vendredi, janvier 01, 2016

VIE TOUT COURT 2015/2016 : La Vie Parisienne



LA VIE PARISIENNE (1866)

Opéra-bouffe,

Livret d’Henri Mailhac et Ludovic Halévy,

Musique d’Offenbach.

Opéra de Marseille

2 janvier 2011
Coproduction Opéra de Marseille / Opéra d’Avignon / Opéra de Reims / Opéra Théâtre de Saint-Étienne / Opéra de Toulon / Théâtre du Capitole de Toulouse.

    Pour être déjà ancienne, cette heureuse production qui « tourne, tourne, tourne » comme la tourbillonnante ritournelle de l’œuvre, semble toujours neuve, n’a pas pris une ride, au contraire, depuis affinée et raffinée. Aussi reprendrai-je ce que j’en disais après son passage avignonnais du 2 janvier 2011, à des nuances près de relecture et, naturellement, de distribution différente.
 L’œuvre
    Le XIXe siècle aimait et réprouvait les prostituées de haut ou bas étage, courtisanes, cocottes ou cocodettes, vouées au cocuage matrimonial de mâles en manque, nécessaire pendant luxurieux au luxe moral de la chasteté forcée ou forcenée des épouses et des petites filles modèles. Bien que les demi-mondaines tarifées fussent souvent en concurrence avec les femmes du monde gratuites relativement, comme le souligneront cyniquement les deux galants héros, et pas moins dangereuses les unes que les autres pour las santé…

  Certes, ici, l’infidèle Métella, dont les richards émoustillés se passent l’adresse comme d’un bon coup, fera la reconquête de l’un de ses amants, Raoul de Gardefeu sinon du sérail masculin complet. Il n’en reste pas moins que, derrière le rythme pétaradant et la mousse pétillante de la musique d’Offenbach et du livret de Meilhac et Halévy, c’est la satire joyeuse mais féroce de toute une société matérialiste, avide à satiété de nourritures terrestres (dîners toujours prêts, fêtes toujours apprêtées), une société repue qui en veut cyniquement pour son argent comme le Brésilien (« J’en aurai pour mon argent, je vous le jure ! ») ou le Baron suédois qui veut effrontément et grassement « s’en fourrer » jusque-là ! », les femmes étant au menu, naturellement partie du dessert. Même si l’échec des berneurs bernés fait partie de la tradition bouffe sinon de la bouffe, la partie de dupes faisant partie du jeu aux dés pipés : le snobisme est un strabisme qui fait prendre le demi-monde louche pour le grand monde à lorgnon et tel est pris qui croyait avoir une bonne prise ; la chair est forcément chère et c’est sur l’autel du plumard qu’est fatalement plumé le pigeon. Mais, pleins aux as, ils s’en remettront.
Ici, c’est le couple exotique, suédois, du Baron et Baronne de Gondremarck, venus passer du bon temps à Paris, chacun espérant tromper l’autre, qui sera abusé à son tour par un faux et facétieux cicérone, attrapé finalement lui-même comme un renard qu’une poule aurait pris.

Réalisation
   Nadine Duffaut, qui signe la mise en scène, la déplace, de l’Exposition Universelle de 1866, l’apogée du Second Empire à, apparemment, celle de 1900, bref, après le désastre de 1870, après l’hécatombe de la Commune de 71 et avant le cataclysme de 1914. C’est donc une parenthèse historique heureuse, en pleine « Belle époque », en plein cœur du « Gai Paris », l’acmé sans doute du rayonnement universel de la capitale qu’on vient visiter du monde entier : en témoignent le couple suédois, le Brésilien et d’autres allusions, soulignées par ces petits drapeaux nationaux agités par les voyageurs de ce superbe hall de gare avec vue lointaine de la neuve Tour Eiffel, sommet littéralement de l’architecture industrielle. Le petit train amusant est dense d’une réalité historique : le Second Empire avait vu le tissage de toute la France par le réseau ferré ; les Grands Boulevards de Paris tracés par Haussmann, larges pour éviter les barricades comme en 1848, étaient surtout de grands axes reliant rapidement les grandes gares. Comme celle-ci, de l’ouest, vers Deauville, Trouville, autres lieux du jeu, du plaisir. L’immense cadran d’horloge omniprésent c’est toujours le style industriel allégé en dentelle, comme je le disais du Baroque, « à l’image d’une époque qui éleva l’utilitaire au niveau de l’art et l’art à la dignité de l’utile », l’Art Nouveau étant, de fait, un néo-rococo.

