dimanche, janvier 01, 2023

AU GRAND GALOP


 

L'AUBERGE DU CHEVAL BLANC

Opérette en deux actes
de Ralph Benatzky

Livret français de Lucien BESNARD et René DORIN

Opéra de Marseille

Mercredi 28, décembre

         Im weißen Rößl (L'Auberge du Cheval-Blanc), est une opérette allemande de Ralph Benatzky (1887-1957). Elle fut créée à Berlin en 1930 avec un grand succès. Elle court l’Europe aussitôt et la France l’adapte et adopte dès 1932. À l’origine, elle est en trois actes, mais, sans se mettre en quatre comme disait Figaro, c’est souvent en deux qu’on la donne, le genre de l’opérette étant très plastique, adaptée pour les goûts de publics différents, avec des ajouts ou des coupures, avec des airs additionnels d’autres compositeurs.

         C’est un heureux produit des années folles berlinoises après l’horreur de la Grande guerre et avant la terreur qui plane et plombera l’Allemagne avec l’accession d’Hitler au pouvoir en janvier 1933. En effet, après la fin de la guerre, Berlin est devenue un brillant bouillon de culture libertaire, même si les diverses tentatives révolutionnaires sont écrasées dans le sang. Mais les nazis, qui s’empareront brutalement du pouvoir à cette date agissaient déjà depuis longtemps, dès les années 20. Ralph Benatzky, déjà en 1924, dans son journal, dénonçait le danger menaçant d’une « hakenkreuzlerisches Leben » (une ‘vie sous le signe de la croix gammée’). Et voici comme il peint ce nouveau public nazi qui pointe avec le culte aryen du beau Surhomme, Übermensch : « Des Germains primitifs aux ventres bedonnants et aux cous de taureau, le crâne rasé à l’arrière couronné d’une coupe en crête de coq avec raie au milieu, [...] arrogants comme des aryens, caqueteurs comme des provinciaux ».

          Et cela dix ans avant la nomination d’Hitler comme Chancelier (janvier 1933) et sans être autrement politisé. Sa seconde femme est juive, comme le sera la troisième, et certains de ses collaborateurs, mais l’heure de la chasse aux juifs n’a pas encore sonné ouvertement. Elle va vite arriver. Son folklore inventé, ouvert à d’autres musiques, est considérée dangereusement cosmopolite, « entartet », ‘dégénéré’, tout comme le jazz négroïde ou la musique tzigane, et la scène du bain est jugée obscène... Comme d’autres artistes germaniques, après u passage triomphal en France où il est décoré de la légion d’honneur, il s’exile aux États-Unis, à Hollywood où l’âge d’or de la comédie musicale va s’enrichir de nombre de ses musiciens allemands qui y trouvent un débouché.

 

L’Auberge du Cheval Blanc

Cette auberge, située dans les montagnes du Tyrol, en Autriche, au bord d’un lac, a bien existé, fondée au XVIIIe siècle dans une région très salubre où l’on venait en villégiature de toute l’Europe, du moins le public fortuné. Revenu dans l’Autriche de sa jeunesse, Ralph Benatzky se fera enterrer tout près de la fameuse auberge.

Nous sommes en 1880, sous le règne François-Joseph, l‘empereur d’Autriche dont la culture populaire a surtout retenu la célèbre épouse, Élisabeth, immortalisée sous son diminutif de Sissi, par Romy Schneider.

        Léopold, le maître d’hôtel de l’auberge est amoureux de sa patronne, la belle Josépha. Mais Josépha, aime Guy Florès, avocat parisien qui vient chaque année passer ses vacances dans son établissement. À côté du couple principal de jeunes premiers —un trio comme il se doit avec l’amant échaudé et congédié— comme en toute comédie, il y a le couple secondaire de la fille à son papounet marseillais, qui pourra faire le carré avec les trois, et la fifille zozotante à son papy qui fera le bonheur d’un troisième larron : trois couples. Les malentendus, les dépits amoureux seront réglés par un deus ex machina non tombé du ciel mais droit venu de sa Vienne impériale, le bienveillant Empereur lui-même, venu en célibataire, qui semble bien s’y connaître en affaires de cœur.

