lundi, octobre 12, 2020

POÉSIE SYNTAXIQUE


MICHEL FALEMPIN

AFFAIRES DE GENRES

&

AUTRES PIÈCES DE FANTAISIE

Héros-Limite,

Éric Pesty éditeur, 173 pages

Style

         Sans le style, Madame Bovary n’est qu’un roman de gare. La littérature est d’abord un style, une écriture et, quand on aime la littérature, non au prisme d’un réalisme toujours impossible, non au registre épais des anecdotes, des intrigues narrées, au catalogue forcément limité et répétitif dont Aristote déjà fixa le répertoire théâtral il y a longtemps, c’est un style, une écriture qui fait d’abord littérature. Des écritures, les rhéteurs grecs, déjà, en fixèrent le nombre et caractères, attique, rhodien et asiatique, dont Falempin fait humoristique souvenance baroquisée (« Style asiatique », p.167-168), éventail stylistique d’ouvrant du bref et clair à l’ample et profus. Virgile les systématisera en trois genres, avec leur respectives syntaxe, lexique et images, humble, moyen et grand (ou sublime), du simple donc au complexe.

Complexée, la langue française, assiégée sur ses frontières par le baroque italien et espagnol, dont surtout la poésie affecte un sublime fait, non d’obscurité, toujours honnie, mais de « difficulté » initiatique, exigeant une participation active du lecteur, cherche une identité nationale dans une simplicité qui, si elle donne des chefs-d’œuvre aux XVIIe et XVIIe siècles, passées les libérations romantiques et réalistes du XIXe, va se clore et scléroser dans un appauvrissement syntaxique utilitaire, dans la noble ambition pédagogique de Jules Ferry de donner aux petits Français advenus de l’école obligatoire, avec des rudiments de calcul, une langue rudimentaire du bien écrire : sujet, verbe, complément, et une méfiance des adjectifs, héritage simplifié d’une langue supposée du décrété Grand Siècle, paradoxalement modèle des grammairiens  de la IIIe République fascinés par Louis XIV.

Le milieu du XXe siècle littéraire, comme Victor Hugo avait mis « le bonnet rouge » à son vieux dictionnaire du classicisme, rejetant les oripeaux du réalisme, de la sociologie et de la politique pour en revenir à la pure fiction délivrée des idéologies de la représentation, avec le retour du/au Baroque avait retrouvé, loin des écritures « blanches » et fades, l’ivresse de l’écriture colorée de sa propre liberté recouvrée, non sommée de l’assommante obligation de « dire quelque chose » mais de « se dire ».

Un réel révoqué

Nourri dans le sérail de la Bibliothèque Nationale et du Centre Pompidou, et non comme un Borges dans une bibliothèque imaginaire, aux sinon meilleures sources sinon océan des livres, Michel Falempin, volume après volume, cultive et cet antique héritage stylistique, sa résurgence baroque, et sa révolution libertaire émancipée du réalisme autre que celui de la forme, de l’écriture. De cette assignation du texte au réel, Falempin se gausse dans un humoristique « Avertissement » (p. 111-112), récusant « toute ressemblance », « vérité pratique », « faits et lieux » « criants de vérité », exigeant ou réfutant « Un peu de cohérence narrative » (p. 117).

Phrase

Non que le réel soit désavoué absolument, peut-être révoqué en doute finalement cartésien, mais il n’a pas la préséance et sa présence ne se donne, comme des éclats disséminés d’un miroir brisé, qu’à travers les coulées de longues phrases (p.97-98, 25 lignes, p 105-106, 34, 168-169, 28). Phrases qui ne courent pas à l’événement du sens, freinées par les accidents d’incidentes elles-mêmes accidentées d’autres incises, avec les chausse-trapes d’anacoluthes, ruptures de construction, de fausses sorties où les apparentes impasses des hyperbates, des inversions. Loin d’être ce mythique grand rêve innocent de la transparence des êtres et des choses,  l’idéal étriqué du Père Bouhours, fixateur du classicisme, pour qui la langue française, transparente et pure, coulait naturellement où sa pente la pousse, maîtrisée de haute main, la phrase de Falempin n’est ni un clair ruisseau, ni un long fleuve tranquille, son cours est ralenti, compliqué des nappes étales des écluses de parenthèse en tiroir (p. 10 et passim, une trentaine dès les premières pages de « Catabase »,  comme des haltes respiratoires sur l’escalade de pentes himalayennes, assorties des crampons de tirets, même si le titre dit une descente infernale !). Loin de la phrase académique hiérarchisée entre proposition principale et subordonnées de la grammaire traditionnelle, ces dernières, insubordonnées contre le supposé centre dictateur de sens de la principale, prennent le pas, le noyau du prédicat de la linguistique moderne noyé dans des syntagmes circonstants eux-mêmes drapés d’adjectivations périphériques, les substantifs flanqués et feutrés d’adjectifs en file :

