dimanche, janvier 12, 2020

LE VEUF JOYEUX OU LE SERIAL MONOGAME


LE VEUF JOYEUX OU LE SERIAL MONOGAME



BARBE-BLEUE

Opéra-bouffe (1866)

de Jacques Offenbach

Livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy

Opéra de Marseille,

3 janvier 2020



         Monogame en série

         Pas la veuve, Barbe-bleue, mais le veuf joyeux comme il se définit lui-même : « O gué, jamais veuf ne fut plus gai ! » mais étrange mono-manique du mariage qui semble ne pouvoir accéder à la femme que dans le cadre de l’institution matrimoniale. Comme Don Juan, épouseur à toutes mains, que j’ai défini ailleurs comme un serial monogame, Barbe-bleue, même pas polygame, s’il les cumule, n’a jamais qu’une femme à la fois, « Una a la volta, per carità ! », dirait Figaro : à chaque coup, on ne sait si c’est l’amour avec un grand A, en tous les cas, sûrement pas avec un grand tas. Même s’il a de la culture picturale (« C’est un Rubens ! », apprécie-t-il Boulotte), il ne cultive pas un harem, ne sait pas jouir des collections avec le plaisir comparatif, ni de celui de la séduction donjuanesque, ni même, pervers, du viol : Barbe-bleu mande un émissaire pour lui choisir une femme en bonne et due forme légale, vite informée létale pour la belle, consumée dès que consommée. Il ne jouit donc, ou guère, apparemment, ni de la femme, ni du mariage mais du veuvage, comme il le chante et danse : mais ne supporte pas le vide de la viduité. Qu’il faut vite combler, comme une fosse, commune pour ses épouses.


         Actualités et actuel : féminicide

         Après Orphée aux Enfers (1858), La Belle Hélène (1864), et la même année que La Vie parisienne (1866) ce Barbe-Bleue d’Offenbach, Meilhac et Halévy, est tiré du conte de Perrault mais tiré, sinon par les cheveux, par sa pilosité abondante vers les sommets du burlesque qui décoiffe sans raser. Mais, par ces sombres et tristes temps de harcèlement sexuel, de violences faites aux femmes, de féminicide, de révolte féminine enfin de @metoo, ce Barbe-Bleue, parodiant et détournant le conte éponyme de Perrault, non seulement n’a pas perdu un poil de sa vive verve satirique d’autrefois mais recouvre une vivante veine dans notre actualité.

         Dans une lumière blême (Joël Adam), le rideau se lève sur un livide décor guère décoratif de Chantal Thomas qui défrise les fées des contes : pas de cadre bucolique,  pas de chaumière et deux cœurs de la pastorale où deux étourdis tourtereaux, sur un air de bergerette XVIIIe siècle, n’effeuillant même pas la marguerite, se content fleurette, même si Fleurette, la délicieuse et délicate Jennifer Courcier ne s’en laisse pas conter par l’agile et habile Saphir, l’élégant Jérémy Duffau à la mèche folle en salopette, guère salopée, de travail de prince travesti. Mais la rudesse rurale d’un hangar en tôle au lieu d’un agreste toit de chaume et, s’il y a de la paille, c’est en ballots et, en tas, du fumier, du purin où s’embourbe le pied. Du pauvre linge étendu, une bicyclette, une niche délabrée désertée de chien, un abris-bus guère abritant d’un lieu en déshérence, par le comte Barbe-bleue laissé pour compte, qui y cherche pourtant le sien, les siennes, ses proies, après avoir envoyé en préliminaire mission de chasse à la vierge, à la rosière, son frêle mandataire tourmenté Popolani, en imperméable, perméable par le bas à sa blouse blanche d’officiant médical occulte de la clandestine morgue comtale.


