mardi, avril 10, 2018

DANSER LE MONDE



SPECTACLE ÉCOLE NATIONALE DE DANSE DE MARSEILLE

Théâtre Toursky, 24 février

         BRIBES DE BALLETS

         Fondée en 1992 par Roland Petit, l’École Nationale de Danse de Marseille (ENDM), se niche au creux, au cœur du Ballet National de Marseille (BNM), dans l’écrin du Parc Henri Fabre, vaste jardin où mènent comme à un temple secret deux allées perpendiculaires du Prado.
Même la rigueur de l’hiver et la fureur du mistral ce jour-là ne dissipent pas l’image estivale que l’on garde des vastes pelouses familières ombrées d’arbres majestueux, pour l’heure dépouillés telle une abstraction, animées d’enfants et de familles, de chiens joueurs et de joueurs de boules au premier rayon de soleil, tapis de verdure épanoui nonchalamment où, abritant le BNM, le discret bâtiment de Roland Simounet, disciple de Le Corbusier, étale le géométrique jeu de ses dés, comme au hasard non aboli,  au premier regard  frontal. Mais contemplé en perspective de biais dans son léger dénivellement d’étages, aux épaules discrètement rentrées, cet alignement bas de cubes blancs, posé sur le vert de la pelouse, a le charme hermétique d’une épure mathématique parfaitement adaptée à un ciel, une région, un lieu, sans défigurer de hauteurs arrogantes la pure géométrie méditerranéenne, ni rivaliser par le béton avec l’élan vers le ciel des arbres séculaires. Muette musique de pierre scandée qui loge l’architecture musicale de la danse, préludée, l’été, de la chorégraphie naturelle des arbres immenses rythmés par le vent, autour de la majesté d’un micocoulier géant. Ce lieu semblait attendre la danse en son jardin.

Presque à pas furtifs, pour ne pas gêner, les deux lycéennes danseuses, leur papa et moi, sommes introduits au sein (au saint des saints ?) de l’École, où se forment aujourd’hui les danseurs de demain, pour assister en invités privilégiés, à des bribes de ballets : on y prépare, on y répète, dans la fièvre contrôlée par les maîtres et le contrôle nécessaire des corps au travail, le spectacle que toute l’équipe de formateurs et les élèves de toutes les classes, offriront au théâtre Toursky.

Salle de répétition, glaces, barres où des sacs, des pulls, des sweaters sont accrochés pendant les exercices, quelques bouteilles d’eau au sol. Douceur persuasive d’un Julien Lestel souriant, suggérant plus qu’imposant, corrigeant une attitude, évaluant, avec d’autres maîtres, l’ébauche d’un pas de deux de sa création, une proportion en perspective d’un porté par un garçon pour le tableau final qui couronnera le spectacle en « Apothéose » par la totalité de la troupe, des premiers au dernier niveaux, plus de cent élèves danseurs : « Ne pas oublier l’autre ! ».  La danse : conscience aiguë de son corps, de celui de l’autre, des autres, à deux, à trois, à quatre, a tutti ; corps de ballet, organisme vivant, où l’individu, le singulier, se fond, sans se confondre, dans le pluriel, le collectif jamais mornement collectiviste.

Il faudrait avoir le pinceau d’un Degas, pour fixer un instant le charme volatile de ces filles tiges, de ces filles fleurs écloses dans la corolle inverse de leur tutu ou jupette de travail, plier, tourner, sauter, sur pointes, pour dessiner légèrement le charme touchant de ces petits rats —non, petites souris ravissantes— en position de repos au sol, retiré, pied au genou ou à la cheville, jambe pliée en dehors avec une grâce exquise, vérifiant délicatement la tenue d’un mince chignon retenu dans son filet, ajustant une tresse, pour figurer l’allure et figure  de ces garçons, fier regard au loin, buste vaillant et col altier. La danse : éthique et esthétique, art du corps, art de le vivre, compris, maîtrisé, discipliné, même dans sa rigueur, au-delà des espoirs d’une carrière offerte à peu d’entre eux, mais vécu dans la vie de tous les jours, qu’apprennent volontairement ces jeunes, ces enfants avec le sérieux adulte qu’ils ont aussi dans leurs jeux. On les sent tous tendus, sans tension encore, vers ce spectacle, ces pièces, où ils vont nous donner le meilleur d’eux-mêmes, où il leur faudra affronter et dominer le stress de la première, devant un parterre nourri de spectateurs.



