lundi, février 12, 2018

LA BOHÈME À NYC



WONDERFUL TOWN


Comédie musicale de Leonard Bernstein (1918-1990)

Livret de Jerome Chodorov et Joseph Fields, d’après leur pièce My Sister Eileen et le recueil de nouvelles, My Sister Eileen de Ruth McKenney

Paroles de Betty Comden et Adolph Green


Création française

Toulon, 30 janvier



Après Street Scene de Kurt Weill en 2010, Follies et Sweeney Todd  de Stephen Sondheim en 2013, l’indiscutable succès public et critique de cette création en France de Wonderful town illustre d’éclatante façon la belle et bonne politique lyrique de Claude-Henri Bonnet qui sait alterner des classiques du répertoire avec d’authentiques découvertes et a su éduquer et ouvrir un public, hier réticent, à l’excellence et l’exigence d’œuvres rares. Pas un strapontin de libre : cinq milles spectateurs auront applaudi cette œuvre tonique, tonitruante au délire, grisante, euphorisante, et parmi eux, près de mille-deux-cent jeunes de moins de vingt-six ans, public d’aujourd’hui, et de demain sans doute car ils ont osé franchir les portes parfois réfrigérantes d’un haut lieu d’opéra. On célèbre cette année le centenaire de la naissance du célèbre Leonard Bernstein, chef d’orchestre et compositeur admirable mais aussi pédagogue inlassable, militant dirai-je de la musique pour le plus grand nombre, en direct, à la télévision, partout. Sans doute aurait-il été heureux de ce remarquable hommage de Toulon tout public, sans facile démagogie, sans racolage de bas étage.

Pour le bonheur d’une plus grande audience, Wonderful Town a fait l’objet d’une captation pour une diffusion par France Télévisions. Un DVD est également prévu, on en accepte l’augure.




         L’œuvre

Créée à Broadway en 1953, cette œuvre de Bernstein demeurait inconnue en France. Le déplacement du titre de la pièce originelle, My sister Eileen en Wonderful town est significatif : c’est la ville, dont un des attributs, ‘merveilleuse’, est donné par cette périphrase, qui est la véritable héroïne de cette comédie. Elle précède de quatre ans son universellement célèbre West side story (1957). Donc, même centre de gravité, grave et pessimiste pour cette dernière, humoristique et optimiste, en gros, pour la première : New York. On connaît la tragédie shakespearienne de West side story, l’affrontement racial —disons plutôt, pour bannir ce terme peu scientifique d’idée de race qui n’existe que dans les esprits dangereusement malades qui mettent des murs, des barrières dans l’humain— l’affrontement culturel entre les jeunes latinos portoricains, immigrés récents, et d’autres jeunes issus de la classe ouvrière blanche de plus ancienne immigration, sans soute aspirant au statut de Wasp, White Anglo-Saxon Protestant ('Blanc Anglo-Saxon Protestant'),  la classe en général dominante des trois G, God, Gold and Glory, ‘Dieu, Or et Gloire’ du capitalisme sans état d’âme d’une Amérique triomphante. Concrétisé entre le conflit des deux bandes rivales de jeunes des bas-quartiers, les Jets et les Sharks, pour le monopole du territoire, le couple innocent d’amoureux de ces familles ennemies en fera les frais. Drame de l’exclusion, de la fermeture à l’autre que l’Amérique de Trump semble aujourd’hui réactualiser avec son désir de murs, de ségrégation, d’exclusion, d’expulsion. 


À cette aune, précédant de près d’un lustre cette tragédie, dans ce même New York, la comédie de Wonderful Town, sous son dehors festif et le succès affectif sinon artistique des deux sœurs provinciales venues tenter leur chance dans la grande ville de tous les possibles, peut paraître à nos yeux, au-delà de son enveloppe versicolore et divertissante, et transposé à l’échelle des États-Unis, l’évocation mélancolique d’une belle utopie, le melting pot, l’heureux brassage, le bénéfique métissage des cultures et des sangs qui font avancer le monde.



