lundi, février 19, 2018

RÉGLÉ COMME DU PAPIER À MUSIQUE…



IL BARBIERE DI SIVIGLIA

Opéra-bouffe en deux actes

de Gioacchino Rossini

Livret de Cesare Sterbini

d’après

Le Barbier de Séville de Beaumarchais

Opéra de Marseille, 13 février 2018

L’œuvre
L’Opéra de Marseille présentait ce désormais célèbre ‘Barbier de Séville’ de Rossini les 6, 9, 11, 13 et 15 février, une nouvelle production dans la mise en scène de Laurent Pelly.


C’est une histoire espagnole imaginée par un Français, immortalisée par un Italien en 1816 : Le Barbier de Séville ou La Précaution inutile, écrit par Beaumarchais en 1775, s’inspire de Molière et son École des femmes, qui s’inspire du théâtre espagnol. C’est une pièce prérévolutionnaire. Figaro, même s’il n’est pas encore le rival plébéien du Comte comme dans le futur Mariage de Figaro mais seulement son valet complice, a déjà une importance et une joyeuse impertinence qui lui donnent le premier rôle, le rôle-titre, joli renversement de la hiérarchie sociale : le valet passe devant le maître, le roturier devant le noble.

La précaution inutile, ‘l’inutile precauzione’, des sous-titres, c’est celle du tyrannique patriarche, battue en brèche par l’obstination amoureuse du Comte Almaviva, les ruses de Figaro, le triomphe enfin de Rosine sur le barbon jaloux qui la cloître et la convoite : c’est  le complot des jeunes, la révolte surtout de la femme contre la loi patriarcale des vieillards détenteurs du pouvoir, révolution des femmes ratée en 1789, frustrées du suffrage universel, et même aujourd’hui pas entièrement aboutie pour ce qui est de l’égalité et de la parité.

Beaumarchais, de retour d’Espagne, en avait fait d’abord une sorte de tonadilla, petite œuvre lyrique espagnole typique, parlée, chantée, dansée, le pendant musical de l’univers joyeux des tapisseries de Goya. L’échec de son espagnolade amena Beaumarchais à en faire la comédie de Figaro qui se mit en quatre (quatre actes et non cinq, échec de la première mouture) pour plaire.
Le célèbre compositeur Giovanni Paisiello en avait déjà tiré un célèbre opéra, Il barbiere di Siviglia en 1782 ; on l’estimait indépassable. Le jeune Rossini s’attaque à gros en défiant ce succès : on le lui fait payer lors de la première en 1816, un échec comme la première version de Beaumarchais. Une cabale s’était liguée contre lui, des incidents fâcheux jalonnèrent la représentation : Manuel García, qui, en bon Espagnol s’accompagnait à la guitare pour la sérénade ou, plutôt, l’aubade du Comte Almaviva pour éveiller Rosine, cassa une corde ; la basse jouant Basile se cassa le nez, du moins saigna d’une chute ; un chat traversa malencontreusement la scène, faisant miauler la salle de rire.

Mais vite, la vivacité, l’inventivité, la virtuosité vertigineuse de cet opéra, son rythme crépitant, pétillant de cadences espagnoles soufflées ou écrites par le grand chanteur et compositeur Manuel García, père des fameuses Malibran et Pauline Viardot, dont on a lieu de croire qu’il participa à cette œuvre rapide (quinze jours), l’imposèrent sans conteste comme le chef-d’œuvre de l’opéra-bouffe.
Réalisation et interprétation
         La brillante réalisation de Laurent Pelly déréalise le lieu et temps de l’action et il n’est pas sûr qu’un enfant ou un « primo arrivant » à l’opéra, qui découvre l’œuvre, en découvre vraiment le sujet, assujetti à un tel décor imposant, dans son minimalisme presque abstrait, sa maximaliste et écrasante présence : immense feuillet d’une partition, feuille mollement recourbée sur un bord avec des nonchalances d’aile ou de voile prête à l’envol, pour le vol, l’évasion, la fugue, la fuite de l’oiselle en cage, annoncée déjà par le volatile billet doux lancé de la fenêtre. Les lignes de portée seront les grilles, grillages de la prison de Rosine, musique visuelle qui enserre, enferme, fixe en noir sur blanc, à l’inverse d’une musique qui libère, comme le message, déguisé en air prophétique de l’inutile precauzione, feuille au vent lancée comme un SOS par Rosine, et qu’elle chantera dans sa contrainte et libératoire leçon de chant, champ libre du désir, mise en abîme subtile de la feuille dans le feuillet, du texte dans le texte, de la musique pour les yeux dans la musique pour l’oreille.