SOIRÉE DE BALLETS

Difficile de dire, décrire la richesse de cette soirée au Toursky, présentée par le Directeur de l’École Omar Taiebi, divisée en deux parties, une dévolue à la danse contemporaine, l’autre à la classique ; la première avec six pièces dont une création, la seconde avec une « Ouverture » et dix ballets, couronnée par une création suivie d’une « Apothéose » de l’ensemble des jeunes participants.

La première pièce, Time’s up (Diane Soubeyre) à peine posés sur nos sièges, pose et propose une réflexion en action sur le temps, sa fuite. L’épigraphe de J. F. Ducis, « Le temps comme un torrent se précipite /, Déjà le présent est en fuite », est la constatation commune, la proche prière lamartinienne « Ô, temps, suspens ton vol ! » mais sans romantisme alangui ni mélancolique. En langage moderne, c’est un constat de la vivante vitesse traduite par le dynamisme haletant des danseurs et de soudains arrêts sur image, mouvements déstructurés, sauts et envols. La musique, les bruitages accentuent la célérité de ces taches de vie, t-shirts orange, rouges, bleus courses qu’on voudrait retenir, puis la voix enfantine et séraphique de Jaroussky apporte la parenthèse d’un adagio lointain mais dramatique avant une mitraillade qui fauche cet élan vital, jonchant le sol de corps vaincus : non, ce n’est pas le temps qui passe, il reste et c’est nous qui passons.


La seconde, Ungerground (Carole Gomes), est une explicite référence au cinéaste serbe Emir Kusturica et à son film de 1995, avec des musiques de son compositeur fétiche Goran Bregovic. Cependant, ici, rien de pittoresque, rien de folkloriquement figuratif dans les figures données à voir, sinon ces mélopées a cappella comme venues d’un temps immémorial, déploration, invocation à on ne sait quelle divinité, aux couleurs mélismatiques orientalisantes, sur fond de source audible et sensible. Dans une sorte d’épure ou ébauche de break dance au ralenti, à ras du sol, un garçon, au centre, semble adresser une imploration à un ciel absent, récurrente image de bras suppliants. Rythmes scandés frénétiquement africains, enivrants, des groupes de filles cheveux au vent et de garçons se font, se défont, se font front ou s’affrontent en bandes rivales, spectateurs en miroir les uns des autres, contrepoint visuel sur des bancs, jeux d’approche et de fuite, de séduction de l’amour printanier adolescent, bravades de bravaches, jubilant dans l’harmonie des corps sublimant la violence : après la friction, l’heureuse fusion de ces jeunes corps traversés des musiques du monde : le leur.

Dance like a teen spirit (chorégraphie et musique, Axel Loubette) questionne le questionnement, la rébellion forcément, le propre de l’adolescence, son esprit même, l’approchant comme de l’intérieur. Sur une angoissante et grondante vibration, autour du thème dénoncé au micro de la danse refusée comme simple divertissement, vibrants, ces adolescents dénoncent au micro le divertissement pascalien de nos existences d’adultes, la volonté de nous aveugler par des mirages protecteurs pour ne pas voir l’abîme devant nous. Dans le noir, ils rampent puis scandent, tournent, tourbillonnent, se brisent, se relèvent, lèvent le poing, s’individualisent, se groupent, se fondent, confondent, dans une explosion : de vie, de mort ?

Chapeau (Angel Martinez), création, est un jeu envoûtant qu’on dirait monochrome du noir des costumes et chapeaux melon sur fond de ténèbres, n’était la blancheur des visages, de la peau des cous et de l’échancrure des vestes sans chemise, des mains. Musique étrange, et ce grand texte très oratoire, dont on aurait aimé connaître l’auteur, d’une rhétorique shakespearienne dans ses envolées passionnées appelant à la révolte, dont la syntaxe, la moindre inflexion, respiration, semble traduite en lignes, angles brisés par les corps dans une fantasmagorie d’un surréalisme à la Magritte, empilant des chapeaux melons comme un adieu fatal de sortie de scène.

Play time (Carole Gomes et Diane Soubeyre), thème encore du temps de notre époque pressée, se donne comme une exhortation urgente à justement refuser l’urgence qui sacrifie souvent l’essentiel à l’éphémère actualité, mais à obéir à l’urgence de cet essentiel. Encore une invitation des jeunes à l’interrogation sur leur danse, sinon son essence —vaste enjeu— son essentialité ici et maintenant, son sens, son énergie, sa virtuosité. Incitation à aiguiser les sens émoussés par la routine : retrouver le regard sous le vague du voir, écouter dans la brume de l’entendre, comprendre l’acte dans l’agitation de l’action. Subtile pédagogie encore : amener les jeunes à cette prise de conscience de l’esprit au travers du corps. Léonard da Vinci disait : « La peinture est chose mentale » : n’en va-t-il pas de même de la danse qu’on ne saurait réduire bêtement (et je n’insulte pas les bêtes !) à l’animalité physique du corps en gloire, oublieux de l’esprit ?