Réalisation et interprétation

À cet égard, la brillante et intelligente mise en scène d’Olivier Bénézech se garde de ramener l’histoire à l’époque de sa création :  c’est bien d’aujourd’hui qu’il s’agit, avec ces clins d’œil entendus, jamais insistants à l’actualité, tel un panneau dans une manif, «Not my president » (réalité politique puisque New York n’est pas une ville « trumpiste »), une vidéo affichant la trogne d’un Trump casquette à l’égoïste slogan démago : « America again ». Loin d’être populiste, le peuple nombreux qui meuble la scène d’entrée, est hétéroclite, hétérogène, hétérodoxe à la doxa bassement racoleuse de ce Président, mêlant, métissant généreusement, à notre regard ébahi, blancs, afro-américains, indiens, latinos, population typiquement locale mais aussi, sous la houlette du petit drapeau d’un guide touristique, une troupe ébaubie, un troupeau ébloui de touristes d’ailleurs dans cette ville monde, foule bigarrée dans une totale liberté vestimentaire, cool ou smart,  traversée de culture hippie, pop, hip-hop d’hier aux tendances rap d’aujourd’hui traduite aussitôt en break dance, joyeuse disparité des shorts, du costume du joueur de football américain, aux look hard ou drags Queens (Frédéric Olivier), exhibant des plastiques body buildées, pour toutes les préférences sexuelles et les goûts : les gays, les putes et tout cet arc-en-ciel libertaire devenu aujourd’hui l’un des emblèmes de cette ville sans préjugés ni tabous.


   Scène encadrée à cour et jardin et parfois en fond d’immeuble, de la brique rouge séculaire d’une ville qui l’arbore comme une fière marque d’antiquité ; visions de murs tagués, quelque figure à la Basquiat. Une ingénieuse roue tourne tel un kaléidoscope, un diaporama, nous assimilant aux touristes pour embrasser d’un regard émerveillé ces vues partielles et multiples (vidéos de Gilles Papain), ces quartiers, littéralement, de la Grosse Pomme, Greenwich Village, Chelsea, pont de Brooklyn, dans des lumières de Marc-Antoine Vellutini d’une variété et d’une beauté si grandes, frontales, en douche, rasantes, de face, latérales, directes, indirectes, etc.  qui, tout en servant efficacement le spectacle, sont un spectacle en soi. 

Dans cet encadrement global, l’habile et belle scénographie de Luc Londiveau loge le petit carré d’une chambre exiguë, où la table à repasser servira de table d’absente salle à manger pour une frugale invitation, qu’un piètre peintre pauvre prêtera aux deux sœurs désargentées venues réaliser leurs rêves de réussite à New York de leur rustique Ohio. Bien vite, les deux sœurs, qui ne sont ni les Brontë ni les jumelles de Rochefort, mais l’une, Eileen, oie blanche bécasse et Bécassine, mais drainant les hommes après soi, l’autre, Ruth, bas-bleu, intello misoandre en ses écrits, déchantent et chantent la nostalgie de leur rassurant Ohio originel, choix d’origine non innocent : ce swing état essentiel pour l’élection présidentielle, réactionnaire en général, républicain toujours (il a fait l’élection paradoxale d’un Trump minoritaire en voix), folkloriquement connu pour sa culture conformiste, sinon attardée, fermée. C’est donc le lieu de départ diamétralement opposé à ce fascinant New York ouvert à tous les vents que découvre la paire d’ingénues en mal d’aventures urbaines.


En somme, avec Ruth aspirant inlassablement à placer ses articles dans les journaux et manuscrit dans les maisons d’édition et sa sœur Eileen espérant une audition pour danser ou chanter, avec le peintre logeur, rapin raté, si l’on considère que le journaliste arrivé, Baker, est en quelque sorte un philosophe désabusé de la vie intellectuelle et artistique à New York, nous avons là un quatuor à parité hommes/femmes digne de celui de La Bohème : beaucoup d’espoirs déçus, d’espérances perdues. Avec belle humeur, un trio éditorial ironise en chantant les échecs dans cette ville chère, impitoyable, les plus grandes ambitions finissant au dépôt des illusions perdues : travailler comme homme ou femme-sandwich pour pouvoir s’en offrir un et ne pas mourir de faim. Trajectoire de Ruth.

Cependant, un optimiste slogan, « Soyons bons voisins est notre devise », que Trump devrait prendre à son compte, souligne aussi les vraies fraternités sans lesquelles les deux sœurs ne pourraient survivre jusqu’à leur succès final forcé que demande le genre de la comédie bon enfant : happy end.

La troupe est nombreuse, dix-huit personnages, douze remarquables danseurs pour d’expressives chorégraphies qui emportent souvent le chœur (Johan Nus) : c’est le foisonnement vital de la ville, son grouillement ainsi symbolisé et stylisé.  À l’évidence, la cohérence et la cohésion de la mise en scène est soudée, renforcée par le plaisir sensible de tous de participer à ce jeu de joie festif et sans doute très fatigant : mais le résultat est là. Il serait injuste de ne pas, au moins, tous les citer, certains issus du chœur même (Jean-Yves Lange, Didier Siccardi, Antoine Abello, Jean Delobel, Patrick Sabatier, Grégory Garell), figures éphémères parfois mais indispensables à l’intrigue : Scott Emerson (Speedy Valenti et alli), Sinan Bertrand (Frank Lippencott), Julien Salvia (Chick Clark ), silhouettes rapides mais expressives et représentatives de la grande cité en bien ou mal. Plus dessinés, il y a l’opulente Mrs Wade puritaine Alyssa Landry (qui collabore à la mise en scène) à la recherche de sa délicieuse fille Helen amoureuse (Dalia Constantin) mais se laissant vite entraîner dans le tourbillon grisant et libertin de la ville libre, la craquante Violet à croquer (Lauren Van Kempen). Montagne de muscles, Thomas Boutillier campe un Wreck (nom significatif : 'ruine, épave') paradoxalement tendre, réduit à n’être qu’un joueur banal de baseball après quatre années d’université.