Saisissante beauté qui capte l’œil de ce décor de partitions, enroulées, déroulées, en courbes mélodiques, de Pelly. Mais ce ne serait qu’un dire la musique sans la faire (musiciens de l’aubade en blanc et noir telles des notes, amusante trouvaille des pupitres au lieu de fusils brandis par les gardes civiles) n’était-ce que tout, de son travail, au-delà de ce décoratif visuel, est subordonné au rythme musical, mouvements synchrones des personnages, chorégraphies des ensembles : on voit et entend la musique, matérialisée graphiquement quand Figaro transcrit ou dicte la mélodie de l’aubade du Comte.

Dans ce décor et cette mise en scène totale de Pelly, réglée, ou corsetée, au millimètre près, ses costumes noirs sur fond blanc, ou rayés, sont d’un bel effet chromatique. Ils servent au mieux l’esthétique mais pas forcément l’éthique de l’anecdote, de l’intrigue, qu’on ne peut tout de même pas évacuer : que Rosine enlève rageusement sa robe bouffante pour rester en bluffante nuisette après avoir passé le reste du temps en collant et débardeur sportif, n’est guère vraisemblable comme minimum de rempart de la pudeur chez une jeune fille dont un comte demande la main, même si la puritaine Espagne et la stricte Séville en matière d’éducation des femmes sont complètement gommées ici. Sa tenue moderne et sportive, ses agressifs mouvements de karaté, rendent bien invraisemblable qu’une telle pugnace jeune femme d’aujourd’hui se soit laissée enfermer de telle sorte par un faible vieillard. Figaro, dont j’ai montré ailleurs, autrefois, que c’est le pícaro (l’italien garde logiquement l’accent espagnol) le serviteur jeune d’abord de divers maîtres et qui réussit, par son intelligence, un parcours de vie et parvient socialement (son air d’entrée le déclare), n’arbore pas les signes ostensibles de sa respectabilité et notoriété avec sa tenue de rocker tatoué. Ses descentes des cintres tel un dieu dans une machinerie baroque, affaiblissent, par leur magie surnaturelle, le pouvoir de son esprit, de sa ruse, de ses stratagèmes de simple mortel, victoire de l’homme de l’époque des Lumières lui-même sur toute transcendance.

Mais on reste ébloui par la beauté et la précision de l’ensemble et un jeu d’acteurs admirable eu égard à la difficulté de cette musique de haute virtuosité à chanter ne serait-ce que sur les plans ondulés du cornet de la partition-décor. Rien n’est laissé au hasard, donc, des musiciens débandés de l’aubade, ressaisis par le vrai chef élégant Mikhaël Piccone en Fiorello, de l’officier plein d’autorité de Michel Vaissière à cet Ambrogio plaisamment ahuri de Jean-Luc Epitalon. Le timbre riche, la voix ample d’Annunziata Vestri, son art de conduire sa belle voix, font de Berta une grande âme trahie par l’injustice de la vie. Mal fagoté, hirsute, Mirco Palazzi est un Basile grand teint par la voix, de l’insinuation à la canonnade de la rumeur devenue publique clameur. Remplacé dans d’autres représentations par Pablo Ruiz, l’espagnol Carlos Chausson, victime encore d’un refroidissement dont il surmonte magistralement les effets, est un vertigineux Bartolo de volubilité, expressif autant dans son jeu que dans son chant. Avec souvent de jolies nuances et des variations pleines de goût, de l’agilité dans le médium, en Almaviva, Philippe Talbot accuse des limites dans l’aigu et sa voix mixte appuyée perd un peu de timbre pour la projection.  L’air , généralement coupé (repris pour la Cenerentola) qu’on lui inflige à la fin, est inutile à l’action, impitoyablement long, rhétorique, et éprouvant. 
Que dire encore de Stéphanie d’Oustrac que je n’aie déjà dit ? Du baroque à Poulenc, chaque rôle qu’elle interprète semble définitif, tant vocalement que scéniquement. Fort heureusement, par rapport me semble-t-il à sa consœur du Théâtre des Champs- Élysées, elle baisse un peu le ton de sa combattivité qui rendrait bien improbable sa captivité par un barbon, pour demeurer dans le registre plus vraisemblable et touchant d’une gamine soumise malgré elle à la chape de plomb patriarcale, parfois apeurée, plaintive, victime (et en jouant) mais jamais soumise ni résignée. Tout semble naturel, aisé, même dans les véloces vocalises rossiniennes dont elle semble se jouer. La leçon de chant est une vraie leçon : elle chante ce qui en relève en élève appliquée mais apparemment maladroite, réservant la virtuosité à celle qu’exige ses furtifs apartés avec le faux professeur.