Hommage à Forsythe (Josette Baïz, chorégraphe invitée), sur la musique répétitive de Marc Artières nous remplit de la nostalgie du temps où sa Compagnie Grenade animait aussi des spectacles au théâtre Gyptis. À travers ce salut au grand chorégraphe américain dont le néoclassicisme libéré est une déconstruction apaisée du ballet classique, l’on retrouve son goût du métissage heureux, la grâce des mouvements naturels, la souplesse même dans les déhanchements toujours harmonieux, la fluidité de ses figures en miroir, des accélérations fulgurantes mais étrangement douces, on oserait même dire tendres. Si la danse contemporaine récupère le sol, on a la sensation, cependant, ici, de l’envol, même, paradoxalement, du flottement malgré la pesanteur.

La danse moderne traitait le monde contemporain, ses jeux et enjeux, ses interrogations, ses angoisses, dites et traduites par le corps parlant de la jeunesse, monde d’aujourd’hui et de demain. Libérée du message autre que la pure beauté (mais n’est-elle pas aussi la bonté, qui permet de vivre dans ce monde avec autrui ?) la danse classique nous ramenait au rêve, à la féerie. Sous la direction d’Omar Taiebi, la seconde partie, classique, base nécessaire de la danse moderne, débutait par un Divertissement revendiqué du répertoire académique permettant à tous les élèves, des plus petits aux plus grands, de participer et montrer leur maîtrise progressive de ce langage essentiel de leur art. Occasion de rendre un hommage au grand chorégraphe marseillais Marius Petipa (1818-1910) à travers des extraits de ses fameuses chorégraphies sur des musiques de Tchaïkovski, Casse-noisette, Le Lac des cygnes et La Belle au bois dormant.

Venus de la Commedia dell’Arte, un couple délicieux d’adolescents, une ravissante Colombine doucement basanée (Marissa Maliapin-Chenard) et un Arlequin chocolat à la tignasse joliment moutonnée de frisettes telle l’écume crépue d’une auréole (Isaïa Badaoui), dans une pantomime stylisée, entrouvrent le rideau, ouvrent le bal, le ballet. Meneurs de jeu souriants, esquissant un gracieux pas de deux, ils nous font entrer dans le monde enchanté et enchanteur de l’enfance dont ils sortent à peine, à l’enchantement redoublé puisque des enfants en sont les acteurs, les danseurs et, spectacle dans le spectacle, les spectateurs.


Réglées par Isabel Hernández, la Danse des enfants et des Grands enfants (Classes C1 et 2C2) offrent le cadre touchant d’une ronde de petites filles modèles issues d’un conte de la Comtesse de Ségur (cruauté en moins), avec, au milieu de ces petites reines, trônant comme un petit roi, en habit de marin, ce petit garçon si sérieux dans son rôle : pas, marche, démarche, de soldat de plomb mais avec la légèreté de pied d’un écureuil, amorce de sauts,  d’entrechat, de pointes pour ces étoiles pointant sous l’enfance dans ces figures, si tendrement respectueuses de leurs moyens, préparées par leurs professeurs.


Le Divertissement, chorégraphié par Ilia Belitchkov, Mireille BourgeoisGhislaine Franchetti et Isabel Hernández, nous livre l’univers pittoresque, joyeux et soyeux, des danses de genre en beaux costumes assortis : Danse chinoise, pétillants petits pas et doigt délicat en l’air, en espiègle complicité, applaudi des fillettes par terre (Lucie-Mei Chuzel et Nicolas Barras) ;
Danse russe, bottes rouges crépitantes des deux garçons en chemises kosovorotka, belles robes  safaran jaune safran virevoltantes et tiares assorties des deux filles (Charlotte Anton, Vincent Bartocci, Victoria Gebelin, Liam Simeonov) ; les Mirlitons, de l’acte II du Casse-noisette,
sur le piquant pointillé flûté de ces instruments, du cercle léger des fillettes comparses et de notre couple Arlequin/Colombine, un trio, deux filles en tutu, et un garçon, élégant petit marquis XVIIIe siècle conduisant ces dames en délicates pointes : entrechat final pour lui ou saut, soubresaut qu’on dirait volontiers de l’ange tant il y a de candeur angélique, de grâce menue de menuet, dans ces  figurines de Saxe, fragile porcelaine animée
(Manon Cardix, Charlotte Chovet, Maxim Detouillon Dandreu, Anaïs Dupont, Lorena Jouven, Adam Souid).  (Classe 2C3)


