Oui, la mine, aujourd’hui, ce n’est plus celle d’hier, du temps de Germinal, ni de Qu'elle était verte ma vallée, sublime film de John Ford, ni des enfants rampant dans les galeries, des trous, des tombes, des catacombes, pour piocher de leurs pauvres petites mains et enrichir à pleines mains le capitalisme triomphant de la révolution industrielle. Cependant, j’en témoigne, la mine, ces abysses vertigineux des vagues sombres de la terre, intériorisée par des siècles de souffrance des mineurs, reste encore un archétype obscur de l’inconscient humain, et l’on n’y touche pas sans toucher au plus profond d’une sensibilité enfouie au fond de nous : le cœur enfoui, les veines de la terre. On imaginait mal danser au-dessus de ce volcan mal éteint. Pietragalla a osé et réussi, dans la gravité, la dignité, le respect, le drame, me laissant sans voix, même pour crier bravo.

Réalisation
Sur fond vague d’anthracite, de noir vaguement luisant de charbon, un crassier, un mont, un monticule, les déjections d’une mine, ici pyramide sidérante et sidérale, au scintillement d’astre obscur de sombre Voie lactée, qui fait monumentale jupe ou traîne infinie à un confus tronc de femme à sa pointe, au blanc visage voilé par la cascade d’une chevelure noire. Ses bras nus battent l’air comme des ailes d’oiseau ou en appel de détresse, ondulent telles les vagues des lignes du Cri de Munch et sa bouche s’ouvre, difforme, ébauchant un hurlement silencieux d’angoisse et d’asphyxie. Une inutile voix pour un vain secours espéré de la surdité du monde. D’autres bras paraissent autour d’elle, sous elle, avec la même détresse de noyés, la musique industrielle des machines monte, gronde, s’enfle en proportion des vagues monstrueuses qui agitent l’énorme manteau de mort du sommet de la pyramide à la scène entière où l’on voit se débattre des masses confuses, des corps, des hommes, avant d’être noyés, anonyme foule, par la houle de la houille, par les convulsions des entrailles de la terre, les sombres sables mouvants, émouvants, d’une nature qu’on croit domestiquée. Tel un monstre souterrain indompté, la mine mugit, halète, a des râles, des soupirs, des grincements, des grondements : la musique acousmatique (malheureusement anonyme comme le reste) en rend les sinistres gémissements.
La scénographie de Gérard Didier est un écrin de noirceur à la noirceur de la catastrophe. Après le fond, de la mine et de la tragédie, la drame à la surface : la femme seule, hébétée, tournant en rond, insecte déboussolé par l’absence, qu’on ressentira plus tard avec cette stylisation du foyer, de la table, de la chaise, et de cette veste vide qui ne sera plus jamais investie, habitée par le disparu. Sur la douceur cruelle de l’Adagio pour cordes de Samuel Barber, défilé des rescapés, honteux et coupables d’avoir survécu et, dans les cintres, sur des cintres, les blouses, le linge étendu, rendu aux familles sans doute, image poignante de ceux qui n’en auront plus jamais besoin.
C’est brutal puis cruellement tendre mais il faut reconnaître qu’ensuite, après les deux sommets émotionnels de ces deux magnifiques tableaux, après ce climax, comme si on en avait trop reçu d’un coup, la tension baisse et les scènes de genre, rétrospective de la vie en surface des mineurs, semblent fatalement un peu longues. Il y a, cependant, de beaux duos, duels, des passages de break dance, expressive pour corps brisés, désarticulés, démantibulés, en lutte ou en amour, d’hommes machines trépidants avant l’époque des machines à la place des hommes. Des panneaux mobiles de brique évoquent les corons, les habitations ouvrières des cités minières du nord, leur envers étant les veines des mines. Il y a la lente douche câline et cadencée des hommes tentant d’éliminer la crasse des crassiers ; le désespérant solo de la solitude par Pietragalla, ce labyrinthique message de l’interrogation humaine et le mystère insondable du mal, à la craie sur le tableau noir ; la lettre (Richard Martin) évoquant les actionnaires vivant de la mort des autres qu’ils ignorent, bouffant du papier des actions.
Mais la seconde partie nous ressaisit par la force des images, non seulement celles touchantes, projetées des mines et mineurs, femmes, enfants, mais aussi de la troupe briseuse de grèves, photos d’autrefois, de la destruction des houillères, de leur rêve de maintien debout, mais aussi celles, bouleversantes, de la chorégraphe et danseuse : le lourd chariot du dur labeur de la fatalité des hommes sous les caravagesques lumières d’Eric Valentin. Enfin, cette terrible danse de mort où la soliste noire, en noir, en deuil, danse avec sa chevelure d’ébène, avec sa vaste robe comme un sombre suaire dont elle atteint et éteint les mineurs, oiseau ou ange de la mort, battant l’air des ailes de ses bras aériens dans la fumée montante et suffocante des gaz de l’asphyxie. Le retour à la poésie triste et fatale de Barber, des vêtements inutiles et désolés dans les cintres, des femmes en gris, marron, au milieu des hommes rescapés en noir et gris inévitables (costumes Patrick Murru) clôt dans une émotion accablée sinon résignée cette puissante fresque de l’inhumaine condition.
Certains murmurent, font la fine bouche, qui voudraient confiner Pietragalla au seul rôle de grande interprète mais non de grande chorégraphe. C’est vrai, il y a de purs chorégraphes qui ne sont pas ou plus interprètes, dont on admire le travail, le temps d’une représentation, mais qu’on oublie sitôt après. Il est vrai, Pietragalla prend son bien où elle le trouve, mais pour notre bonheur et ses images nous restent et nous hantent. C’est vrai, elle se donne un rôle, mais le plus beau : celui de perpétuer une mémoire, une trace, de secouer ici les consciences. Pietragalla, Pietra, pierre noire et dure, si tendre à la souffrance humaine. Le noir sied si bien à Pietra…

