vendredi, mai 07, 2021

HAÏTI, MON AMOUR

Célimène Daudet 

Haïti mon amour

œuvres pour piano de Ludovic Lamothe, Justin Elie, Edmond Saintonge.

 Nomad Music

         Comme ce disque nous fait rêver ! Non seulement en nous faisant découvrir des musiciens inconnus de nous auxquels Célimène Daudet rend amoureusement justice, mais parce qu’il nous projette dans les Caraïbes, ces chapelets d’îles qu’on croirait infinis quand on contemple, les myriades, les constellations d’îles d’une carte locale, à petite échelle, qui n’apparaissent même pas à la nôtre, trop lointaine. Après Cuba, l’île la plus grande des Caraïbes, c’est La Española ainsi nommée par Christophe Colomb, latinisée en Hispaniola, puis Santo Domingo. Elle se trouve à quelque 90 km de Cuba à l’ouest, à 100 de Porto-Rico à l’est. Et comme un confetti côtier, mais chargé de tant de légendes d’aventures, son île littorale et latérale de la Tortue, repaire de boucaniers, flibustiers, corsaires, pirates, qui guettaient les galions  espagnols chargés d’or rentrant vers l’Espagne, qui la colonisent pour la France.  L’île se divisera en deux, Haïti, partie occidentale de langue française et créole, et du côté oriental Santo Domingo, Saint Domingue un temps sous domination française mais de langue espagnole, aujourd’hui République dominicaine.

La Révolution française, qui abolira l’esclavage en 1792, avait permis l’émergence, dans ses rangs, de deux personnages extraordinaires, afro-caribéens, l’affranchi Toussaint Louverture (qui mourra prisonnier en France après l’avoir servie), chef de la révolution haïtienne, et Jean-Jacques Dessalines, son ancien esclave. La Révolution locale, partie de la révolte des esclaves (1791-1802) fait fuir vers Cuba les colons d’origine noble, qui y exporteront leurs techniques, leur raffinement et leur musique de salon.

Bonaparte, Premier Consul, rétablit l’esclavage en 1802 (du moins dans certaines îles pour contrer économiquement les Anglais), mais ne réussit pas à reconquérir l’île où il a envoyé son beau-frère le général Leclerc qui y meurt. Ainsi, après deux siècles de colonisation et d’esclavage, en 1804, Jean-Jacques Dessalines, ancien esclave, proclame la première république noire indépendante du monde, et appelle Saint-Domingue Ayiti, Haïti, en hommage aux indiens taïnos, les premiers habitants de l’île, disparus ou fondus dans le métissage. Bien avant Cuba au XXe siècle, Haïti est donc, au XIXe, un exemple d’indépendance réussie des colonies face aux métropoles colonialistes et, alors, esclavagistes.

         Je me suis permis ce rappel historique pour esquisser quelques traits d’un pays dont, malheureusement, nous n’avons que des images terribles, comme le séisme janvier 2010, et aussi en salut à l’ami René Depestre, poète, romancier (Prix Renaudot 1988) et essayiste haïtien qui, menacé par les tontons macoutes de Duvalier, réfugié puis déçu par Cuba, s’exila ensuite en France en une époque très dure : il pourrait aussi murmurer, clamer ou proclamer, Haïti mon amour comme Célimène Daudet, haïtienne par sa mère, qui en recherche les racines, ici musicales. Dédiée à Scriabine et Liszt sa Messe noire, nous avait ensorcelés. Ce disque nous envoûte avec des rythmes vaudous, la religion locale syncrétique aux origines africaines, proche de la santería cubaine. Mais en écoutant l’extrait de la seule pièce d’Edmond Saintonge (1861-1907), cette Élégie-Méringue, merengue, presque au rythme alangui d’une nostalgique habanera cubaine  nous fait sentir physiquement et émotionnelement, la proximité es deux îles sœurs.(plage 5) .