 


RÉALISATION

         Un presque demi-cercle lumineux cerne et ouvre en éventail la scène et va se décliner, en arcs littéralement déclinants, plus petits, littérairement, mise en abyme de cercles de lumière donnant une impression d’aller à l’infini, vers un fond, d’abord la fameuse auberge historique, une nuit constellée, de changeants paysages montagnards tyroliens diversifiés, un écran de films blanc et noir des années 30, à la pellicule striée de grains du temps et de l’usure où se projettent, comme des désirs ou des rêves évanouis, les visages des héros, laissant voir parfois de géométriques structures d’architecture industrielle métallique, entre XIXe et XXe siècle,  une gare ancienne et, image terrible si l’on pense au contexte historique, des rails fuyant par un tunnel vers on ne sait trop quel sinistre destin. C’est l’ingénieuse scénographie de Bruno de Lavenère, magnifiée par les lumières stellaires en cercles ou en verticales de cierges, toujours changeantes de David Debrinay.

    Élément de décor somptueux amovible, le comptoir de la réception de l’auberge soutenu latéralement de superbes chevaux dorés  cabrés, qui laissent place à un monumental escalier à bien descendre dans la tradition du café-concert parisien. Avec quelques réminiscences d’ancien Art Nouveau aux courbes végétalisées, encore proche, c’est l’Art Déco et sa géométrisation qui domine, sur la fin des Années folles, avec ses costumes d’une fantaisie de bon goût (Karoline Luisoni), avec des robes de grand style portée avec toute son élégance et démarche par Laurence Janot, qui a des allures, sur l’écran, de vaporeuse Jean Harlow et, comme je l’ai écrit depuis longtemps, de Marlène Dietrich blasée et ironiquement distante.

         Cependant, canalisée par une armée de serveurs stylés, l’entrée d’une cohorte de touristes d’aujourd’hui, débraillés et braillards, appareil photo en bandoulière et mobile à selfie brandi, introduit d’emblée une humoristique et sociologique distanciation  contemporaine : le tourisme de masse passant en rafale superficielle pour visiter au galop des voyages économiques de groupe,  et entrevoir, comme on va au zoo, les people aux eaux thermales de classe, dans leurs lieux, leurs jeux de jet set de privilégiés de la fortune : dans la luxuriance du cadre, leur luxe et leur luxure, la dominatrice au fouet, la Maîtresse, une Loulou traînant son loulou,  son homme chien en laisse, frétillant de la queue et faisant le beau pour lui plaire, les apollons en frac vite défroqués  et indiscrètement nus à discrétion, les travelos de divers étages, dont le plus élevé, l’Empereur lui-même, comme allégé de la lourdeur de sa charge.

         Pour donner la note berlinoise de cabaret libertaire et voluptueusement décadente du contexte historique, sur les hauteurs des cintres comme d’un cirque, une trapéziste, « Ange bleu » voltigeant en guêpière, bas-résilles et haut de forme à la Marlène reprise par Liza,Minnelli dans Cabaret de Bob Fosse, la chaise où s’asseoir jambes grandement écartées ne manquant pas. En lever de rideau, incarnant Kathi dans cette affriolante tenue, comme descendue de son Olympe, armée d’un accordéon, Miss Helvetia, comme un Monsieur Loyal au féminin, sera le fil conducteur de de l’histoire, poussant d’une saine voix de belle plante le yodel typique du Tyrol (ou de Suisse), un passage rapide de la voix de poitrine à celle de tête, auquel elle initiera, devant le rideau, le public ravi.

         La nuée de domesticité en uniforme élégant et aux ordres de la riche clientèle dont elle espère un pourboire est, comme dans la fameuse série Downton Abbey, le substrat visible, classes sociales qui se croisent sans se mêler.

 

       INTERPRÉTATION

       La Guerre des bouton(nage)s n’aura pas lieu.

