mercredi, juin 05, 2019

TRAGIQUE BOUFFON


  
Rigoletto



opéra en un prologue et trois actes (1851)



Livret de Francesco Maria Piave 



d’après le Roi s’amuse de Victor Hugo,



Musique de Giuseppe Verdi



Opéra de Marseille, 4 juin 2019


L’œuvre
         Tout en reconnaissant la supériorité de l’opéra sur le théâtre, qui permet, comme dans le fameux quatuor de Rigoletto, de faire parler plusieurs personnages en même temps, Victor Hugo avait interdit que l’on posât « de la musique le long de ses vers ». Il ne fut heureusement pas écouté : qui se souviendrait de son drame de Le Roi s’amuse sans la version lyrique de Verdi ?

         Le Roi s’amuse échoue en 1832 mais Francesco Maria Piave en tira un livret génialement condensé auquel la musique de Verdi donna en 1851 une portée humaine archétypale et un succès universel jamais démenti depuis, malgré les traverses de la censure obtuse de l’époque et les dédains minaudiers d’une critique éprise de doucereuses fadeurs. Mais le public ne s’y trompa point, qui fit de l’œuvre un des succès les plus justement populaires du répertoire. Si François Ier est transfiguré en Duc de Mantoue pour satisfaire la bienséance politique qui n’admet pas un roi immoral, la trame n’en perd pas de sa puissance.
Sans le medium archétypal de la musique de Verdi, comment la phrase prêtée au galant roi Français, désabusé (ou abusé par la fausse santé d’une femme qui l’avait affligé d’une MST selon une facétieuse version) « Souvent femme [a]varie, bien fol est qui s’y fie », qu’il aurait gravée de sa bague sur un vitrail, serait-elle connue de l’univers ? Avec l’élégante désinvolture de l’air virevoltant du Duc, en italien :
« la donna è mobile, qual piuma al vento, /muta d’accento e di pensier » 
ou, rendant à César ce qui est au César roi, le français : 
« Comme la plume au vent,/ Femme varie : / Fol qui s’y fie / Un seul instant. »
 Air et paroles gravées non sur la fragilité du verre mais dans la mémoire humaine collective. Pouvoir des mots et de leur adéquation musicale. Pouvoir de Verdi.
À sujet fort, force et expressivité d’une musique toujours étonnante d’inventivité mélodique sans cesse jaillissante : élégance extérieure d’un souverain libertin vulgaire et d’une cour raffinée mais confinée aux bas instincts, basse et grasse complaisance aux caprice du puissant ; laideur et difformité du bouffon bossu Rigoletto, complice empressé des petitesses des grands mais qui cultive au fond de lui, et en secret, la beauté d’un amour pour sa femme perdue et la pureté sa fille qu’il entend préserver, en tyran jaloux, de la dépravation morale du monde : c’est quasiment Quasimodo amoureux d’Esméralda dans Notre-Dame de Paris, rédemption et tourment. Grain de sable dans la machine bien huilée des cruelles facéties des courtisans, cyniques pourvoyeurs en gibier féminin facile des tocades de leur maître : la malédiction d’un père outré de l’outrage à sa fille et dont l’imprudent bouffon se moque sans pitié. Ce thème, qui sonne dès l’ouverture à l’orchestre, pèse comme la fatalité antique sur les épaules du bossu et le poursuit jusqu’à la tragique fin où le père est puni par où il avait insulté un père. Mais du lever de rideau à la fin, ce héros difforme, choquant pour la bourgeoisie du temps, passe par une gamme large de sentiments humains : sarcasmes grossiers, mépris, crainte superstitieuse, remords, amour et jalousie envers sa fille, détresse, révolte, supplication, vengeance, désespoir. Et cela, dans une continuité dramatique toute neuve pour l’époque, que la musique exprime avec une rare et efficace économie de moyens, dans un flux mélodique continu plus que dans des morceaux à découpe traditionnelle, même les airs du Duc et de Gilda (états d’âmes opposés des jeunes héros, rêverie de jeune fille, déception amoureuse et désinvolte et élégant cynisme du séducteur) sont intégrés à l‘action.