27 janvier 2007

Photo Théâtre Toursky : Pietragalla devant l"Insondable énigme de la Vie…"



ISABELLE BONNADIER, Théâtre Marie-Jeanne


Non, Isabelle Bonnadier n’est pas qu’une souriante et gentille mésange, dotée par les anges d’une ingénue et musicale voix et qui chante et nous enchante, posée sur une branche éthérée sur un fond de ciel bleu sans nuage. Isabelle est une artiste complète, inquiète, en quête : passant avec bonheur de Monteverdi, perverse Drusilla face à Poppée, à Hændel avec un champêtre détour par les champs et Chants d’Auvergne, sans camper sur des terrains fertiles mais faciles, elle bouge, s’interroge, cherche.
Cette fois-ci, sous l’égide de « L’Oiseau qui chemine », pour notre nostalgique bonheur, elle nous conduit de la main, guide orphique et lumineux, dans l’ombreuse complicité confidentielle d’un Cabaret des chimères, dont la chimère est sans doute, à notre vulgaire époque, de ressusciter cet art perdu au détour du siècle, celui porté au sommet, au début de l’autre, par rien moins que Schönberg, Weill, à Vienne, à Berlin, à Paris : les cabarets littéraire, poétiques et musicaux qui ont donné des chef-d’œuvres : Le Pierrot lunaire, classique fondateur désormais du sprachgesang, est issu de ces expériences menée par poètes, acteurs, compositeurs et, souvent, peintres (Schönberg l’était aussi).
Baissant son joli soprano comme pour nous chuchoter à l’oreille, Isabelle nous introduit d’abord a capella, en italien, dans la mezza notte propice à ces murmures, à ces confidences, parfois coquines, où elle se livre à l’ivresse des mots et des notes. Les mots : des poèmes d’Éluard, de Louise de Vilmorin, de Marcel Achard, de Prévert, de Desnos, de Queneau, Schiller… Les notes : des musiques de Satie, Auric, Merula, Sauguet, Van Parys, Weill, Piazzola… Et des paroles et des musiques aussi d’Isabelle, qui sert amoureusement la trop méconnue Viviane Montagnon, Vilmorin, Desnos, Dimey et elle-même, auteur et compositeur de textes qui n’ont rien à envier à ceux des autres qu’elle a choisis. En effet, il y a une belle harmonie entre ces paroles de poètes, souvent fondées sur le jeu primordial du verbe, toujours au début, le jeu de sons qui fait sens, et les siens, ainsi son bouleversant Odessa, qui jouant sur la dérivation sonore « Oh dis-moi, Odessa », traduit le désarroi, la détresse d’exilés de la vie. Car, sans discours, c’est l’inquiétude du monde, c’est la quête utopique et désespérée (Youkali), un aveu de compassion humaine mais aussi un cri déchirant d’impuissance et un désir d’agir à sa façon que nous délivre Isabelle Bonnadier avec la complicité d’un pianiste arrangeur inspiré, Laurent Desmurs, qui, d’un synthé fait vivre un piano de concert qui n’injurie pas Schubert et d’Alain Territo, scandant les chaudes palpitations de la contrebasse et dont la ligne tenue et continue du bandonéon est comme un vaste et lointain horizon chimérique de pampa ou d’univers déchirant.
Oui, un beau moment. Mais autre chimère : on rêverait d’une vraie mise en scène ou d’une mise en espace au moins pour sublimer ce spectacle et lui permettre d’avoir l’audience qu’il mérite très largement.