Danse espagnole : deux garçons en boléros pleins d’allure, une fougueuse fille, fleur de feu au corsage (Anh-ly Crouzet Nguyen, Côme Grémaud, Romain Renaud), Danse napolitaine,
octuor de six filles pour deux garçons avec mandoline obligée, elles, tambourin basque, allègre saltarello ou tarentelle, puis Danse arabe,
plus persane sans doute ou balinaise, orientale à coup sûr, symétrie, dissymétries, angulosités des bras et des jambes, hiératisme démenti par les mouvements caractéristiques et séducteurs des bras des filles en voiles vaporeux (Mélissandre Cirre et Victor Rey, Malou Bendrimia, Clara Chevalot, Capucine Dif, Juliette Fernandes). 

Pour clore ce chapitre du Divertissement, en montant en hiérarchie de classe (2C4) sinon de qualité, toujours égale en proportion des niveaux, la Valse des fleurs, au milieu d’un bouquet de jeunes filles en fleur qu’aurait aimé cueillir et recueillir dans son roman Marcel Proust, en tutus romantiques de gaze blanche, corsage piqué d’une fleurette, s’inclinent, ondulent sous la brise légère de la musique, bras en couronne, sauts, pointes délicates, pétales prêts à s’envoler retenus à temps par les garçons agiles et, fleuron, reine  épanouie de la floraison, une grande soliste remarquable d’élégance (Lucile Meschinet de Richemont) au milieu des couples essaimés de la guirlande. (Anh-ly Crouzet Nguyen et Côme Grémaud, Lilas Vercellino et Vincent Bartocci, Cassandre Adon et Romain Renaud, Charlotte Anton et Liam Simeonov).


Fleuron aussi du florilège de danse classique pour les Classes 3C1, 3C2 et DNSP préparatoire, la création de Julien Lestel, Concerto, celui pour violon en ré de Tchaïkovski, éclatait d’abord comme une symphonie en blanc immobile d’un premier tableau, qui s’animait doucement, adagio, dans des lenteurs, des langueurs d’algues ondoyant, ondulant indolemment sous la houle caressante de la musique ou encore des inclinaisons, des infléchissements de fleurs dans la corolle de leur tutu, bercées voluptueusement par un vent amoureux sans hâte avec ces arabesques, ces rondeurs des bras, ces arrondis d’ensemble, ces figures enchaînées comme naturellement, qui semblent l’harmonieuse signature du chorégraphe. Puis cela se détaillait de pas de deux, pirouettes des garçons sur une jambe, entrechats et sauts légers de biche synchrones, jetés des filles, tout le vocabulaire classique concourant à une indubitable beauté, ainsi la strette finale du premier mouvement se résolvant, comme une cadence musicale, dans la cadence des mouvements de bras joués, suspendus dans le glissando infini du violon. Trop longue pour être détaillée avec une précise pertinence, abdiquant le regard critique qui contrarie le regard spectateur, le pur plaisir du voir freiné par l’exercice mental, on s’abandonnait à la fraîcheur, à l’esprit d’enfance préservé, retrouvé, au charme de cette chorégraphie qui non seulement est faite sur cette musique, mais exactement dans la musique, l’épousant, la faisant vivre gestuellement dans ses plus délicats replis, comme dans un temps hors du temps, qu’on eût rêvé suspendu

(Éva Bégué, Mélissandre Cirre, Lola Mérieux, Marino Sato, Isabella Taylor, solistes ; demi-solistes : Elena Alessandrini, Inés Pagotto, Laurie Pascual).

L’Apothéose finale étageait « Tout le monde » sur le vaste plateau qui semblait même étroit, des petits aux grands, qui avaient participé à ce magnifique spectacle, où chacun avait été à la tâche, sans tache, deux jours durant, ce qui n’est pas un mince exploit pour des jeunes, des plus tendres aux plus aguerris.


Magie de la scène, de l’art : pendant les répétitions, on a vu des mines, des minois d’enfants, des jeunes en tenue sport, leurs sacs nonchalamment déposés à même le sol : le rideau, levé, émerveillé, on découvre, habillés, maquillés, des artistes, habités par la danse. Et l’on salue, à la qualité des élèves, l’excellence des maîtres.

Costumière : Sandra Pomponio ; coordination des costumes : Thibault Riquelme et Isabelle Toutain.

Spectacle de l’École Nationale de Danse de Marseille 
Théâtre Toursky, 24 et 25 février.

ÉCOLE NATIONALE DE DANSE DE MARSEILLE (ENDM)

DIRECTEUR : Omar Taiebi

ENSEIGNANTS

Photos : crédit ENDM
 







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