mercredi, janvier 27, 2016

À PERDRE LA TÊTE…

MARIA STUARDA

1834

Drame lyrique en trois actes de Gaetano Donizetti

Livret de Giuseppe Bardari

D’après la pièce de Schiller (1801)

(version concertante)

Opéra Grand Avignon

24 janvier 2016

Création à Avignon

À PERDRE LA TÊTE
     De Marie Stuart, on pourrait dire que sa fin tragique lui a laissé une place dans l’Histoire que son histoire ne lui aurait pas accordée.

     Et pourtant… reine d’Écosse à quelques jours de sa naissance, de 1542 à 1567, reine de France à dix-sept ans de 1559 à 1560, considérée par les catholiques reine légitime d’Angleterre et d’Irlande contre sa cousine Élisabeth (1533-1603) reine « bâtarde » car née d’Anne Boleyn après l’irrecevable divorce pour eux d’Henry VIII d’avec Catherine d’Aragon, et écartée de la succession par son père qui fit décapiter sa mère puis par son frère Édouard VI. Tout pour une grande vie de reine multiple. Élevée dès l’âge de six ans dans la cour de France, parée de toutes grâces et d’une belle culture pour une femme de son temps, à la mort du jeune roi François, catholique fervente, elle rentre à dix-huit ans dans son royaume d’Écosse protestant, régi par son demi-frère en son absence.
    À partir de là, de moins de tête que de cœur, malgré de bonnes intentions, elle ne fait que de mauvais choix : sans consulter personne, jetant dans la révolte son demi-frère et les nobles, elle épouse, son cousin germain, catholique. Son mari la trompe et maltraite, fait assassiner son favori musicien Rizzio sous ses yeux. Un mari tueur, à tuer… Il le sera par son amant, l’aventurier Bothwell. Il organise un attentat dont on croit qu’elle a donné l’ordre ou l’accord : il étrangle le roi consort et fait exploser une bombe, et le scandale, pour camoufler —mal— le meurtre. Marie le fait acquitter du crime sacrilège de régicide, confirmant les présomptions contre elle et, un mois après l’attentat, épouse en troisièmes noces l’assassin de son mari, protestant, s’aliénant, cette fois à la fois les catholiques, les nobles et sa cousine Élisabeth de neuf ans son aînée, la Reine Vierge, célibataire, rétive à l’hymen : il est vrai que l’exemple légué par son père Henry VIII, avec ses familles recomposées, ou plutôt décomposées, trois enfants de trois mères différentes, six mariages, deux divorces et deux femmes décapitées, n’incitait guère à donner confiance en l’institution conjugale. Élisabeth, choquée par la désinvolture matrimoniale et ce divorce à l’écossaise, à la dynamite, de sa jeune cousine, et rivale tranquillement déclarée pour son trône d’Angleterre, n’osant un procès sur le régicide, fera instruire une enquête sur l’assassinat du roi consort, son cousin aussi.

   Défaite par les lords révoltés menés par son demi-frère, emprisonnée —déjà— Marie s’évade  et va chercher refuge auprès d’Élisabeth, la prudente anglicane : elle a les Écossais sur le dos et se jette dans les bras des Anglais. Embarrassant cadeau pour Élisabeth qui enferme de résidence surveillée en prison de plus en plus sévère son encombrante cousine, soutenue par la France et la très catholique Espagne, pour empêcher, vainement, ses conspirations contre son trône et sa vie. Le dernier complot, de Babington, dans lequel on l’implique, à tort ou a raison, signera son arrêt de mort. On portera au crédit d’Élisabeth au moins d’avoir hésité dix-huit ans à se débarrasser de l’empêcheuse de régner en rond car les Tudor ont la hache facile : son père a fait décapiter deux de ses femmes, Anne Boleyn et Catherine Howard, son frère Edouard VI fait décapiter la gouvernante de leur demi-sœur Marie Tudor et celle-ci, Jeanne Grey, mise sur le trône à sa place. Dernière de cette charmante famille, Élisabeth tranche finalement dans le vif du sujet,  royal, mais après un procès qui condamne Marie à l’unanimité. À quarante-cinq ans, dont dix-neuf de captivité avec la prison écossaise, la triple reine, née apparemment pour les plaisirs, meurt atrocement : le bourreau, ivre, s’y reprend à trois fois pour la décapiter. Sans laisser une œuvre politique comme reine, elle sort de l’Histoire pour entrer dans la légende.