19 janvier 2007

On retrouve avec bonheur Isabelle, Desmurs, Territo plus Gilles Raymond dans un disque précieux avec presque toutes ces chansons, Isabelle Bonnadier… à la folie, « Fêlures, vertiges et autres fredaines ». Disques Velen.

vendredi, janvier 26, 2007

HEURE DU THÉ, janv 07, Opéra de Marseille


HEURE DU THÉ
Opéra de Marseille, janvier 2007

En cette année nouvelle, nous revoilà fidèles au rendez-vous mensuel de cette délicieuse Heure du thé offerte gracieusement en amical rituel par le CNIPAL, le Centre National d’Insertion Professionnelle d’Artistes Lyriques, sis à Marseille, efficacement et chaleureusement préparée et servie par toute la sympathique équipe autour de Gérard Founeau, qui joue toujours aussi agréablement et simplement les présentateurs.
Faut-il le redire ? Ces jeunes chanteurs, triés sur le volet, ont déjà, souvent, une carrière bien amorcée, et sont souvent lauréats de prix importants d’art lyrique. Ils viennent donc au CNIPAL consolider, perfectionner une technique, affiner l’interprétation, élargir l’éventail de leur répertoire. En somme, le plupart du temps, les remarques, plus que critiques, qu’on peut leur faire tiennent donc à des nuances, à des détails, souvent dus à l’émotion, qu’on ne peut négliger, de se trouver face à un vaste public dans une salle éclairée, à portée de main, chaleureux mais pas forcément facile ni complaisant.
Quatre jeunes artistes au programme, déjà entendus en décembre, mais dans des ensembles ou des soli de l’opérette américaine, ici confrontés dans des airs du répertoire lyrique, mais ouvert largement sur des œuvres peu, mal ou pas assez connues, même d’illustres compositeurs. Par ailleurs, les jeunes chanteurs, venus d’horizons mondiaux divers pour certains, se sont exprimés dans des mélodies de leur pays, chères à leur cœur, nous faisant voyager musicalement et affectivement.
La première, Li Chin Huang, venue de Taïwan, en robe bleu Nil striée de vague écume, se lance vaillamment dans un air de la Cléopâtre du Giulio Cesare de Hændel enguirlandé de vocalises jubilantes, offrant un da capo exalté, aussi bien installée dans le style baroque que dans le personnage, affirmant du caractère ici, de l’émotion dans le duo de Rodelinda. En robe rouge passion, dans l’air du poison de l’héroïne du Roméo et Juliette de Gounod, son sens dramatique intense se déploie encore puis, de sa joyeuse mélodie chinoise anonyme, Née pour chanter, elle fait une véritable carte d’identité artistique de vivant et vif rossignol. La voix est agile, aisée, le timbre riche, fruité, sans aspérités dans l’aigu. De la pleine voix timbrée, elle passe à des trilles, des piani virtuoses mais si feutrés au deuxième rang qu’on peut craindre pour la projection au fond de la salle.
Son partenaire suisse du duo de Rodelinda, Étienne Hersperger, dominé le trac, sensible à ses mains, fait montre d’une belle maîtrise de la noblesse de la ligne hændélienne, des vocalises pleines, héroïques, servies par la largeur de sa voix de baryton puis, dans ce duo, sans afféterie, avec un beau naturel, il est touchant, aussi sensible que sa partenaire, faisant tous deux passer la grâce et l’intensité des affects baroques. En deuxième partie, on le découvre délicat et malicieux diseur dans la fable La Cigale et la fourmi de La Fontaine, dont Offenbach fait une véritable scène de théâtre musical, détaillant mots et intentions, avec une sorte d’humour naïf et rude très efficace. Les mêmes qualités de diction impeccable, au service d’un texte encore cocasse, se retrouvent dans la sorte d’air de catalogue du Roi Pausole du presque Suisse Honegger, où sa verve directe fait merveille.
Deux voix de ténor, mais aux qualités et emplois différents illustrèrent et nuancèrent cet emploi lyrique. Manuel Núñez Camelino, Argentin, fin et élégant, plus que plonger, semble baigner dans la musique de Bellini, auréolé de grâce mélancolique dans le récitatif accompagné, arioso indéfini, du rarissime Bianca e Fernando : soutien de la ligne, expressivité du phrasé puis dramatisme de l’air héroïque de vengeance, aux terribles aigus qu’il projette avec une vaillance généreuse, mais dangereuse peut-être. Puis c’est encore un air de bravoure, de La Fille du régiment de Donizetti, une exaltation de la vie militaire, heureusement sur le paisible champ de bataille de la scène, hérissé d’une enfilade de suraigus hallucinants, à l’issue desquels la salle lui décernerait sans doute une décoration. Dans un registre plus intime, et plus grave de la voix, il nous régala de deux mélodies argentines de Guastavino, rêveuse et nostalgique l’une, dansante l’autre, où il privilégie le legato vocalique plus que le staccato consonantique de la danse.
On est heureux d’entendre enfin l’autre ténor, Marc Larcher, affligé d’une légère méforme la dernière fois, une laryngite, heureusement passagère. D’emblée, dans un air de l’Elisir d’amore de Donizetti, il impose la franchise de son émission, son timbre lumineux, perlé, avantageant les couleurs de tête, doté d’un volume généreux. Après l’amoureux naïf, Nemorino, c’est encore un amoureux plein de charme, tendre et doux, d’une aimable séduction qu’il incarne avec une aisance naturelle, un enthousiasme contagieux, dans la sérénade à couplets d’Henry de La Jolie fille de Perth de Bizet. Mais il faut reconnaître qu’il est irrésistible d’allégresse joyeuse et dynamique, d’appétit sensuel, dans l’air de Pâris de La Belle Hélène d’Offenbach, où il lance les fameux « évohé ! » avec des aigus percutants, d’une netteté ciselée mais non acérée, d’une grande pureté.
Au piano, attentive et pénétrée, Nina Uhari se moule dans tous les styles, mais dans les deux vignettes argentines, où le piano est lui-même et non plus une réduction orchestrale, elle dialogue en douceur, prolonge en poésie et mélancolie la première, et danse joyeusement dans la seconde.

