lundi, novembre 20, 2006

DIALOGUE DES CARMÉLITES, Opéra de Marseille

LE CRESCENDO DU DIMINUENDO
Dialogues des carmélites
de Francis Poulenc


L’œuvre
Oui, Poulenc semble désormais, par son découpage et sa musique, avoir définitivement fait sienne cette œuvre qui, sur un événement tragique de la Terreur, a pourtant subi diverses greffes. D’un récit d’une carmélite échappée de la charrette de seize de ses sœurs du Carmel de Compiègne guillotinées à Paris en 1794 (10 jours avant la chute de Robespierre qui aurait pu les sauver), Gertrud von Le Fort tire en 1931 une nouvelle Die Letze am Schaffot (‘la dernière à l’échafaud’), créant le personnage fort dans sa faiblesse, de Blanche de la Force (sinon Le Fort comme l’écrivaine) qui va chercher au Carmel ce qu’elle croit un refuge contre la violence du monde : mais on trouve son destin à vouloir l’éviter.
Une pièce américaine avait déjà traité le sujet puis, au sortir de la guerre, en 1947, le Père Bruckberger, résistant, et Philippe Agostini, en font un scénario, ajoutant le personnage du frère, le Chevalier de La Force : les thèmes de la liberté, de l’oppression, de la résistance, de la collaboration, de l’obéissance à l’Ordre interne (à la Règle) ou externe (Politique) imprègnent l’œuvre dont Bernanos, mystique et malade, écrit les dialogues, écriture sobre et puissante traversée du sombre frisson de la mort et par la lumière de la grâce et de son transfert d’un être à un autre : on meurt parfois par soi, pour soi mais aussi pour un autre, qui en aura sa rédemption, forte idée religieuse mais transposable laïquement, le sacrifice politique ou moral n’est jamais vain. Mais, malgré la pièce et le film (Jeanne Moreau en Mère Marie), c’est à l’opéra de Poulenc, créé en 1957 à la Scala, que restent désormais indéfectiblement attachés les universellement appréciés Dialogues.

La réalisation
Jean-Claude Auvray nous a habitués à la concentration intense de ses mises en scènes, plus axées généralement sur le jeu dramatique des personnages que sur la joliesse décorative : exemplaire Traviata avec une Violetta de rêve, et, à l’inverse, un Fidelio plus saisissant par l’oppressant décor que par l’interprète principale. Volonté ou nécessité de temps austères financièrement, ici la sobriété, choisie ou contrainte, devient ascétisme monacal chargé de sens : toile peinte en beige et gris jouant avec les stucs polis de l’Opéra et les costumes de Marie-Chiara Donato pour la bibliothèque du Marquis de la Force, puis l’unique dispositif d’un mur à panneaux vaguement striés de lignes obliques grisées et bleutées, froideur transversale d’un Ciel incertain. Ce mur clos s’ouvre latéralement, comme un espoir ou une crainte, sur un fond nébuleux vert de grisé du Gréco, sorte de mandorle mystique ou de conscience trouble symbolisée où semble flotter un Christ sur une nuée, à la fois chapelle, cellules, cloître, prison et place. À ce simple mais efficace décor d’Antoni Taulé répondent les lumières expressives et picturales de Philippe Grosperrin qui dessinent avec acuité l’habit des carmélites, noir taché du blanc des guimpes ou des coiffes des novices, gris du tablier puis manteaux neigeux : on pense aux austères tableaux de Champaigne des religieuses de Port-Royal.
Le travail d’acteur privilégie les intenses dialogues au dramatique crescendo : Blanche et son père qui tente vainement de la détourner de son intention d’entrer au Carmel, Blanche et la Supérieure moribonde qui teste sa volonté d’y entrer, la Supérieure révoltée par sa mort, doutant de Dieu, et sœur Marie de l’Incarnation, le frère partant pour l’émigration essayant de sauver sa sœur, Sœur Marie essayant de rattraper Blanche pour la rendre au vœu de martyre. Chacun tentant d’infléchir ou d’entraîner, dans une dramatique montée en puissance, la faible, peureuse et inconstante héroïne, même dans le lumineux duo avec l’autre novice, Constance. Cela s’exprime en gestes simples mais expressifs et dans de discrets mais admirables mouvements dans la musique : tête de Blanche dans l’embrasure noire de la porte étroite répondant au mouvement de la Supérieure sur son fauteuil ; frise blanche et noire des carmélites ondulant, dans un fondu naturel et sans rien de mécanique.

