La ligne et le pointillé
Marseille-Concerts
Vanessa Wagner joue Glass & Satie
Opéra de Marseille
30 novembre 2025
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| (Crédit : Caroline-Doutre) |
Encore un succès pour Marseille-Concerts dû à la magie pleine d’art sans artifice de Vanessa Wagner. Sans solution de continuité autre qu’un bref silence, césure faite musique, comme un morceau d’un seul tenant, sans qu’on en perçoive les raccords, tel un long plan séquence sonore onirique, elle enchaîne, tisse avec fluidité, remontant, avec une liberté post-moderne le temps, d’aujourd’hui au passé, de la fin du XXe et début XXIe siècle des pièces de Philip Glass (Études pour piano entre 1991 et 2012) à celles de la fin du XIXe d’Érik Satie (Première Gymnopédie, 1888, Gnossiennes n°1 et n°3, vers 1890, Trois Pièces froides, 1897), sans qu’on sente les coutures de ce long tissu musical, texte musical ou textile unifié magiquement par son jeu.
Presque toutes groupées par trois, les Études de Philip Glass, Phil Glass pour ses familiers, semblent presque obéir au schéma canonique en musique de l’alternance du tempo vif et lent, la N°3 étant d’une véloce et vertigineuse virtuosité que l’on retrouvera, presque éruptive, dans la N° 18, comme encadrant des plages variées d’un temps rêveur ou impatient qui se contracte ou s’étire comme une respiration timide ou angoissée ou soudainement libérée, en expansion.
Vanessa Wagner en fait fuser finement ou fébrilement l’effervescence, les myriades rutilantes, les fuyantes constellations, les éclaboussures, les grappes de notes, on oserait dire des clusters au sens acousmatique du terme, infinitésimaux, brume ou brouillard de notes comme, au-dessus d’une cascade, parfois, sur la poussière d’eau se pose la lumière irréelle d’un arc-en-ciel.
De cette musique qu’on dirait en peinture divisionniste, pointilliste à l’infini, elle passe tout naturellement, sans hiatus, à la linéarité mélancolique de Satie, l’encore impressionniste Première Gnossienne, empreinte de la nostalgie de l’impossible gnose mystique, contemplative, presque immobile, d’une lenteur quasi liturgique, aux cadences plagales, aux résonances d’église.
Les Gymnopédies, danses rituelles religieuses de la Grèce antique, mais inspirées du roman historique Salammbô (1862) de Gustave Flaubert, sont des valses lentes, et cette Première semble refuser la circularité pour s’étirer en une seule ligne continue. Mais ce sont les Trois pièces froides (« deux Airs à faire fuir et une Danse de travers »), qui, au-delà de l’humour déconcertant de Satie, avec leurs séquences répétitives, d’une monotonie délibérée et leurs infimes modulations, qui sont bien une anticipation de la moderne musique répétitive des Phil Glass et Steve Reich et de l’actuelle école minimaliste américaine.
Ainsi, avec ce choix significatif de pièces et ce jeu subtil, la filiation de l’héritier minimaliste au lointain ancêtre en simplicité souveraine, sans effet lourdement démonstratif, devient évidence, si ce terme, “ce qui s’impose clairement au regard, à l’esprit”, relevant étymologiquement des yeux, avait un équivalent auditif, une flagrance s’imposant à l’oreille.
Justement, si l’on sait que les sons et les couleurs se répondent, que musique et peinture ont un registre lexical souvent commun, couleur, colorature, chromatisme, palette sonore ou chromatique, échos, contrastes, vibration, rythme, etc., je crois qu’il faudrait intégrer, dans l’appréciation critique des concerts modernes, à défaut de la vue du visage de l’interprète, quand on en est trop loin, le gain visuel apporté par les écrans qui nous en rapprochent miraculeusement l’image et le détail.
Comme ce jour-là, dans la douce pénombre du foyer Reyer, sur la fenêtre lumineuse de l’écran, s’offrant à mes regards, les mains et avant-bras de la pianiste : juste un bout de manches de sa veste, nuit noire pailletée d’étoiles, qu’elle retrousse parfois, irradiant leurs éclaboussures de lueurs minimales sur les brefs éclats réverbérants des touches touchées de lumière, miroitantes alternativement, du piano. Ces fugaces visions semblaient répondre, en tous les cas correspondre, à cette musique parcellisée, scintillante de Glass, en pointillé, se condensant doucement pour la ligne souvent mélancolique, venue d’ailleurs, aux cadences plagales ou orientalisantes, chatoyantes, de Satie.
Le jeu des sons émanait de l’invisible pianiste, de ses mains comme des colombes délicates, suspendues un moment irréellement, se posant sans peser, s’imposant parfois sur le clavier, avant le vol, l’envol, leur envolée dans les battements d’ailes des doigts avec leur double, reflet, réfraction, dans le miroir noir du couvercle concave ouvert du piano, un jeu à deux mains qui en semblent quatre, plus qu’hypnotique, effet magique de cette vue ondoyante qui se traduit en ondes de musique, bonheur des oreilles et des yeux, moment magique arraché au temps sinon au tempo scrupuleux des œuvres, mais rendu au rêve, à l’extase.
P.S. : je n'ai pas ici, dans cette photo, la veste noire à paillettes que portait Vanessa Wagner le jour du concert.

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