Finalement, moins oie blanche, dont elle n’a que la douce voix et perchée de gamine que coquette jolie cocotte sachant jouer de son ravissant physique d’ingénue, Eileen a toutes les grâces de Rafaëlle Cohen, et l’on trouve tout naturel qu’elle mène les hommes par le bout du nez sans même qu’ils le flairent, et des policiers qui la gardent elle fait une naturelle garde d’honneur.


Dans le rôle de l’éditeur Baker, journaliste désenchanté malgré sa réussite, osant démissionner pour désaccord moral, amoureux de Ruth, Maxime de Toledo, a non seulement une allure de séducteur mais toutes les séductions d’un souple physique avantageux plié à la danse et d’une voix de crooner bien conduite, qui chante de convaincante façon cet improbable amour lui tombant dessus. Il est logique qu’il fasse finalement paire avec la Ruth de Jasmine Roy, belle voix large et sombre, personnage digne d’une Katherine Hepburn pleine d’autodérision et amère sur ses chances de succès, femme pétrie d’humanité, nous chantant avec un humour poignant, devant le rideau, son livre qu’elle ne peut espérer à succès, One hundred easy ways to lose a man, ‘Cent façons de perdre facilement un homme’, exploit qu’elle semble avoir réussi dans sa vie. Mais nous l’aurons vue, à l’occasion d’un faux reportage qu’on lui demande pour l’écarter de l’excitante Eileen, mener un troupeau de marins brésiliens, cubains, et se mêler avec eux en vraie danseuse, les menant plutôt au son de la Conga, l’un de ces rythmes latino-américains introduits à l’époque par Xavier Cugat, qui feront aussi le visage et paysage sonores des États-Unis.


À sa tête, spécialiste du genre, Larry Blank, mène tambour battant un dynamique Orchestre de Toulon jubilant de rythmes jazzy, percutant, éclatant de cuivres solaires, une fête de couleurs sonores. On regrettera seulement que la sono du plateau fausse la perception des voix, toutes belles cependant.

En fin de comptes, sans l’alourdir d’allusions contemporaines trop soulignées, à partir d’une œuvre d’hier, Bénézech nous offre une vision d’une Amérique d’aujourd’hui qui n’est pas étroitement « First » à la Trump, mais la « première » d’abord par le beau brassage ethnique et culturel, dont témoignent d’ailleurs les patronymes d’origines diverses des personnages d’une nation issue de l’immigration d’horizons divers. Et cela, à travers la vision d’une ville qui continue d’incarner, même dans sa démesure capitaliste, un idéal d’une Amérique pas « great again » dans l’étroitesse de vues nationalises de son populiste Président (qu’elle désavoue), mais toujours grande et « First », dans des idéaux de générosité et de culture libre métissée qu’elle incarne toujours.


Wonderful Town,
De Leonard Bernstein
Opéra de Toulon,
26, 28 et 30 janvier 2018

Direction musicale :  Larry Blank
Mise en scène : Olivier Bénézech
Scénographie : Luc Londiveau
Chorégraphie : Johan Nus
Costumes : Frédéric Olivier
 Lumières :  Marc-Antoine Vellutini
Création vidéo : Gilles Papain
Collaboratrice à la mise en scène : Alyssa Landry
Piano, assistant à la direction musicale : Daniel Glet
Création en FranceNouvelle production :  Production Opéra de Toulon
Distribution :
Ruth Sherwood : Jasmine Roy ; Eileen Sherwood :  Rafaëlle Cohen  ; Helen : Dalia Constantin ; Violet : Lauren Van Kempen ; Mrs Wade : Alyssa Landry.
Robert Baker : Maxime de Toledo ;  Wreck : Thomas Boutilier ;  Lonigan : Franck Lopez ;  Appopolous : Jacques Verzier ; Speedy Valenti  : Scott Emerson  ; Frank Lippencott : Sinan Bertrand  ; Chick Clark : Julien Salvia.
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Toulon
 Photos : © Frédéric Stephan
1. Manif ;
2. La chambrette es sœurettes ;
3. Rédaction du journal ;
4. Foot vainqueur ;
5. Ruth conga.



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