L’interprétation
Injustice d’une seule audition ? La direction de Patrick Davin, dans la première partie expositive, semble un peu terne mais la montée de l’émotion rattrape ou corrige cette perception et il sait protéger les chanteurs de cette masse orchestrale parfois excessive. Le plateau est d’une belle homogénéité avec de grandes et admirables aînées : Zlatomira Nikolova incarne la Supérieure saisie par le doute au moment de l’agonie avec une saisissante vérité qui nous interroge tous sur le mystère injuste de la mort. Auprès d’elle, outrée, éprise de contenance aristocratique, d’héroïsme sacrificiel, hiératique sous son habit mais frémissante sous le voile, Marie-Ange Todorovitch est une hautaine et noble Mère Marie, rigide et frigide, puis fiévreuse, tendre, poussant les religieuses, par un coup d’état intérieur au vœu de martyre, auquel elle échappera pour son malheur. À l’inverse, Madame Lidoine, la nouvelle Supérieure, pétrie d’humanité, de bon sens et de bienveillance (assez proche de ce qu’expriment les lettres magnifiques de simplicité et d’humour de Sainte Thérèse d’Avila, la réformatrice du Carmel) à laquelle Manon Feubel prête l’onctuosité chaude et maternelle de son superbe timbre. Constance, c’est Laura Hynes Smith, un joyeux pinson, une voix souriante et ravissante, faisant paire contrastée avec l’héroïne, comme Mère Marie est pivot entre les deux Supérieures. Tourmentée, hallucinée, hystérique parfois, Barbara Ducret porte sur ses frêles épaules le rôle si lourd de la légère Blanche, visage chiffonné, yeux hagards, gestes nerveux, bouleversante dans ses aveux de biche apeurée, harcelée par la violence du monde. En quelques répliques à la fin de l’œuvre, Lucie Roche impose allure, figure, tessiture, le tissu lisse et satiné de sa voix : elle est chez elle en scène.
Kristian Paul est un père bourru et tendre à la chaleureuse voix et Gilles Ragon, en fils et frère, Chevalier de La Force, est, comme toujours, un interprète intense et prenant, maîtrisant la voix mixte dans la tendresse la plus fraternelle. L’Aumonier de Christophe Berry a une suavité ecclésiale et le reste des rôles (Heyboer, Imbert, Mortagne, Castel, etc) témoigne de la qualité de toute la distribution.
Image saisissante (sans image de la guillotine, qui déconcerte un public peu familier de l’œuvre), le large panneau vertical qui descend lentement comme un terrible couperet au rythme de la prière des religieuses allant vers l’échafaud. Cependant la disposition frontale des carmélites au lieu de leur traditionnelle procession en montée vers le supplice, moins dramatique par l’évacuation de la guillotine, parasite malheureusement le final musical : à chaque coup du couperet, traduit brutalement à l’orchestre, la force du Salve Regina des condamnées va diminuant en proportion du nombre de leurs exécutions, créant un effet pathétique jusqu’à la voix de Sœur Constance restant la dernière avant que Blanche, venant la rejoindre dans la mort, ne reprenne seule le cantique. Mais ici, l’alignement des religieuses et la masse du chœur (P. Iodice) derrière, sur le même niveau, sans étagement des plans musicaux, estompe cet effet de diminuendo choral et de crescendo émotionnel.

19 novembre 2006

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