  Dans une élégante grisaille générale très 1900, percé d’une immense circonférence, cadran d’horloge ou porte dérobée du vaudeville, un mur cylindrique, en plan coupé curviligne tournant sur rails au gré des lieux de la tourbillonnante action, comme tournent les plantureuses dames et nourritures promises aux appétits, les immenses bouteilles de champagne aux noms drolatiques contextuels (« Veuve du Colonel », « Baron de Frascata », etc). Quelques meubles très purs assortis, chaise à dossier aussi à pan coupé à la Horta (décors Emmanuelle Favre) d’un Art Nouveau et style nouille végétalisé de projections, fleuri de femmes —sinon jeunes filles— fleurs, dont une tête féminine à la Mucha, pressentant déjà l’abstraction et l’Art Déco, dans une lumière albugineuse, bleutée ou rouge pastel selon les moments (Philippe Grosperrin) d’une époque qui découvre l’électricité et semble chasser définitivement les ténèbres.

  Les dames, mêmes cocottes cancannantes, n’ont plus de froufroutantes et affriolantes, suffocantes crinolines à grand renfort de baleines, de carcasses : libérées du carcan du corset, elles portent les robes souples de Poiret, asymétriques, tailles sous les seins, des manteaux-enveloppe en ovale ou mandorle exaltant par le secret les formes suggérées et non soulignées, d’une grande beauté, noirs, blancs, rayés, mouchetés, quadrillés, pied de poule, dans des dégradés de gris et de beige d’une rare élégance, aigrettes ou capelines (Gérard Audier). Signe des temps, Métella arbore un cerceau externe à sa robe libérée ! Et la veuve éplorée, joyeuse, libérée du mariage, déploie des dessous rouges papillon sous la chrysalide de sa robe de deuil.
   Mais, l’intelligence sensible de Nadine Duffaut, sorte de signature chez elle, c’est que si elle joue le jeu du jeu burlesque chez ces richissimes bourgeois ou aristos, elle n’en oublie pas l’envers du décor de cette société replète et prospère : comme des machinistes qui occuperaient enfin le devant de la scène, elle donne à voir les rouages de l’ombre qui font marcher cette société, les ouvriers, employés, marchands de journaux, bonnes, ivrogne, prostituées déjà prêtes en petite tenue sous le manteau, voleur, policiers d’une société apparemment policée mais impitoyable aux faibles et pauvres qui la font luxueusement vivre en vivant mal. Presque des damnés de la terre… Et elle-même, aux saluts, salopette et casquette, arbore un costume de chemineau vagabond des chemins ou de cheminot de ce chemin de fer. En sorte que le travestissement bouffe des domestiques le temps d’une soirée de dupes est une sorte de compensation, de vengeance sociale mais qui en fait autant de Cendrillons vite renvoyées à leur condition première.


Interprétation
   Le piège de ce type d’œuvre, c’est le passage redoutable entre les parties chantées et les parties parlées, qui n’ont guère d’intérêt, même pas celui de la parodie mythologique de La Belle Hélène, qui amuse au moins l’esprit. Très souvent, cela se paye d’une chute du rythme, d’un appesantissement du tempo général. Fort heureusement, ici, la direction d’acteur garde au plateau un tempo presque haletant, hilarant, délirant parfois dans ses symétries et défilés en mesure, en accord parfait avec le rythme frénétique,que donne à la fosse et aux chanteurs la direction d’orchestre de Dominique Trottein : égal à lui-même dans la vivacité primesautière et pimpante de certains airs, il enchaîne sans faiblir cette suite brillante et sémillante de séguedilles, de valses, de « galops », épargnant à Offenbach les lourdeurs dont on l’accable trop souvent, et la mise en scène, subtilement, anime, musicalise aussi, dans des contrechamps et contredanses réussis, la foule des personnages, des choristes, dont les gestes, les pas, sont aussi des pas de danse : tout chante et danse, comme le disent d’ailleurs les personnages. Le cancan final endiablé réglé par Julien Lestel, avec référence obligée à la Goulue et Valentin le désossé, étonnants contorsionnistes dénichés ou débauchés du Moulin Rouge (Adonis Kosmadakis et Erica Bailey), est un prolongement naturel et pas une pièce platement plaquée.

