jeudi, novembre 05, 2015

SÉMIRAMIS


SEMIRAMIDE

Opéra en deux actes

Musique de Giocchino  Rossini,

 livret de Gaetano Rossi

Opéra de Marseille, 27 octobre 2015


        Semiramide, opera seria de Rossini, nous revient après dix-huit ans d’absence et, par la beauté extraordinaire de son chant, d’une virtuosité à couper notre souffle (pas celui des chanteurs !) a embrasé le public amateur de lyrisme pyrotechnique en ces temps de froidure soudaine. Temps de froidure économique aussi, ce fut non une version scénique, avec mise en scène, mais une version concertante, finalement non distraite par les décors et le jeu, attention plus concentrée donc sur la musique et le chant, prodigieux, il est vrai, menés de main de maître par Giuliano Carella.
Giuliano Carella


      Cet opera seria en deux actes, le dernier de Rossini en Italie avant son départ définitif pour la France, d'après la Sémiramis de Voltaire de 1748, fut créé à Venise, au Teatro de La Fenice, en 1823. L’esthétique de Rossini, regarde encore vers le XVIIIe siècle, c’est le crépuscule, les derniers feux du bel canto au sens précis du terme, l’art vocal virtuose des castrats, qu’il contribua à éclipser en imposant, à leur place, des femmes travesties dans des rôles héroïques.

      Giocchino Rossini, dans l’esprit et l’oreille des auditeurs, est associé non à l’opéra sérieux, c’est-à-dire tragique, mais à l’opera bouffa, comique : on pense alors à sa trilogie fameuse, Le Barbier de Séville, l’Italienne à Alger, au Turc en Italie, et aussi à la mi-sérieuse Cenerentola, Cendrillon. Cependant, ou oublie trop qu’il passait également pour maître de ces drames fastueux qui allaient puiser leurs sujets non plus tellement dans la mythologie comme à l’époque baroque, mais dans l’histoire ancienne. Et ici, nous allons nous trouver dans l’Assyrie antique (aujourd’hui la Syrie déchirée par la guerre et la barbarie), alors foyer de notre civilisation puisque autant les Égyptiens que les Grecs anciens furent tributaires de la science, de l’astronomie des Chaldéens et des Assyriens.

L’œuvre  : une intrigue policière

       Le lieu : Babylone

     Tout le monde a entendu parler ou a vu au musée de Berlin partie des reproductions des murs en briques émaillées de bleu, la porte aux lions, de Babylone, la ville immense de Mésopotamie, au sens grec, ’région entre deux fleuves’, le Tigre et l’Euphrate. Les ruines se trouvent, à quelque quatre-vingt-dix kilomètres au sud de Bagdad. Capitale, pendant près de douze siècles, d’une des plus brillantes civilisations de l’Antiquité, Babylone, où la Bible situe la tour de Babel immense qui, faute d’une langue commune entres les peuples  l’édifiaient, s’écroula, était célèbre pour ses jardins suspendus, dont la création est prêtée à Sémiramis, historique et légendaire reine guerrière.

     Protagonistes et intrigues

    On arrive rarement au pouvoir dans l’innocence. Épouse d’un roi, Sémiramis épousa en secondes noces Ninus (Nino dans l’opéra), qui contraignit son premier mari au suicide pour convoler avec elle. À son tour, Ninus meurt, mais assassiné, on ne sait par qui, et, veuve de deux rois, Sémiramis règne sans partage. Leur fils, Ninias, autre mystère, a disparu depuis vingt ans. De quoi titiller les fameuses petites cellules grises d’un Hercule Poirot archéologue. Car il faudra résoudre les deux énigmes, mort du roi et disparition de l’héritier du trône, un peu comme dans la Thèbes d’Œdipe-roi, la première pièce ou roman policier de l’histoire, pour que s’apaise la colère apparemment inexplicable des dieux dont est victime Babylone. Des dieux, en somme, qui permettent les crimes, et châtient les pauvres humains de ne pas résoudre les énigmes qu’ils ont eux-mêmes causées, leur imputant de n’en pas punir les coupables.
Le grand prêtre de Baal, Oroe, leur interprète, proclame cependant l'avènement prochain de la justice, de la vengeance et d’un nouveau roi. Tout en posant, d’emblée, l’enjeu, le suspense, c’est l’occasion de grands chœurs à la fois de déploration et d’allégresse. Sémiramis confirme, mais sans autre précision, qu’elle va désigner son successeur : autre suspense, qui? Le prince Assur, assure, cela coule de source onomastique, qu’il sera l’élu et prétend épouser son élue, la princesse Azema.