« …un être jeune, céleste, ambigu, obscur, exotique, naïf… » (p. 52) ; « …un autre visage, barré, griffé, rythmé voire scarifié… » (p. 123) ;

ou souvent surprenants, antéposés :

« l’inapproprié véhicule », «  dilatoire trajet (p. 27),  «  le couloir à la blanche catastrophe » ; « les globuleux corymbes d’une boule-de-neige qui formaient une préface florale temporaire » (p. 59) » ; « …saisonnières fleurs blanches appuyées d’une végétation profuse, poussiéreuse, parasite… » (p. 60), « grisâtre immobilité » (p. 66).

         Ce sont des unités minimales simples, ce que j’appelle architexture, posées sur l’architecture complexe de la phrase frappantes des inversions, les hyperbates  en faveur chez les baroques : 

    « Sans doute, un lieu existait de ce nom » (p. 9) ; « sa quête (dont la forme réaliste et non moins intermittente que la lecture était d’un voyage) » (p. 28) ; « hanter assez qui justement la hanta qu’à la fin il l’écrive » , « on se ferait de l’écrire, une raison. » (p. 56) ; « c’est quelque chose en quête de quoi je suis parti. » (p. 70) ; « une terrible porte, celle qui, depuis le méchant salon sur le vestibule aux gravats, donne. » (p.79)

Transgressions

Sous couvert génétique de grand-père sinon grand-mère, les transgressions de la grammaire sont assumées et revendiquées avec humour : « c’est ici contre l’usage s’exprimer », d’un « monde qui se dérobe à l’inflation verbale, la logique », « ne méprisant pas de faire violence à l’usage » (« Autoportrait en aïeul présomptif », p. 81). Et, dans le même « Pièce », plus loin, une longue inversion, sous ironique prétexte testamentaire, sonne comme une profession de foi littéraire :

« Un destinataire naturel le priver de son bien, un écrit, toutefois, le peut, que l’on appelle codicille, clause, réserve – tout ajout testamentaire qui retire ou retranche ou détourne : mais ici c’est « retourne » qu’il faut écrire à propos de qualités dont on hérite d’un pseudo-donataire et c’est un défi littéraire pur que de pratiquer ce genre juridique singulier, sans autre bien à en attendre en héritage que l’honneur artistique et vain de le relever. » (p.82)

Inversions

Anacoluthe, ordre des mots bousculé, inversion : « quand il s’agit justement de paraître, mais comme dans l’affaire dont il est question, de paraître il ne s’agissait nullement devant qui que ce soit de connu, un tel soin frise l’absurdité. » (p.17) ; « Si, de cette veine-là, des écrits j’en ai commis plusieurs… » (p. 87) ; « tant qu’à la fin, sur mon pantalon, je l’essuie » (p.90) ; « de travailler, je le feindrai encore » (p.91) ; « Depuis qu’il y fut recouru comme à un passage obligé, à quelle usure un air de rien ne se trouve-t-il pas soumis ? » (p.109) ; « d’aller si loin, il n’est pas nécessaire. »  (p.81) ; « si à cette maison des fenêtres l’on consent, si pour ces dernières à des vitres l’on se résigne… » (p. 121).

Périphrases

L’expression est directe rarement : « j’y fus aussi peu malheureux que possible » (p. 66), pour « heureux » ? Périphrase et inversion se conjuguent pour dire la dernière heure, la mort : « Avant la dernière, du nombre d’heures dont j’aurai encore la jouissance, le secret est bien gardé par cette maison » (p. 65) ; « un peu d’herbe de Virginie soufflée dans son nez en guise d’encens » (117), dans un nuage, dit la fumée de tabac.

Cette prose, dont la complexité phrastique nous semble relever de la poésie, cette intensification de la langue inattendue en en déjouant les usages quotidiens, attendus, tire aussi son énigmatique charme parfois par des rencontres de sons, qu’il serait trop long dans cet article qui l’est déjà trop de disséquer, posés sur l’incantation de rythmes, ternaire ici : 

« céleste, naturelle et nocturne », « une place ou scène ou arène ; » (p. 7) ; « qu’elle imite, qu’elle aime et qu’elle ne tait » (p. 20) ;  « «un arabe, un janséniste, un réformé » (p. 87) ; « hâbleur, malhonnête ou pis » (p.88),

ou des coupes métriques jouant les décasyllabes jouxté d’un hémistiche d’alexandrin :

« Que Caran d’Ache fût une personne, / longtemps je l’ignorais » (p. 14), ou frôlant l’alexandrin: « Il pleuvait d’abondance, ce soir-là, à Paris, / sur la place Caran d’Ache » (p. 7), etc

Bris de réel

Ce n’est pas que le réel soit évacué, si révoqué et simplement évoqué par de brefs éclats de puzzles lexicaux auxquels des termes récurrents renvoient, et même d’une lointaine pièce à une autre comme « L’existence de la rue Lepic » (p. 137) finale rappelle l’inexistence de la place Caran d’Anche du tout début, place onirique passant du rêve à la réelle écriture de la rêverie,  à la vive envie de vérifier un rêve, ses rives à la dérive onomastique, dérivation et divagation de la ville à la banlieue d’une rue frontière, d’un nom personnel et pseudo, intrigue nominale, onomastique, dans « Mon nom de jeune fille ».