   Toute la distribution, si nombreuse, est d’une remarquable homogénéité scénique et vocale, sans oublier des chœurs (Emmanuel Trenque) qui jouent, au sens propre du terme, parfaitement leur partie, avec une joie et un entrain communicatifs. Trop souvent, le nombre de chanteurs étant si important pour un nombre d’airs dévolus à chacun assez réduit, l’on opte pour privilégier leurs qualités de comédien plus que de chanteur, au détriment de la musique. Certes, ici, il y a des voix qu’on appelle d’opéra, et, d’autres, plus légères, d’opérette. Mais les premiers ne jouant pas à écraser les seconds et ces derniers n’étant pas vocalement négligeables, cela crée une satisfaisante harmonie du plateau qu’il convient de souligner.
   Ainsi, les « paires », les couples, finalement, que font le baron et la baronne de Gondremark (Olivier Grand, à grande voix et Laurence Janot, timbre riche et fruité), sont remarquables en jeu et voix. Le sonore Bobinet, grand gamin dégingandé, déjà apprécié dans Manon (Christophe Gay) fait une en baryton une sacrée paire avec son compère Gardefeu, Armando Noguera, plein en voix, plein d’allant et d’allure avant de perdre la figure pris à son jeu de Don Juan toujours en échec par les circonstances. L’autre couple aux couplets emblématiques, adversaires et complémentaires, c’est la gantière et le bottier : Clémence Barrabé est une Gabrielle acidulée et pinçante et la très joyeuse et soyeuse veuve du Colonel à laquelle Dominique Desmons, son pendant et pendard de Frick, facétieux et frustre alsacien, donne une réplique pleine de verve et verbe pâteux. Dernière paire, les deux parentes trouble-fête, la vieille revêche et la pimbêche, Jeanne-Marie Lévy, au timbre savoureux déjà goûté dans Manon, croustillante Madame de Quimper-Karadec, assortie d’une nièce à la verte indignation, Madame de Folle-Verdure, Anne-Marguerite Werster, qu’on a plaisir à réentendre ici, bien que trop peu dans ce rôle trop court.
Dans ce vaudeville où les couples marchent en façade par deux en espérant la marche à trois, Métella, étant la pièce maîtresse, au double sens propre du mot, que chacun des fringants et frétillants messieurs rêve de mettre dans son jeu et lit, c’est un peu l’Arlésienne de l’œuvre dont on parle plus qu’elle ne chante.  Marie-Ange Todorovitch l’incarne, souveraine dans ses robes et manteau et capelines, au timbre voluptueux de promesses galantes, désinvolte dans son premier air (« Connais pas… »), ironique dans le troisième, et, même à l’air de la longue lettre, sans grande nécessité dramatique ni musicale, elle donne une sorte de nostalgie qu’elle effeuille comme pétales de rose ou de marguerite au vent du souvenir, peut-être d’un grand amour vécu avec le Marquis de Frascata qui, pourtant recommande à ses sexuels services, son ami le Baron suédois.

   À leurs côtés, les autres personnages également singuliers, la Pauline coquine de Ludivine Gombert, familière déjà de l’œuvre, au timbre ravissant, le Brésilien inénarrable de Bernard Imbert, au grand « galop », de son air, et tous les comparses en paires de rôles, Patrick Delcour (Alfred/Urbain), Antoine Garcin (Alphonse/Gontran) ou en singularité, le Prosper futé et affûté de Jacques Lemaire, et le Joseph de Barnard Maltère. Distribution de qualité d’un bout à l’autre.
À cheval sur 2015, année terrible, et 2016 dont on forme des vœux pour qu’elle soit meilleure, une production heureuse comme un espoir dans l’art et les artistes.

La Vie parisienne de J. Offenbach

Coproduction Opéra de Marseille / Opéra d’Avignon / Opéra de Reims / Opéra Théâtre de Saint-Étienne / Opéra de Toulon / Théâtre du Capitole de Toulouse.

Opéra de Marseille
29, 31, décembre 2015, 3, 5 et 7 janvier 2016

Orchestre et chœur de l’Opéra de Marseille
Direction musicale : Dominique Trottein
 ;
Mise en scène :  Nadine Duffaut
 ; Chorégraphie :  Julien Lestel.
Décors : Emmanuelle Favre
 ; Costumes :  Gérard Audier
 ; Lumières :  Philippe Grosperrin

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Distribution :
Gabrielle : Clémence BARRABÉ ;
 Metella : Marie-Ange TODOROVITCH  ; 
Baronne de Gondremarck : Laurence JANOT ;
 Pauline : Ludivine GOMBERT ;  Madame de Quimper-Karadec : Jeanne-Marie Lévy ; Madame de Folle-Verdure : Anne-Marguerite Werster ; Raoul de Gardefeu : Armando NOGUERA ; Baron de Gondremarck : Olivier GRAND ; 
Bobinet : Christophe GAY ; 
 
Frick : Dominique DESMONS ; 
le Brésilien :  Bernard IMBERT ; 
Alfred / Urbain : Patrick DELCOUR ; 
Prosper : Jacques LEMAIRE ; 
Alphonse / Gontran :  Antoine GARCIN ; 
Joseph :  Bernard MALTERE .
Ballet : Compagnie Julien Lestel (solistes : Adonis Kosmadakis et Erica Bailey).

Photos : Christian Dresse, légendes B. P.
1. La paire de compères roulés : à gauche, Noguera et Gay à droite…
2… par le tiers et la traîtresse : Garcin donnant le bras à Métella, Todorovitch ;
3. La roue de secours de la Baronne : Janot, à ses pieds, Grand et Noguera ; 
4. Bottier à la botte de la sévère gantière : Desmons, Barrabé ;
5. Un Brésilien cousu d’or et de fil blanc, Imbert ;
6. Une lettre d’amour à la coquette cocotte : Todorovitch ;
7. Trio de dames à la mode : Werster, Janot, Lévy;
8. « Tout tourne, tourne… » ;
9. « Tout danse, danse… »

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