Allures et figures de dégénérés par la consanguinité sans doute, une rustaude population rustique, aux ternes costumes de rustres mal payés, ne payant pas de mine, aux trognes renfrognées, aux gestes à l’unanimisme saccadé de pauvre culture mécanique agricole. Atmosphère de poisse, poissarde de malaise rural, d’occultes drames, alourdie des manchettes placardées de journaux à sensation, sur cinq colonnes, tronquées à nos yeux pour que l’angoisse soit plus grande qui, évoquant des disparitions mystérieuses de femmes, planent, pèsent et plombent le moral.

En somptueuse et silencieuse limousine (mode actuelle des scènes devenues vraies garages), marque Jaguar pour le prédateur, longue et noire comme un corbillard, manteau de cuir noir, œil charbonneux et raides cheveux aile de corbeau funèbre, gominés de danseur de tango sur barbe taillée bleuissante, déboule Barbe-Bleue. Commence son lamento éploré, son récitatif accompagné d’opéra tragique entre Gluck et Verdi, sur les  malheureux accidents répétés qui lui arrachent successivement ses femmes et, après une cadence cascadante, hoquetante, virtuose, une puissante envolée lyrique  aux aigus éclatants et tranchants comme des lames, le voilà tout guilleret, « o gué !, le veuf le plus gai » et dansant avec une souplesse étonnante et détonante par rapport à son corps massif : loin de détonner en passant avec naturel du parlé au chanté (exercice dont on ne souligne jamais assez la difficulté et le danger pour la voix), en rien laconique, Florian Laconi déploie une généreuse prolixité vocale de ténor lumineux dans l’aigu, sombrant dans des graves sépulcraux (« Je suis Barbe-bleue »), repris par le chœur frissonnant (Emmanuel Trenque) dans une admirable unanimité  d’automates entre le respect et la crainte.

La rosière couronnée, l’affaire enlevée, c’est l’élèvement, l’élévation et l’enlèvement, sur une remorque de tracteur, de la belle Boulotte au rang d’épouse, sur l’ironique refrain à l’orchestre : « Il pleut, il pleut, bergère ». Barbe-bleue proclamera en haut lieu sa révolution : le prince épouse la bergère à la barbe des nobles aïeux.


         La barbante barbe

         On n’y songe pas forcément en se rasant tous les jours, ou en ne se rasant pas selon la rasante mode actuelle qui transforme les jeunes gens en visages pâles ou sales, la barbe ne fait pas le mâle. Elle le défait plutôt : trop affirmer la virilité, c’est l’infirmer puisque cela prouve qu’elle n’allait pas de soi, mais de poils et si c’est affaire de poils, elle ne tient pas à grand-chose. Dans un pamphlet ancien, je me demandais ce qui poussait les hommes jeunes à laisser pousser leurs poils, à passer pour des barbons, avec tout ce que connote la barbe de barbant, barbifiant. Doutent-ils de leur masculinité au point de se rassurer, comme des adolescents, par le poil au menton ? On n’affiche jamais de signe sexuel que ce qui manque à sa place, comme dit Lacan. Mais sans être psy, on vous dira, machos barbus, que loin d’affirmer la virilité, la moustache laisse inconsciemment parler la féminité : elle transforme la masculine bouche en sexe féminin, en sourire non vertical, mais horizontal.


         Sur la foi foisonnante de cette barbe, on prête voracité sexuelle et férocité à Barbe-Bleue. Mais on pourrait se demander si, en fait, il n’épouse et tue ses femmes que pour trouver celle qui lui permettra enfin d’éveiller ou réveiller une libido défaillante, de dissiper les angoisses de l’épouseur à toutes mains, auquel il manque la troisième main, disons le membre essentiel de la réalisation sexuelle. On comprend ainsi le sursaut de désir qui le secoue à la vue de la bien roulée Boulotte à boulotter : « Un Rubens ! », donc, s’écrie et s’extasie le connaisseur en esthétique mais non éthique en découvrant la pas étique ni pathétique, mais la plus allurée et délurée des bergères, incarnée en belle et bonne chair et voix par la pulpeuse sinon palpable Héloïse Mas, pas morne plaine paysanne comme les autres mais saine et plantureuse plante pleine en ronde-bosse, bel abattage et beaux abattis, irrésistible Bernadette Laffont campagnarde, propre à vivifier un mort. Mais notre Barbe-bleue est peut-être frappé par le syndrome de Stendhal qui avouait rester sans arme virile face à une femme trop belle et trop désirée.