Et Florian Sempey ? Il descend du ciel par le droit arbitraire du metteur en scène : il devrait y remonter, métaphoriquement, par les droits que lui en donnent sa maîtrise et la conquête de ce rôle qu’il fait tellement sien qu’on le dirait écrit pour lui. Timbre, couleur, agilité, contrôle de la voix, art de la colorature : il a tout, superlativement, une vitesse d’émission vertigineuse dans le redoutable zapateado de la strette de son air d’entrée, le boléro de son air sur sa boutique, toujours exact. Ajoutons une féconde faconde d’acteur qui ne le cède en rien à celle du chanteur et sans doute faut-il rendre encore un hommage au metteur en scène de traiter Figaro non seulement comme le moteur central de la pièce mais, à la façon du gracioso, le valet comique de la comedia baroque espagnole, il fait le lien entre la scène et la salle qu’il prend à témoin, soulignant, neutralisant donc, par une palette de mimiques diverses, les incongruités de l’action, comme celle des amants s’attardant à se dire des mamours quand l’action est à l’urgence de la fuite.
On admirera encore comment Pelly se tire et se joue des redoutables répétitions de phrases de ce type d’ouvrage : les personnages semblent parfois, plus que s’en passer le relais, se les prendre les uns de la bouche des autres.

À la tête de l’Orchestre et du chœur (Emmanuel Trenque) de l’Opéra de Marseille, Roberto Rizzi Brignoli, donne à l’ouverture une entrée lente, un peu majestueuse, qui nous rappelle bien son origine dramatique (réemploi de celle d’Elisabetta, Regina d’Inghilterra), mais c’est pour mieux construire son crescendo et nous ménager ces mélodieux vacarmes de charme qui font l’une des signatures humoristiques de Rossini. Étourdissant.

Opéra de Marseille
Il barbieri du Seviglia,  
de Rossini
 6, 9, 11, 13 et 15 février
Direction musicale :  Roberto RIZZI BRIGNOLI
Assistant direction musicale : Nicolas CHESNEAU
 Mise en scène, décors, costumes :  Laurent PELLY
Assistant mise en scène :  Paul HIGGINS
 Scénographe associé : Cléo LAIGRET
Costumier associé : Jean-Jacques DELMOTTE
Lumières : Joël l ADAM / Reprise par Gilles BOTTACCHI
DISTRIBUTION
Rosina :  Stéphanie D’OUSTRAC ;  Berta :  Annunziata VESTRI
Comte Almaviva : Philippe TALBOT ;  Figaro : Florian SEMPEY ; Bartolo :  Carlos CHAUSSON ; Basilio : Mirco PALAZZI; Fiorello Mikhaël PICCONE ; Officier : Michel VAISSIÈRE ; Ambroggio :  Jean-Luc ÉPITALON
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille 
 Coproduction Opéra de Marseille, Théâtre des Champs-Élysées, Opéra National de Bordeaux, Théâtres de la Ville de Luxembourg.

Photos Christian Dresse :
1. Pas de deux (Sempey, Talbot) ;
2. Sempey, d'Oustrac ;
3. Figaro descend du ciel ;
4. La musique n'adoucit pas les mœurs ; 
5. Monsieur "Vacarmini";
6. Leçon de musique ;
7. Chorégraphie des ensembles ;
8. Rosine en nuisette ente Figaro et le comte.






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