Photo M@rceau, Les saluts : de gauche à droite, N. Huari, L. Ching Huang, M. Larcher, E. Hersperger, M. Núñez Camelino

18 janvier 2007

samedi, janvier 20, 2007

INANNA, Théâtre Toursky

ÉTATS DE LA FEMME, FEMME DANS TOUS LES ÉTATS

Inanna, de Carolyn Carlson


Matriarcat archaïque
Vierge, mère, putain : l’archétype fatal de la femme dans nos cultures misogynes, les masques imposés par le pouvoir des hommes sur la vérité nue du corps et du cœur de la femme, même voilée ou dévoilée mélancoliquement par la traîne transparente de mariage, bel emballage de cadeau sexuel à la convoitise des hommes. Cela n’est pas nouveau, c’est même un cliché qu’on redoute au départ dans le spectacle de Carolyn Carlson. En effet, elle va déterrer archéologiquement une antique déesse primordiale sumérienne, Innana, sorte de Grande Mère d’un matriarcat qui se perd dans la nuit des temps et de la mémoire des hommes, puissance féminine refoulée, pouvoir d’Amazones anéanties, dont il subsiste des traces, rappelons-le, même dans la tragédie grecque et qu’on pourrait trouver symbolisé dans le meurtre d’Agamemnon, Roi des rois, par sa femme Clytemnestre, puis de celle-ci par son fils, mais poussé par sa sœur Électre : sacrifiant sa mère au nom du Père, elle signe donc la fin du règne des femmes et l’avènement du patriarcat qui subsiste toujours. Je rappelle aussi qu’on trouve des vestiges du culte matriarcal en Méditerranée, notamment à Éphèse, où le christianisme, peut-être pas par hasard, situe la mort de la Vierge Marie, où un Concile l’intronisera «Marie « Théotokos », Mère de Dieu, au grand scandale des misogynes Pères de l’Église à l’idée que Dieu, supposé sa propre origine, puisse avoir une mère qui le précède, donc, existant avant lui et l’enfantant. Jean-Paul II, à l’orée du troisième millénaire mit mâlement les choses au point et la femme à sa place : Marie n’est que « Mère du fils de Dieu », sa première servante et sa plus fidèle disciple. La pécheresse Éva ne peut être rachetée que par Ave (Maria).