 Avec un incipit à la cryptique allusion à « une sorte de confession »,  entreprise « sans exemple » qui renvoie sûrement à celui des Confessions de Rousseau,  « Affaire de genres », pose un génériquement indéfini personnage qui, à l’inverse de l’égocentrique confidence personnalisée du philosophe, prend la pose et se propose de « se faire prendre pour un ou une autre » (p. 17), on traduit : « se travestir », dans un récit et voyage traversés, en train intermittent, de renvois au genre, sexuel, « asexué », vers un mythique « château » et « châtelaine »,  « asexuée », à la Grand Meaulnes, auquel la fréquence de « conte » renvoie au pays encore des songes.

Très poétique dans cette âme prêtée à une maison, objet non inanimé, mais humainement reconstruite, délabrée, sur des bris, débris, gravats, gravillons, qui, pierre à pierre, auront provoqué un rêve de cataclysme guerrier, « Efforts de guerre » déploie tout un champ (de bataille) lexical  et grammatical  guerrier, sur les effets et méfaits de la guerre, les vertus morales d’héroïsme, d’un héros narrateur  dans les ruines et décombres, qui se voit aussi en Solitaire de Port-Royal, ermite, cénobite,  expiant quelque péché ou crime dans cette « thébaïde » louée à un bailleur, reclus, enclavé en soi sans doute pour écrire, ayant rêvé  en pyramide de boulets les boulets de charbon de la cave, en engins à chenilles, les tanks, les engins agricoles et, en camp frontalier ennemi, un paisible campement de nomades. Comme la jeune fille souriante rêvée sur le seuil, des visions de mobilier doucement banal, pendule, calendrier, porte-parapluie, des éclairs ou des reflets de réel d’intérieur pictural ou cinématographique :

« l’ombre au moins de ma main remarquée sous la lampe et le souvenir d’un reflet surpris dans la grande armoire à glace » (p.62).

Sans doute la plus simple des « Pièces », « Autoportrait en aïeul présomptif », avec son air de rien de manifeste littéraire, farde l’angoisse de la maladie, des maladies, sous un humour souvent noir de tabagisme et gris grinçant de réprimandes conjugales.

 Inversée « Catabase » montante, plus difficile à escalader en ses sommets virtuoses vertigineux, et malgré les paliers de sous-titres que l’auteur nous accorde, on s’encorde, pour grimper, à des références culturelles, de simples noms, auxquels on s’accroche, se raccroche en avouant qu’on pressent, mais ne sait trop, quels abîmes de sens, de sous-entendus cache ce glacis culturel : certes, clins d’œil en passant à Góngora (modèle en phrase et aveuglante obscurité) et son admirateur Mallarmé, Cervantes et son friable et fragile Licencié de verre sur les pentes verglacées, Nietzsche et ses randonnées alpestres, Descartes, l’existence de Dieu et le Dieu menteur, ses réfutations, sa retraite en son « poêle », son Malin Génie qui devient Malien, des clavecinistes dont le mystérieux et malheureux claveciniste Blancrocher (ou Blancheroche) dont il reste un « tombeau » de ses amis musiciens Froberger et Couperin, après sa dégringolade non des gammes mais des escaliers meurtriers de sa demeure.

Intrigue

Texte nourri d’érudition sans cuistrerie, en allusions secrètes telle « Cette glace ne réfléchissait rien » (p.123), qui ferait mieux de réfléchir avant de renvoyer un reflet, semé de jeux de sons, de sens, paradoxes d’oxymores, de « l’immaculée souillure », à cette « pérennité qui était éphémère » (p. 123), cette virtuosité verbale se plaît à de piquants archaïsmes terminologiques, ou termes rares, sertis, défiant la rigidité prêtée au français canonique, dans la souplesse d’une phrase agilement contorsionnée avec une jouissance de retour latin aux origines. Délectation de la langue, l’intrigue, c’est la syntaxe intrigante, mystérieuse qui love en ses volutes ou raideurs échelonnées de construction, des fragments éclatés d’un réel qui en devient onirique : poétique.


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