       Celui des tuniques, le révolutionnaire, par devant, ou le réactionnaire, inversion et perversion, par derrière (même les souples chimpanzés auraient du mal à s’auto-boutonner, non ?). Sur les alpages tyroliens figurés, qui verdoient, vert de rage—couleur pâturage— au risque de s’alpaguer —il en a des boutons— voilà que, sur la route qui poudroie déboule le Marseillais Napoléon Bistagne, cherchant la castagne au sommet contre un contrefacteur, avisé qu’il est par une factrice lui apportant par courrier recommandé la sommation à comparaître en procès contre César Cubisol. Bref, Bistagne tonne, on se déboutonne, c’est la guerre des boutonnages inverses rivaux, ouverte, déclarée, entre le génial créateur de la combinaison « Napoléon » (devant) et celui de la « César » (derrière) César auquel Napoléon Bistagne ne rendra pas ce qui ne lui appartient pas.  Mais que va faire sur cette galère alpestre le Marseillais de la rue Saint-Ferréol, rêvant de Bandol et sa plage pour attaquer le plagiaire Cubisol qui jouera l’Arlésienne du Tyrol puisqu’il ne paraîtra jamais ? Mais qu’importe le pourquoi du comment quand notre Marseillais est incarné par toute la féconde faconde du Nîmois Marc Barrard, grande gueule et grande voix, dont la seule chose qu’on regrette c’est qu’il n’ait aucun air à chanter ni à boire, car on boit le torrent impétueux de ses paroles hyper marseillisées dans une joyeuse ivresse verbale, accent à couper au couteau, occupant le plateau comme un Empire personnel. On peut regretter aussi que son prénom ne soit pas exploité par le texte ni la scène quand on sait que ce Napoléon rencontre le mélancolique Empereur d’Autriche François-Joseph (1830-1916, veuf de Sissi assassinée en 1898) dont l’empereur français, vainqueur du père, devint son beau-frère en épousant Marie-Louise. Même regret pour cet Empereur d’Autriche, joué par Francis Dudziak, autre grande voix sans air, mais aux airs ambigus et alanguis de travesti, escorté de boys, gardes du corps athlétiques, tentant une mélancolique séduction, long fume-cigarette au bec, de l’Empereur nominal marseillais.

            La fille de celui-ci Sylvabelle, aussi élégamment longue que la rue de Marseille que porte son nom, chantée joliment par Clémentine Bourgoin, fera florès du cœur du beau ou bellâtre avocat parisien Florès, le favori hébergé en favori dans l’auberge et cœur de la patronne. C’est Samy Camps qui l‘incarne même en muscles et costume de bain d’époque et en voix de ténor sonore, belle, séduisante : on a vu, suivi et salué les progrès de ce jeune chanteur auquel Maurice Xiberras a confié progressivement des rôles de plus en plus importants, jusqu’à occuper pleinement ce grand      plateau marseillais.

         Cette guerre d’amour sans inutiles dentelles (la scène du bain offusqua les nazis) finit dans une apothéose de lune nacelle déjà de miel où     ils s’envoient en l’air s’élevant au septième ciel des cintres. Le vol, l’envol de Florès par Sylvabelle (belle forêt au sens du mot) laissera place libre à Léopold le dépité face à la patronne Josépha. Un quatuor ou quadrille presque carrément réglé. Reste, pour le sextuor amoureux, le couple du leste rejeton de Cubisol absent, Célestin, haut en couleurs, et un beau zeste de fille zozotante (Julie Morgane) dont le frimeur Narcisse flaire subtilement le palpitant papillon sous le vilain et gris cocon sous lequel l’apparemment tempérée fifille du grisâtre Professeur Hinzelmann (Jean-Luc Épitalon) chasseur de papillons, révèle un sacré tempérament papillonnant, papa oblige, bien digne du guilleret Guillaume Paire , et les deux la font, chantant, dansant, couple moins bouffe qu’ébouriffant de souplesse et d’humour. À eux les sommets par le télé-siège doré.


         Sans doute métaphorisé par le toutou en laisse mordu de sa toute maîtresse patronne du début, Léopold, l’élégant et indispensable maître d’hôtel, Léopold couve son amour, couvre l’ingrate Josépha de fleurs et lui roucoule : « Pour être un jour aimé de toi », voix ample mais tendre, souple, nuancée de brumes romantiques alpestres du ténor Léo Vermot-Desroches, à qui reviendront les vocalises yodel d’un air dû à Piccolo (Fabrice Todaro). Sans être un docile cabot, il ourdira le complot amoureux qui, unissant Florès le Parisien à la Marseillaise Sylvabelle (la guerre Paris/Marseille ainsi évitée) lui ramènera sa Josépha qui le rabroue, le maltraite, le renvoie.