Réalisation
         Décor
On avait aimé cette production de Charles Roubaud et de son équipe dans la pierre grandiose d’Orange. Ce que l’on perd en espace, on le gagne en intense et intime proximité.
Scénographie d’Emmanuelle Favre au symbolisme puissant : pesant, posée de côté comme une titanesque tête de colosse antique chu et déchu des vaines souverainetés instables, le Fou aux échecs le plus proche du Roi, cette immense marotte, sceptre de Carnaval futile et infantile prêté à la Folie, attribut du fou du roi, surmonté d’une tête grotesque agrémentée d’un capuchon bigarré, garni de grelots, gargouille grimaçante, longue langue toboggan pendante, dégueulante gueule à gueuserie, calomnie et vilenie, hochet dérisoire de gloires du monde immonde. D’abord dans la grisaille du doute d’une ruine antique, soudain éclairée cruellement de la lumière crue de Marc Delamézière de rouges sanglants, encore plus effrayante dans l’intensité plus intime d’une scène close d’opéra. Sa hampe, le manche incliné de la marotte est une longue rampe sur la pente de laquelle on verra d’abord évoluer les danseurs farandolesques de la fête orgiaque puis Gilda, fragile papillon virevoltant comme sur le fil dramatique de son destin.

Des vidéos poétiques de Virgile Koering habilleront la tête de feuillages mouvants d’ombreux jardin émouvant de Gilda où la jeune fille, lovée ou posée au sommet, semble un fragile oiseau rossignolant en nocturne d’amour naïf dans son nid douillet, soudain dévasté par la violence des hommes qui l‘en arracheront.  La projection d’images pare aussi la rampe d’une colonnade classique et d’arcs de ville idéale de la Renaissance, creusent de ténèbres la nuit du rapt et l’antre funèbre de Sparafucile à la fin.
Deux tables de cocktail dressées avec des lampes Art Déco, complètent le dispositif finalement sobre, une paradoxale épure de décor signifiant qui occupe le plateau mais laisse tout entiers, singuliers, solitaires dans la foule, les héros livrés à leur concrète et humaine passion.


Époque
La pièce originale est historiquement située dans la Cour de François Ier et l’opéra chez un vague Duc de Mantoue, sûrement pas le délicat esthète, éclairé commanditaire et mécène de Monteverdi, mais les jeux de pouvoir et de plaisirs sommaires présentés par l’œuvre n’ont pas de date : ils ont l’intemporalité vulgaire que prête l’argent et ses faciles séductions, existant à toute époque.
La localisation historique est celle des costumes, pour le coup raffinés et élégants de Katia Duflot, issus des Années folles entrant dans les 30, comme d’une guerre à l’autre, mais cela fait sans doute sens : au sortir de la folie de la Grande Guerre, ces années dites « folles », on comprend le frénétique désir vital de jouer et de jouir, le besoin de rire de tout à tout prix au bord d’un autre gouffre : « le gibet est près de l’autel » dit Rigoletto, le fou, produit symbolique de cette société qui veut encore rire avant de repleurer.
         Hommes en sobre smoking noir, à la fugace exception de Rigoletto en jaune paillard doré du bossu cossu, cocu d’avance et du Duc pailleté, noire frise masculine allégée des somptueuses robes longues, pastel, épousant, ou plutôt caressant avec volupté les formes des femmes, les chutes de reins mises en valeur, passée la folie court chevelue et vêtue des Garçonnes de la génération précédente. L’élégance, du moins son apparence, s’achète et cher. Une ostensible et outrancière débauche de luxe et luxure d’après l’an 29 de la crise et de la dépression mondiales —pas pour tout le monde. Un bordélique ballet sur le fil du couteau de la rampe et une sorte de Joséphine Baker avec un « truc en plumes » de la vie en rose bonbon pour des richards ne broyant pas le noir, donnent un relatif ancrage historique mais débordé par l’intemporalité de cette jet set internationale d’aujourd’hui, riches et nouveaux riches paradant, se pavanant, plus que du champagne à flot, ivres de leur vide.