États de la femme
Mais Carlson ne tombe pas dans son propre piège : loin des clichés de l’éternel féminin, elle exalte ici une féminité essentielle sans féminisme caricatural, dans un parcours poétique qui, bannissant toute anecdote narrative, dit pourtant, montre, exprime, avec les gestes, les mouvements, ces mots et ces phrases de la langue de la danse, la Femme, multiple et une. D’abord, sur fond noir, en voici une, hiératique icône de la mode, drapée et offerte dans la robe rouge des désirs aux plis sculptés par la lumière, à la traîne déployée comme un drapeau de la féminité glamour, bel accent italien, qui débite ironique, amère et distancée, les états de la femme : objet sexuel sophistiqué (endroit-envers face à fesse), femme de ménage, d’affaires, à tout faire, à se faire. Femme à tout âge, à tout usage. Rumeur du monde alentour comme un bourdonnement, bavardages confus –de femmes, bien sûr-, puis babélienne récitation superposée dans diverses langues « maternelles » : tout est un et partout, pour les femmes et ces danseuses de nations diverses mais de la grande et internationale « patrie » de la Femme : on ne dit pas « matrie » même pour la Mère Patrie, récupérée par le patriarcat.

Femme dans tous ses états
En robe grise, grise et noire, sur fond grisé de photos enfermant le mouvement et la personne dans l’image fixe, une femme –fillette ?- joue, saute, sautille, semble passer des gestes quotidiens à la danse : la danse est stylisation du geste mais la danse, ici, revient parfois à son origine, le geste, exalté dans sa beauté singulière, une sorte de pureté primordiale où l’ordinaire devient extraordinaire. Déhanchements, ankyloses, fluidité du mouvement, lenteurs rêveuses de kimonos sobrement colorés des geishas, syncopes des trébuchements sur talons hauts, rondeurs d’agrumes incongrus des seins siliconés, tout danse dans la femme, robes, pans de robes, cheveux, chevelures (courtes, mi-courtes, longues, blonde, brune, rousse, décolorée). Même la raideur hystérisée de la business woman, tailleurs gris à parements noirs, chignon strict, exprime en danse la possible contredanse qu’on peut craindre de la femme flic ou de la cheftaine de bureau.
Femme dans tous ses états, dans leurs ensembles concertés et chacune en son solo déconcertant : survoltée de révolte, en querelle, en douceur, douleur, comme un enfant à peine né, elle vagit, vagine, jouissances de l’amour et affres de l’enfantement et affreux suicides hara-kiri. Femme diabolique créée par Dieu de Et Dieu créa la femme…, danse d’une Bardot bacchante déchaînée. Femme danseuse réduite à de superbes jambes derrière l’écran, le paravent aguicheur d’une porte portée par elle. Femme éternelle sinon éternel féminin des catalogues masculins à usage des femmes. Femme qui pleure, rit, ricane.
La musique d’Armand Amar, agrandie en premier plan sonore, joue souvent d’obstinatos obsédants, cordes pincées et frottées, piano, violoncelle, guitare, clavecin, réfère à Bach, à l’orage prélude de la Walkyrie de Wagner, gronde de scansions industrielles du monde moderne, toujours efficace et envoûtante. Bruce Springsteen offre une poétique note country et Tom Waits la chaleur profonde du blues. Les lumières de Rémi Nicolas, ses fonds tendrement colorés poétisent et pastellisent les gris sépia des photos en bistre nébuleux nimbés de nostalgie, auréolent doucement les robes floues ou rigides, discrètement belles, de Manue Piat et Chrystel Zingiro, humanisent les masques dérisoires ou pathétiques de Monique Luyton.

Femme dans l’État?
La sobre scénographie de Euan Burnet-Smith, vagues photos de femme en robe chinée ou bellement nue dans un mouvement arrêté et décomposé en divers états par l’œil tendrement voyeur et subjectif de l’objectif, s’orne d’une métallique crête de vague, vague pyramide, si pointue et glissante que les femmes y grimpent en grappe, en dégringolent, glissent, peut-être comme un sommet social qu’on leur refuse toujours, à moins que, pute en talons aiguilles, elle n’escalade la périlleuse aiguille affûtée de ce discutable sommet, réussissant par ses fesses, avant d’en débouler sur elles. Car notre société, le monde sont encore contre les femmes : un journal de ce nom, fustigea et fusilla hier une femme, le première femme premier ministre en France, Édith Cresson, en première page après son discours programme, ricanant sur sa voix « trop haut perchée » et son « tailleur rose » de mauvais goût (a-t-on jamais vu un homme politique mâle jugé sur son costume ou sa voix ?) et aujourd’hui –hier- Le Monde, ridiculise Ségolène Royal (dont on peut penser ce qu’on veut politiquement), « Désirs d’en rire », la traitant de Jeanne d’Arc, de Bécassine. On a les insultes qu’on peut. Mais pas forcément les femmes qu’on veut.

Photo autorisée, Théâtre Toursky
19 janvier 2007