En tous les cas, intronisée comtesse dans le somptueux palais, Boulotte, boule follette dans le raide jeu de quilles de la cour, timbre voluptueux et langue bien pendue de Madame Sans Gêne, gêne aussitôt son époux. Qui, lui préférant la princesse Hermia qui se marie, manie du mariage, aspire aussitôt à épouser cette dernière et voue sa femme à la morgue où sont méthodiquement rangées en leur tiroir réfrigéré ses précédentes moitiés. Se mettant à table (d’autopsie), scène terrifiante, Barbe-Bleue vante avec fierté à Boulotte son palmarès conjugal et mortuaire, ce caveau de famille, et lui montre, ricanant de sadisme, le casier à son nom qui lui est déjà destiné. Il commet le soin de la tuer à son médecin spécialisé affecté à (par) ce service.

Popolani, en imper mastic trop court, silhouette de détective inachevé tombé des faits divers criminels des journaux, sous lequel pointe le médecin appointé aux basses œuvres du comte, c’est l’excellent Guillaume Andrieux, modeste petit moustachu, apparemment souffreteux, souffre-douleur souffrant mal les caprices cruels du maître. Mais, à la barbe de Barbe-Bleue, l’avisé Popolani, y retrouvant les couleurs qu’il perd dans la morgue, sans morgue aucune, s’y retrouve en menus plaisirs avec ces dames reconnaissantes, qu’il a endormies et non empoisonnées ! Bref, le petit homme célibataire cocufie le multiple marié, on dirait post-mortem si ces belles n’étaient grâce à lui bel et bien vivantes.


Et c’est le beau défilé chantant de ces beautés chorales sorties du placard, du rancart sans rancard, poulettes mises non au frigo mais au chaud du bordel personnel ou du poulailler par l’homme de l’ombre Popolani qui, sans être le coq du village, est un coq en pâte dans son caveau sépulcral ! Il a sa revanche et offre aux femmes maltraitées la vengeance contre le brutal barbu : « @metoo » peuvent-elles chanter, pardon, ‘Moi aussi’, chacune y allant de son couplet sur le temps que dura sa romance conjugale avec Barbe-Bleue. S’il les a eues une à une entre les bras, il les aura toutes sur le dos ! Brûlante actualité.


Des basses fosses du château du comte, on repasse aux fausses risettes et vraies bassesses de la cour, de la basse-cour tant le revêche roi Bobèche fait baisser l’échine souple de ses courtisans, rangés en rang d’oignons de légumes en série par le comte Oscar, féru d’étiquette (s) qu’on dirait marchande tant ces gens-là sont prêts à se vendre, tournant au doigt et à l’œil du protocole infligé sadiquement. C’est l’occasion, pour Francis Dudziak, aux mines d’enquêteur espion, sanglé dans sa gabardine au premier acte, d’un superbe numéro éclatant de vitalité ironique dans ses couplets sur le bon courtisan, l’air le plus célèbre de l’œuvre. Satire de toute cour, certes, mais il serait un peu court de n’y voir pas des pointes aux fastes impériaux extravagants de celle de Napoléon III et d’Eugénie de Montijo, monarques parvenus d’une gloire usurpée.