         Lumières éblouissantes, les ombres viendront après, inquiétantes. Pas d’enjeu artistique élevé dans cette basse Cour : bombance et bamboche, débauche d’une belle brochette de poules, poulettes de luxe, banquet et banquettes, niches et creux pour s’ébattre et, pour tout divertissement à leur niveau, une farce grossière, prolongement d’un soir d’ivresse de nobles dépenaillés, encanaillés, éméchés, montée comme l’alcool à la tête pour se moquer du moqueur amuseur professionnel : le bouffon, bouffi de sa suffisance à faire rire et caresser dans le sens du poil les puissants du monde qui condescendent à le nourrir et à le fréquenter, le déclassé, exilé, venu d’on ne sait où, adulant sans illusion des gens qu’il méprise. C’est l’éternel amuseur public et privé, privé de vergogne, qu'infligent aujourd’hui tant d’émissions où seul importe le rire, audimat et pub obligent, qu’importe la recette, à n’importe quel prix : celui que paient les autres.  À courtisans, courtisan et demi, c’est contagieux, le fol ne sert pas follement à l’édification du sage, il l’englue : il vaut mieux être fou avec tous que sage tout seul, comme dit Gracián repris par La Rochefoucauld.

Mais Rigoletto, cherchant la promiscuité des grands, est petit et seul. Bien qu’inférieur socialement, aux nobles ignobles, il se juge moralement supérieur à ses maitres qu’il sert sans grands problèmes de sa noble conscience. Charles Roubaud, avançant habilement une scène, un mimodrame, sans parole ni chant, nous montre d’abord le héros, enfilant, comme Canio le Paillasse tragique, son costume, sa veste dorée sur tranche de bouffon. Critique, le juge se jauge sans s’admirer, se mire tristement dans son miroir de professionnel de la mascarade, du masque social à offrir, s’afflige in petto de sa difformité de bouffon mais ébouriffant ses cheveux, vérifiant ses disgrâces et ses grimaces, la cultive, la souligne pour faire adhérer cette image qui le blesse en profondeur à celle qu’on attend de lui en surface.
Interprétation

La scène de la méditation sur soi viendra après, sûrement l’un des meilleurs moments de  Nicola Alaimo seul, en paix avec un orchestre en sourdine le suivant presque librement dans ce long monologue récitatif, presque enclos entre les deux parenthèses d’angoisse de «Quel vecchio maledivami », ‘Ce vieillard m’a maudit’, poids de la malédiction qu’il va traîner, l’entraînant vers la tragédie. Il sera moins à l’aise, cloué à l’avant-scène et rivé sur le chef, la peur de la mesure, du tempo, lui fait sans doute manquer la démesure du moment dans sa longue scène avec les courtisans qu’il maudit vainement, ce rythme tragiquement pantelant et haletant de la haine, de la vengeance, convenant moins à son immense voix d’airain et à la prudence de sa prise de rôle.

Il semble même freiner l’émotion de la Gilda de Jessica Nuccio qui nous avait tellement charmés et émus dans l’acte précédent : voix longue, facile, musicale, timbre rond, doucement charnu, dont les vocalises semblent tout naturellement jaillir, perlées, emperlées dans une souple, ligne de chant et un phrasé impeccables, capable de force dramatique. Au Duc de Mantoue, Enea Scala prête sa silhouette juvénile dans l’âge plein d’ardeur, de vigueur physique évidente, de puissance audible  d’une voix lumineuse, pleine d’assurance dans les aigus, des si qu’il lance sans hésitation, avec arrogance ou imprudence, assez habile pour les rattraper comme à la volée quand il semblait en perdre la pleine rondeur. Finalement un panache vocal qui convient à celui du personnage aventureux qu’il campe : alors qu’on lui sert des cailles sur un plateau, il part lui-même à la chasse, courtise une belle inconnue, la conquiert amoureusement seul, mais ne refuse pas, après en avoir proclamé l’amour, qu’on la lui remette, frauduleusement, entre les bras, entre les draps. On admire la tranquillité sereine de la Giovanna de  Cécile Galois qui accepte avec naturel la bourse du Duc déguisé en étudiant pauvre pour l’introduire chez Gilda, veillant le jour sur la vertu d’une jeune fille confiée à ses soins par le père et la vendant la nuit, duègne ambiguë et maquerelle à la fois.