     Mais voici qu’arrive Arsace, jeune général victorieux de l'armée assyrienne, qui chante sa joie de revenir et de revoir la princesse Azéma qu’il aime —et réciproquement— et veut épouser : autre nœud, deux prétendants pour une même femme, banal. Mais un troisième larron ambitionne aussi le cœur de la belle ! Qui sera vainqueur? 
Mais voilà que Sémiramis, qui attendait ardemment Arsace, croyant être aimée en retour, lui déclare sa flamme, lui propose sa main et le trône. Les affaires de cour et de cœur se corsent à Babylone. Sémiramis, de toute son autorité absolue, fait jurer à tous de respecter son choix du successeur sur le trône, qu’elle entend épouser : Arsace !  Désespoir d’Azéma et du jeune général amoureux, fureur d’Assur frustré dans son ambition. Même le fantôme apparu de Ninus, le roi assassiné, tonne et détonne sur ce qui devait être une fête. Pourquoi l’ombre du roi est-elle courroucée ? Bien sûr, il réclame vengeance (depuis le temps?) de sa mort . Mais est-ce tout ?

    Non, ce n’est pas tout : le grand prêtre reconnaît en Arsace le fils disparu du roi, donc, horreur ! fiancé à sa propre mère, on comprend l’indignation du royal spectre du père et époux. Il appartient donc à Arsace, accablé, pour apaiser les dieux et le fantôme de Ninus son père, de venger l’assassin ou les assassins. Mieux encore : un aparté haineux et menaçant entre Assur et la reine nous révèle qu’ils furent amants et les assassins du roi Ninus ! Bref, c’est déjà Hamlet à Babylone devant tuer sa mère et son amant (comme Oreste tue la sienne et son complice pour venger son papa Agamemnon). Il a du mal à s’y résoudre, même si Sémiramis, mise au courant, l’en implore pour expier ses fautes : régicide et inceste, bien que non consommé.


    Et tout le monde de se retrouver dans le ténébreux caveau du roi Ninus, Assur pour y assassiner Arsace, Sémiramis pour tuer ce dernier et sauver son fils, et, celui-ci, tremblant, pour immoler dans le noir, à l’exhortation du Grand prêtre, l’assassin du roi. Arsace lève le glaive pour tuer sans trop savoir qui. Le Grand prêtre lui ordonne de frapper. La lame s’abat, un corps tombe. Mais de qui ? Suspense final.

    Arsace, dans un œdipe freudien inversé, a occis sa propre mère.
    Bref, ce drame si long répond bien aux réquisits de l'intrigue policière en posant les questions qui la constituent : Où? Quoi? Qui? Comment? et enfin : Pourquoi?

     Interprétation

     On le disait ici même à propos du Trovatore, Giuliano Carella, à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Marseille à son mieux est incontestablement un grand maître de cette musique italienne à laquelle il insuffle, sans boursoufler, une vivacité, une vie au sens propre du terme, qui en est une authentique marque : il polit les cuivres, affûte en douceur les flûtes rossiniennes, chérit les chœurs bien préparés par Emmanuel Trenque et les chanteurs sont choyés par sa battue attentive, mais sans complaisance rythmique, au confort d’un chant d’une exigence périlleuse. Il sait magnifier les lignes majestueuses de cette grande partition, en détailler, en faire briller, sans fouillis, les trouvailles de timbres et couleurs, avec un rare équilibre de l’ensemble et du détail. Les récits obligés, comme il convient à l’opera seria dramatique, sont animés et amenés dans un habile fondu avec l’aria sans la cassure mécanique qui en est souvent l’écueil. Il obtient de la masse choriste, orchestrale et soliste, une palette de nuances qui rend à cette musique monumentale sa variété, sans laquelle on serait un peu écrasé par la rhétorique massive du genre. Il revisite avec intelligence l’œuvre, fait vivre de l’intérieur et justifie une esthétique qu’on aurait crue, à tort, reléguée au musée des curiosités.