Certes, nous avons perdu des codes, des clés des pamphlets d’une œuvre trop ancrée dans son temps, par ailleurs bien contrôlée par la censure. Ce grand et clair salon du palais, fauteuils et canapé rococo pour parois déjà néo-classiques, n’est pas dans le style Napoléon III, cossu et rebondi, aux rouges et violets caractéristiques, aux lourds brocarts et velours. Mais, sans vendre la mèche, dans les scènes de ménage entre le roi Bobèche rageur exécuteur des galants de sa femme (chauve ébouriffant, décoiffant, ricanant Antoine Normand) et sa guère clémente Clémentine de femme, Cécile Galois, voix royale, plutôt impériale et impérieuse, majestueuse sur canapé trônant, tiare en tête chez les tarés, dans ce couple aigri, en guerre, il n’est pas interdit de voir la mésentente cachée du couple impérial, par plaisante inversion —sinon sexuelle— de sexe :  ici, c’est elle l’infidèle, contrairement à Eugénie, puritaine et glaciale, tandis que Napoléon III, à l’inverse, avait un appétit sexuel bien connu, priape impérieux plus qu’impérial visiblement ému sous l’étroite culotte (on ne portait pas de discrets pantalons) à la moindre vue d’un jupon, à la vue de tous, de toute la cour, ce qui lui valut nombre de sobriquets sexuels.

Mais c’est aussi d’autres palais d’aujourd’hui, avec leurs scandales jamais secrets grâce à la presse people, à romance et scandale, qui orne des murs qui ont des oreilles et des yeux pour la joie des paparazzi, avec, sur le couplet détourné du cartel de Robert le Diable de Meyerbeer, le défi chevaleresque en duel du Prince charmant au burlesque Barbe-bleue perfide. 


À la tête de l’Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille, Nader Abbassi, dont on sent la jubilation, mène son monde tambour battant, battue souple et précise, dans la respiration vive de la musique sans jamais la presser ni en oppresser les chanteurs sous prétexte de comique. Et le dira-t-on jamais assez ? L’équilibre exact entre la parole et le chant sans qu’on sente de longueur et l’aisance de tous ces acteurs chanteurs à passer de l’une à l’autre.

Subtile et utile mise en scène de Laurent Pelly, qui règle son compte au conte en en soulignant, révélant, sous l’irrésistible drôlerie de l’œuvre bouffe, la noirceur de sa matière, réglée en mouvements et jeu comme une partition de musique. Un Barbe-Bleue au poil, pas barbant, poilant, désopilant, etc.


Barbe-Bleue
Opéra-bouffe de Jacques Offenbach,
Opéra de Marseille,
28, 29, 31 décembre 2019, 3 et 5 janvier 2020

Coproduction Opéra de Marseille / Opéra National de Lyon 

Direction musicale : Nader ABBASSI
Assistante à la direction musicale :  Clelia CAFIERO

Mise en scène et costumes : Laurent PELLY
Adaptation des dialogues : Agathe MÉLINAND
Décors : Chantal THOMAS
Lumières : Joël ADAM
Collaborateur à la mise en scène : Christian RÄTH

 Collaborateur aux costumes : Jean-Jacques DELMOTTE

Boulotte : Héloïse MAS
Princesse Hermia, Fleurette : Jennifer COURCIER

Reine Clémentine : Cécile GALOIS
Barbe-Bleue : Florian LACONI
Popolani Guillaume ANDRIEUX
Prince Saphir : Jérémy DUFFAU
Comte Oscar : Francis DUDZIAK
Roi Bobèche : Antoine NORMAND
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille 

Photos Christian Dresse 
1. La belle et le beau (Duffau, Mas) ;
2. Popolani et Oscar (Andrieux, Dudziak);
3. Boulotte et le prédateur (Mas, Laconi) ;
4. Madame Sans-Gêne à la cour du roi Bobèche (Laconi, Mas, Gallois,Normand) ;
5. La morgue matrimonaile (Mas, Laconi);
6. Barbe-bleue demande en mariage Hermia (Laconi, Galois, Normand);
7. "Gai, gai, marions-les!" Zaphir et Hermia (Duffau Courcier).




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