L’ingrate serait rêche et revêche patronne, pimbêche même par ce rôle déplaisant, mais la voix et le physique de Laurence Janot qui l’incarne est ronde, sensuelle, chaudement enveloppante et, même en s’en défendant, trop belle pour n’être pas une promesse d’amour. On connaît cette artiste danseuse, chanteuse, comédienne, racée, au port élégant, aussi à l’aise dans les ballets, la scène ou l’écran qui devient écrin à se beauté intemporelle de star de cinéma mythique de l’entre-deux guerres. Même créée à Lausanne sans elle, la production semble avoir été faite autour d’elle.

         Il y aurait beaucoup de monde à citer dans cette longue distribution, dont la Zenzi de Perrine Cabassud que l’on avait applaudie à l’Odéon dans le rôle de Kathi, sans oublier les chœurs qui n’encombrent jamais le plateau et ses nombreuses danses réglées avec une rigoureuse fantaisie par Philippe Guilois assisté de Rémy Kouadio. Les solos alternent habilement avec les duos et les chœurs, toujours mêlés habilement de danses valses, fox-trots dans l’air du temps.

         Le metteur en scène Gilles Rico a allégé la pièce avec intelligence, lui conférant un rythme de joyeuse cavalcade sous la douce cravache du chef Didier Benetti qui mène à grand train, au trop ou au galop, l’Orchestre de l’Opéra de Marseille que, même rideau fermé, il laisse au plaisir de jouer tout seul le motif récurrent de l’opérette, attirant un public nombreux à se précipiter pour saluer les musiciens toujours dans la fosse, mais allègrement vivants. Avec dix-huit solistes, le chœur et six danseurs, sans un temps mort, des décors sans cesse mouvants, même en disant que c’est réglé comme du papier à musique, on est loin de dire la vertigineuse virtuosité, l’habileté diaboliquement bienheureuse de cette production.

 

 

L'Auberge du Cheval-Blanc

de Ralph Benatzky

Opéra de Marseille

Jeudi 29, décembre ; Samedi 31 décembre 20h, Mardi 3 janvier 20h ; Mercredi 4 janvier 20h

 

PRODUCTION Opéra de Lausanne

 Direction musicale Didier BENETTI

Assistant à la direction musicale Federico TIBONE

Mise en scène Gilles RICO
Décors Bruno DE LAVENÈRE
Costumes Karolina LUISONI
Lumières David DEBRINAY
Assistant lumières Romain DE LAGARDE Vidéos Étienne GUIOL

Assistant à la mise en scène et Chorégraphie Jean-Philippe GUILOIS Collaboration artistique à la chorégraphie Rémy KOUADIO

Régisseur de production Jean-Louis MEUNIER

Régisseuse de figuration Alexandra BEIGNARD Surtitrage Richard NEEL
Régie de surtitrage Qiang LI

Josépha Laurence JANOT

 Sylvabelle Clémentine BOURGOIN 

 Clara Julie MORGANE

Kathi Miss HELVETIA

Zenzi Perrine CABASSUD

Bistagne Marc BARRARD
Léopold Léo VERMOT-DESROCHES

Florès Samy CAMPS
Piccolo Fabrice TODARO
Célestin Guillaume PAIRE
L’Empereur Francis DUDZIAK

Hinzelmann Jean-Luc ÉPITALON
Le Bourgmestre Jean-Michel MUSCAT L’Instituteur Laurent BLANCHARD
Le Cook et le Banquier Cédric BRIGNONE Le Garde Rémi CHIORBOLI
Le Prêtre Tomasz HAJOK
Le Docteur Jean-Pierre REVEST

Danseurs
Paul GOUVEN, Inès LAMOUR, Rudy SBRIZZI, Vincent TAPIA, Louise TERTRAIS, Lara VILLEGAS

Pianiste / Cheffe de chant Astrid MARC
Chef de chant Emmanuel TRENQUE Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille

Photos Christian Dresse

1) Léopold et Josepha ;

2, 3, 4 : cercles lumineux ;

5) Miss Helvetia ;

6) Bistagne et Miss H; 

7) Florès et Sylvabelle au bain; 

8) Clara, papa papillon, Josepha, Célestin.

 Aussi :



RCF émission n°645 de Benito Pelegrín,   15/12/2022

 

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