De la tragédie à l’opéra

    Après une pièce française du XVIIe siècle, c’est la légende que cultive la tragédie de Schiller que Donizetti et son librettiste ont vue dans la traduction italienne de 1830. Réduisant à six le nombre de personnages, contraintes déjà économiques de l’opéra baroque et romantique qui emploie tout de même un vaste chœur, condensant en un seul Leicester le personnage de Mortimer, l’amoureux, et celui qui complote l’évasion de Marie.

    Contrairement à la pièce de théâtre qui commence après le procès alors que Marie connaît déjà sa condamnation, l’œuvre en étire habilement l’angoissante attente jusqu’au dernier acte, en ménage le suspense après une montée dramatique qui culmine jusqu’au paroxysme de l’affrontement entre les deux femmes ; l’opéra élude le procès préalable et fait porter sur la seule reine Élisabeth la responsabilité de la sentence finale de mort, et non pour des raisons de justice et de politique, mais plus humainement passionnelles : la jalousie. Élisabeth dispute à Marie l’amour de Leicester qui a juré de la délivrer, et tente vainement de réconcilier les deux femmes et d’éviter l’issue fatale, qu’il ne fait que précipiter comme Desdémone plaidant pour Cassio et le perdant aux yeux du jaloux Othello,  tout ce qu’il dit en faveur de la reine d’Écosse se retourne contre elle.

 L’HISTOIRE SUBLIMÉE PAR UNE VOCALITÉ SUBLIME

   En musique et très beau chant, ces aménagements dramatiques ont l’intérêt d’opposer des personnages antithétiques, contraires (Talbot) ou défavorables (Cécil) à Marie, des duos parallèles très intenses entre les deux reines et leur commun amour Leicester, l’un avec des apartés dépités ou rageurs d’Élisabeth qui tente et sonde les sentiments de celui qu’elle aime en secret mais aime Marie, comme Amnéris testant et découvrant l’amour d’Aïda, l’autre, entre espoir et détresse, entre Marie et Leicester, enfin, le climax, le sommet, le duo entre les deux reines où Marie, tout humilité d’abord, précipite sa chute en traitant Élisabeth de « bâtarde ». Les ensembles s’inscrivent en toute logique et avec une grande efficacité dramatique comme témoins impuissants, intercédant en sentiments opposés entre les deux femmes. Le chœur exprime joie, pitié du sort de Marie et, dans sa dernière intervention, évoque l’échafaud, l’apprêt du supplice, rendant inutile leur présence scénique.

    Et, on ne devrait pas le dire trop haut en ces temps où l’opéra, par force, se fait concert, le spectacle disparaissant par la pénurie, c’est l’un des intérêts de cette version « concertante », « concentrante », concentrée sur la musique et les voix. Mais quelles voix, et quels artistes ! On oserait dire que tout parut plus fort, plus intense dans cet alignement des chanteurs ne diluant, pas dans une scène en mouvement et un jeu spatialisé, la puissance de leur expression vocale et dramatique. Et, si le mot n’était aujourd’hui aussi galvaudé, on oserait dire aussi qu’ils nous offrirent une représentation où le tragique de l’Histoire était sublimé, au vrai sens d’‘idéalisé’, ‘purifié’, par la beauté sublime de leur voix et de leur interprétation.

   Concentration dynamique, haletante, du chef, Luciano Acocella, qui ne délaye jamais la trame orchestrale toujours un peu lâche de Donizetti, la resserrant par un tempo qui participe de ce drame qui court vertigineusement vers son inéluctable fin, que l’on connaît tout en la rêvant différente, sachant tamiser en clair-obscur le chœur (Aurore Marchand) jubilant du début, passant à l’ombreuse prière à mi-voix de la requête de pitié. Contenant l’orchestre ou le stimulant, mais toujours attentif aux chanteurs, à leur souffle, au texte qu’il module silencieusement.