Ombre de la mort, le Sparafucile de Alexey Tikhorimov a la voix noire et profonde, sépulcrale, des caveaux, avec, cependant, comme la chaleur maternelle d’un chaud manteau de repos, de paix infinie. Élégante dans sa robe rouge de vamp longiligne et talons hauts, Annunziata Vestri, en est la digne sœur fatale par la noblesse sombre de la voix, en rien vulgaire. Sa dignité physique rend plausible que le Duc passe de la Comtesse Ceprano, la somptueuse et aristocratique Laurence Janot à cette comtesse non aux pieds nus, mais digne d’un autre sort :  son amertume amusée et désabusée face aux fleurettes fanées de trop d’usage du galant, signent la profondeur de la femme blessée, grande âme trahie par la vie ;  ses scrupules moraux s’opposent à la morale professionnelle de son frère : le code d’honneur de deux anti-héros sans blason : réussite aussi de cette production de Roubaud, ce couple fraternel de la mort mercenaire comme un honnête métier.
Le Comte Ceprano, tendre (on l’en félicite) pour le caniche de sa femme sous le bras, sans doute lui aussi toutou de la grande dame, ce qui rend sa stature et grande voix  de baryton d’une fragilité touchante, est  Jean-Marie Delpas, pris aux pièges des jeux de la cour peu courtois du Duc sur un rythme de menuet rappelant celui des manœuvres de Leporello pour favoriser celles de son maître Don Giovanni comme Rigoletto celles du Duc. Autre victime d’envergure, le Comte Monterone de Julien Véronèse déploie les foudres vocales noires d’un Commandeur annonçant l’enfer de l’outre-tombe. Le Marullo, auquel Rigoletto fera vainement appel malgré la bonne opinion qu’il en a, possède la grâce juvénile presque innocente du baryton Anas Séguin qui fait un couple bien assorti en jeu léger avec le  Borsa du ténor Christophe Berry, élégant. En Officier, Arnaud Delmotte, baryton, complète avec élégance une distribution sans faille, avec la fille inévitable travestie en page, que l’on tourne vite, que l’on chasse en mentant sur la chasse du Duc que sa duchesse de femme voulait voir, qui, sitôt paru décampe, campé par l’adorable Caroline Gea, par ailleurs aussi une soubrette stylée et convoitée par la meute.
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Roberto Rizzi-Brignoli, connaît bien l’Opéra de Marseille qui l’apprécie, cela se sent, s’entend, au service d’une œuvre où, si le bonheur mélodique domine, prédomine sur celui plus orchestral qui viendra plus tard chez Verdi, a des moments d’intensité orchestrale, d’angoisse, de fièvre, qui ne tolèrent aucune faiblesse dans le discours dramatique de cette œuvre et, ici, toutes les forces se conjuguent dans une passion qu’exige aussi la partition. Il sait faire rutiler ou gémir les trouvailles bouleversantes de timbres singuliers. Chef italien plié amoureusement aux exigences de la voix, il est d’une solidarité respectueuse de tous les instants avec les chanteurs jamais mis en danger L’Orchestre marseillais répond avec bonheur aux directions du chef. Le chœur masculin de l’Opéra de Marseille d’Emmanuel Trenque, comme un seul homme, un seul instrument, a toutes les qualités musicales, et dramatiques, qu’on lui connaît et goûte.
À la fin, la tête monstrueuse verse une larme. À la place peut-être de celle qu’on n’aura pas eue.

 Opéra de Marseille
1, 4, 6, 9, 11 juin 2019
Rigoletto
de Giuseppe Verdi

COPRODUCTION Opéra Marseille / Chorégies d'Orange
Direction musicale Roberto RIZZI-BRIGNOLI
Mise en scène Charles ROUBAUD
Décors Emmanuelle FAVRE
Costumes Katia DUFLOT
Lumières Marc DELAMÉZIÈRE
Vidéos : Virgile KOERING.
Gilda Jessica NUCCIO
Maddalena 
Annunziata VESTRI
Giovanna 
Cécile GALOIS
La Comtesse Ceprano 
Laurence JANOT
Le Page 
Caroline GEA
Rigoletto Nicola ALAIMO
Le Duc de Mantoue 
Enea SCALA
Sparafucile 
Alexey TIKHOMIROV
Le Comte Monterone 
Julien VÉRONÈSE
Marullo 
Anas SÉGUIN
Matteo Borsa 
Christophe BERRY
Le Comte Ceprano 
Jean-Marie DELPAS
L'Officier 
Arnaud DELMOTTE
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille
Photos : Christian Dresse
1. La marotte du fou; 
2. Folle fête;
3. Rigoletto insultant Monterone;
4. Le Duc et la Comtesse Ceprano;
5. Gilda dans son nid de verdure;
6. Duègne indigne;
7.  Soubrette/Page;
8. Borsa, Marullo, Ceprano;
9. Maddalena et Sparafucile.



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