dimanche, septembre 30, 2018

JEAN CONTRUCCI, MARSEILLE AU COEUR




 « Les Nouveaux Mystères de Marseille » :
TOME 13  
La Nuit des blouses grises, 
éditions Lattès.

            
         S’il y a un écrivain que Marseille peut revendiquer et se revendiquer de Marseille, c’est bien Jean Contrucci : une trentaine de livres parus dont au moins les deux tiers concernent Marseille, comme lieu ou sujet de l’action, les deux souvent mêlés. En dehors de livres d’histoire de la ville, ses histoires sur la ville ont renoué brillamment avec le roman populaire et relié la cité phocéenne à Paris et ses autrefois fameux mystères d’Eugène Sue.


Sa série, « Les Nouveaux Mystères de Marseille », volume à volume, au-delà des intrigues policières de la Belle Époque (belle pour certains), toujours passionnantes, brossent un vaste panorama historique et dressent un tableau très vivant, très documenté de cette ville bruyante et brouillonne, bouillante, active et rétive, à l’apogée de sa puissance économique.

On dit que, la nuit, tous les chats sont gris. Mais, à Marseille, il n’y a pas que les chats à en croire le titre du treizième volume de ces « Nouveaux Mystères de Marseille » La Nuit des blouses grises. Il serait criminel, dans une histoire criminelle romancée, d’en trop dévoiler l’intrigue, palpitante, semée de rebondissements, annoncés humoristiquement par les épigraphes chapeautant chaque chapitre, à la façon des feuilletons populaires d’autrefois pour maintenir le suspense. Mais en quelques mots, le sujet, est une belle innovation, à l’américaine, du génie crapuleux marseillais : en 1910, l’attaque d’un train postal, une première en France, avec un wagon lesté de cent-vingt kilos d’or. Une attaque réglée avec une exactitude scientifique à la pointe du progrès, pratiquement à la seconde près : il faut souligner les pages d’une éblouissante précision technique sur les instruments qui permettent, finalement, ce haut (mé)fait d’arme.

On avait déjà admiré la minutieuse et rigoureuse information historique des autres tomes. Ici, arrivés avec le temps à 1910, l’époque globale de la France englobe l’air de rien l’histoire marseillaise où se sentent encore les relents de l’Affaire Dreyfus, où plane le désir de reconquête de l’Alsace et la Lorraine. Mais il y a aussi, à un niveau narratif plus concret, lié à l’action, l’histoire industrielle, technique, sensible dans ses autres livres. Le lecteur curieux, ainsi, découvrait la façon réglée d’allumer et d’éteindre des becs de gaz, apprenait les dessous, littérairement et littéralement féminins, de l’industrie du tabac et des cigarières, l’art de conduire un tramway, sa mécanique. Une précision terminologique exemplaire sur une documentation digne d’un universitaire, sans que cela leste de plomb une leste et vive narration, jamais ralentie ni alourdie par ce qui, au fond, est aussi le décor concret d’époque, les signes du progrès industriel, technique, dans lequel s’inscrivent, s’écrivent les crimes qui vont être élucidés. De la sorte, conçue à Marseille, la fameuse automobile Turcat-Méry, qui devait gagner le rallye de Monte-Carlo à la moyenne vertigineuse pour l’époque de 13,8 km, a un rôle capital dans l’intrigue, sinon facteur du nœud, du dénouement.

On retrouve avec bonheur les personnages devenus amis des lecteurs fidèles de la série, le Commissaire Eugène Baruteau, son fringant et vaillant neveu reporter du Petit Provençal, Raoul Signoret et leur famille, enquêteurs liés par l’affection sans cesse renouvelée, avec les enfants et épouses, autour d’une bonne table.

Mais finalement, par le trou de la lorgnette grossissante du fait divers ou la loupe plus fine de l’enquête, c’est Marseille qui est passée au crible fin : sa tradition mafieuse et celle des grèves (inénarrable celle de l’Opéra lors du passage de la grande cantatrice Emma Calvé, à laquelle Contrucci, passionné de musique avait consacré une superbe biographie).

       On retrouve et apprécie la toponymie précise des quartiers d’autrefois, disons, des villages disparates disparus, ici, Saint-Barthélémy déchiré par le train. Il y a les pittoresques Goudes, entrée du paradis des calanques, mais enfer de l’usine du minerai de plomb oubliée aujourd’hui, dont pourtant on voit encore les ruines, ruinant la santé de damnés de la terre, les immigrants italiens, les babis méprisés mais usés jusqu’à la corde…

On franchit avec la tendresse de l’auteur la porte de la rédaction du journal Le Petit Provençal où officie le héros, on découvre les techniques modernes d’alors (tube, composition…), le poète salarié pour des vers journaliers de mirliton. On sent l’amour et l’humour, parfois la distance critique de Contrucci, journaliste du Provençal, vingt ans correspondant du Monde, envers les compromissions, les contraintes politiques, les admirations forcées pour un génie local, Edmond Rostand, dont on sait par cœur des tirades du génial Cyrano, tout en s’accablant, sans cocorico triomphant, des rodomontades emplumées de Chantecler. Un monde d’hier rendu sensible aujourd’hui, avec une sensible attention aux humbles, aux oubliés du progrès triomphant.

Livre après livre, dans ses Nouveaux mystères de Marseille, Jean Contrucci, a bâti une fresque marseillaise avec ses frasques, souvent ses frusques, ses vêtements souvent minutieusement décrits, ses façons de parler : provençal, patois local pratiquement perdu. C’est tout un monde qui est ressuscité, avec lucidité (ordures par la fenêtre…), sympathie, toujours sans préjudice du rythme de l’enquête. On s’étonne, on s’indigne qu’aucune thèse, qu’aucune étude universitaire de la voisine université, avec pourtant un séminaire sur le roman policier dans l’aire romane, ne se soit encore penché sur la mine de ces livres.

Saga familiale aussi avec la famille du Commissaire à la femme cuisinière, et celle de son neveu, élevé comme son fils, le jeune journaliste et sa digne et subtile épouse, leurs enfants, faux jumeaux, l’un adopté.  :  tendresse entre l’oncle Baruteau, bourru faussement, et son neveu Raoul Signoret, blagueur mais respectueux, qui d’ailleurs le vouvoie, le voussoie. Tendresse aussi pour le vieux poète déclamateur salarié du journal. Ils sont tous attentifs à la misère d’autrui (le clochard, le petit berger italien), charitables. C'est le contrepoint humain aux crimes inhumains, à la dureté sociale du temps.Vous manifestez toujours de la sympathie, de la tendresse même pour le petit peuple des quartiers de Marseille, les ouvriers.

Les premières pages nous montrent le Commissaire Baruteau dans son bureau de l’Évêché en proie à la nostalgie et l’amertume de la retraite qui approche en cette année de 1910. Même si son neveu ne l’imagine pas inactif (rêvant d’une agence de détective pour lui), est-ce l’annonce pour les lecteurs d’une proche éclipse du personnage, d’une fin de ses enquêtes ? On ne souhaite pas de perdre une telle compagnie, mais un auteur a bien le droit, après lui avoir donné vie, de signer l’arrêt, même de mort, de ses personnages.



Nouveaux mystères de Marseille, Jean Contrucci, Treizième tome : La Nuit des blouses grises, éditions Lattès, septembre 2018, 335 pages. Signalons que chaque tome, en couverture, a une belle affiche d'époque, choisie par l'auteur.

De nombreux prix ont couronné les ouvrages de Jean Contrucci, qu’on peut trouver aussi en livre de poche.  








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