    En majesté, Karine Deshayes, dans le personnage ingrat, ici simplifié d’Élisabeth, déploie la générosité de son mezzo, qui semble s’être étoffé et unifié en tissu somptueux du grave à l’aigu facile, prêtant la volupté du velours de la voix à une virginale reine dont elle nous fait sentir, dans ce chant ardent, que toute cette glace sensuelle est prête à fondre, contrainte de confondre un évasif objet d’amour qui glisse entre ses doigts. Ses regards sur Leicester disent le dépit amoureux, la jalousie, la haine de l’autre, l’humiliation de la reine, la douleur de la femme : tout le rugissement d’un fauve à peine contenu par la politesse et politique de cour : la passion dévorante contrôlée apparemment par les tours et détours policés du bel canto. 
Karine Deshayes, Ismael Jordi (photo Muriel Roumier)

Face à elle, face à face, affrontée et même effrontée malgré le danger, Patrizia Ciofi, sur une tessiture moins vertigineuse que nombre de ses rôles habituels, un médium corsé, onctueux, assombri, fait planer des aigus rêveurs dans son évocation mélancolique des jours heureux de France, donnant un sens à chaque ornement, gruppetti égrenés telles des images vocales, des pétales effeuillés du bonheur d’autrefois : comme étrangère déjà à elle-même, elle dénoue avec une élégance nostalgique les rubans des vocalises comme elle délierait des liens qui l’entravent dans son ascension spirituelle vers la liberté : son adieu aux autres et un adieu à soi, elle fait poésie de la rondeur et douceur de son timbre mais, ses grands yeux bleus lançant des flammes, devant les provocations insultantes de la reine d’Angleterre, ose le déchirer du cri de l’injure impardonnable qu’elle sait payer de sa vie, défaite mais non vaincue.

     Entre ces deux femmes, une qui l’aime, l’autre qu’il aime,  tentant vainement de ménager et de fléchir la reine triomphante, vouant à la reine prisonnière un amour digne à la fois de la courtoisie troubadouresque et du désir héroïque sacrificiel chevaleresque, Ismaël Jordi est un Leicester juvénile, perdu, éperdu, entre ces deux grands fauves politiques, et tout son visage, son corps autant que sa voix expriment son déchirement. Sa voix riche de ténor flexible, déjouant en virtuose tous les pièges vertigineux de la partition, traduit avec une émouvante expressivité le drame vécu par ce témoin impuissant devant le conflit passionnel à en perdre la tête qui prend le pas sur la raison des deux femmes.
Reines ennemies mais reines du bel canto amies
(photo Muriel Roumier)

   Michele Pertusi prête sa grande et belle voix de basse, son élégance, sa noblesse, à un Talbot confident et confesseur ému mais non complaisant d’une Marie qu’il exhorte à mourir chrétiennement en avouant ses fautes qu’elle ne peut cacher à un dieu vengeur. À l’opposé, ennemi politique de la reine d’Écosse, Cecil, est chanté par le baryton Yann Toussaint qui en aiguise l’implacable Raison d’état d’une inflexible voix aux éclats d’acier qui en appellent à ceux de la hache. Dans le rôle sacrifié de la suivante désespérée, Anna Kennedy, qui bandera les yeux de la reine martyre, Ludivine Gombert, avec peine quelques phrases et des ensembles émouvants, fait entendre un soprano d’une pureté diamantine dans la pourriture politique et passionnelle.

   Emprisonnée en mai 1568 par Élisabeth qui, en réalité, se refusera toujours à la rencontrer, Marie Stuart, poétesse également, avait brodé sur sa robe cette devise : « En ma Fin gît mon Commencement ». La légende, sinon l’Histoire lui donnent raison.
Maria Stuarda de Donizetti
Opéra Grand Avignon, 24 et 27 janvier .
Orchestre Régional Avignon-Provence. Chœur de l'Opéra Grand Avignon. Direction musicale : Luciano Acocella. Direction des choeurs : Aurore Marchand. Etudes musicales : Kira Parfeevets.
Distribution
 : Maria Stuarda : Patrizia Ciofi . Elisabetta : Karine Deshayes ; Anna Kennedy : Ludivine Gombert. Leicester : Ismaël Jordi, Anna Kennedy : Ludivine Gombert ; Talbot : Michele Pertusi ; Cecil : Yann Toussaint
Sous l'égide de l'Association des «Amis du Théâtre lyrique»
Photos : Jean-François Canavaggia.
1. Les saluts : Gombert, Pertusi, Ciofi, Acocella, Deshayes, Jordi, Toussaint;
2. Gombert, Pertusi, Ciofi.


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