         Si ce disque, à coup sûr, coup de cœur dirai-je, vient et tient du sentiment, son programme vient de la tête, comme le précédent, dans sa construction équilibrée, presque également partagée entre deux compositeurs haïtiens, Ludovic Lamothe (1882-1953) avec six pièces, Justin Elie (1883-1931), avec cinq morceaux, Edmond Saintonge, n’en ayant qu’un. Un morceau de Chopin, transcrit par Liszt, est sans doute comme une référence à ces pièces de piano, qui ne déméritent pas, complète le disque. Tous sont à cheval entre les XIXe et XXe siècles et ont parfait leurs études à Paris. Célimène Daudet avait fondé en 2017 un festival de musique sur place, malgré des circonstances adverses. Mais ici, résultats de recherches de manuscrits, de reconstitutions, de Port-au-Prince, à Montréal en passant par Miami, aidée de professeurs, de musiciens et musicologues, elle réussit ce disque, aussi touchant que superbe hommage à cette culture métissée, qu’elle nous offre avec une généreuse chaleur. De Justin Elie, la Méringue populaire haïtienne N°4, (plage 7) a un motif entêtant, répété comme une douce ou lancinante obsession ou un persistant souvenir plein de paresseuse sensualité mais empreint de nostalgie dont  on préfère ne pas trop gratter la cause, lointaine ou proche des douleurs subies par un peuple violenté.

La méringue, populaire dans toute l’Amérique latine, est une danse aujourd’hui, originaire d’Haïti, mais il convient de rappeler que son origine, quel souvenir ! c’est le rythme forcément boiteux des esclaves en file dans les champs de canne à sucre, traînant une jambe à cause de leur cheville entravée par une chaîne… On regrette l’absence d’explication de ces rythmes dans la présentation du CD, dont je donne des éléments.  Ainsi, la Danza, à l’appellation hispanique, est sans doute un retour à Haïti des contredanses françaises, francisation de la country dance anglaise qui, immigrée à Cuba avec l’exode des colons français fuyant la révolte des esclaves en 1791, devint la contradanza, danza augmentée en danzón qui, avec la perte du z espagnol, deviendra le dansón, le son, matrice de grande part du folklore cubain.

Ces musiciens haïtiens me font penser aux compositeurs cubains, Manuel Saumell (1817-1870), et Ignacio Cervantes (1847-1905), pratiquement contemporains, qui intègrent des rythmes africains des anciens esclaves dans leur musique savante, dans la recherche qui s’instaure à cette époque, de musiques nationales, rythmes que nous avons dans l’oreille et surtout dans le corps, universalisés par la mode, même abâtardie, des danses de la salsa, terme générique réducteur de toutes les musiques, si nuancées, des Caraïbes. Le plus plus proche Ernesto Lecuona (1895-1963) sera aussi un grand protagoniste et propagateur de cette musique des Caraïbes, qui fera les beaux jours de la comédie musicale d'Hollywood, désormais universalisée en ses rythmes, tout comme le jazz, dont Célimène Daudet révèle et ravive les indispensables maillons méconnus.

Ce disque si attachant a un document passionnant Icônes vaudouseques. Loco (fou en espagnol) de Ludovic Lamothe le «Chopin noir» (inévitable et didactique manie d’assimiler l’Autre à nos références) où l’on sent, dans une cérémonie vaudou, le piétinement, le martellement de la terre par les pieds, dans un rythme de ronde qui devient de plus en plus effrénée, frénétique, une frénésie, cherchant la transe (plage 8).


Célimène Daudet Haïti mon amour

œuvres pour piano de Ludovic Lamothe, Justin Elie, Edmond Saintonge. Nomad Music

 


1. Ludovic Lamothe, Feuillet d’album no 1

2. Justin Elie, Chants de la montagne no 1 « Echo-Isma »

3. Ludovic LamotheDanza no 4Lamothe, Danza no 4.

4. Elie, Méringue populaire haïtienne no 2.

5. Edmond Saintonge, Élégie, méringue.

6. Lamothe, Danza no 1 « Habanera ».

7. Elie, Méringue populaire haïtienne n°4.

8. Lamothe, Icônes vaudouesques, « Loco ».

9. Elie, Chants de la montagne no 2, « Nostalgie ».

10. Lamothe, Feuillet d’album no 2.

11. Elie, Méringue populaire haïtienne no 1.

12. Lamothe, Danza no 3.

13. Frédéric Chopin, Chants Polonaisopus 74, « Printemps », transcription de Franz Liszt.

 

 ÉMISSION N° 520  de Benito Pelegrín : 26 avril 2021, podcast à venir


 

 


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