     Il dispose, il est vrai, d’une phalange exceptionnelle, à tous les niveaux, de chanteurs pliés à l’exigence technique de ce style brillant qui exclut la médiocrité dans la moindre des parties. Ainsi, dans les rôles les plus courts, Samy Camps, ténor, sait poser toute l’autorité de Mitrane, capitaine de la garde royale, et Azema, l’épisodique princesse disputée par rien de moins qu’Assur, Arsace et Idreno, est joliment justifiée par Jennifer Michel dont le soprano mûrit sans rien perdre, même en brune, de sa douce blondeur de timbre. Dans une œuvre dont les rivaux principaux sont des voix graves, et l’héroïne une soprano dramatique, Rossini exalte malgré tout la voix de ténor dans ce rôle ingrat d’amant transi, Idreno, lui prêtant des airs diaboliques par la tessiture et la virtuosité. Le timbre de David Alegret qui, l’incarne, est guère séduisant, mais sa technique à surmonter cette partition terrible est indiscutable et le public marseillais ne se trompe pas en lui réservant une ovation.

     Ces personnages ne sont là que pour nourrir l’intrigue amoureuse secondaire, de mise dans la convention du dramma per musica avec ses héros tragiques, dont l’amour, comme le disait Corneille pour la tragédie, est la part humaine de leur surhumaine dimension. Le quatuor, noyau essentiel du drame, est exceptionnel : la basse Patrick Bolleire campe un imposant Oroe, se glissant dans la peau et la voix ténébreuse du Grand prêtre et astrologue (les Assyriens inventèrent l’astrologie), oraculaire et majestueux interprète des dieux et de leurs insondables desseins, par ailleurs, voix d’outre-tombe du spectre de Ninus. Dans sa prise de rôle du prince Assur, intriguant, ambitieux et régicide, Mirco Palazzi est magistral d’emblée : timbre sombre, voix large et égale sur toute la tessiture de basse, il surmonte avec aisance toutes les épreuves stylistiques et techniques que Rossini se plaît à semer dans sa partition, et sait velouter de vénéneuses insinuations piano ses menaces à son ex-amante Sémiramis, mais aussi clamer, déclamer ses fureurs et frustrations, délirer son air de folie, dont Verdi se souviendra pour son Nabucco, qui n’était pas, comme on le croit, l’apanage exclusifs des folles prima donnas.

     Arsace, personnage féminin travesti en général, est exalté par la mezzo, Varduhi Abrahamyan, la meilleure interprète sans doute du rôle depuis Marilyn Horne, avec l’avantage d’un physique avantageux (de femme) qu’elle ne masculinise heureusement pas et d’un jeu passionné mais sans les outrances de son illustre devancière. Elle se rit avec aisance de toutes les difficultés de la partition et nous régale d’un timbre charnu du grave à l’aigu, velouté, sensuel, aux somptueuses couleurs. À ses côtés, en Semiramide, Jessica Pratt, qui n’est pas le soprano dramatique exactement requis par le rôle, pourrait pâlir et pâtir d’un grave et d’un médium trop doux pour l’absolutisme d’une reine guerrière et régicide, mais, prise ici dans les inquiétudes d’une incertaine fin de règne, tenaillée par le remords et l’amour d’un garçon plus jeune, cette fragilité lui donne une touchante humanité qui, d’avance, l’absout de ses crimes, l’assassinat d’un monarque et mari et le penchant incestueux inconscient vers son image juvénile désormais incarnée par son fils. La beauté lumineuse de son timbre, la sûreté de sa technique, son époustouflante agilité, ses pianissimi filés et ses attaques suraiguës limpides, sans bavure, en font une interprète exceptionnelle.

    Une soirée de jouissance vocale sensuelle qu’aurait pu savourer Stendhal, l’amoureux de Rossini.

Giocchino Rossini,
Semiramide,
Opéra de Marseille
18, 21, 24 et  27 octobre 2015.

Orchestre et chœur de l'Opéra de Marseille
Direction musicale : Giuliano Carella
Distribution
Semiramide : Jessica Pratt ; Arsace : Varduhi Abrahamyan ; Azema : Jennifer Michel ; Assur : Mirco Palazzi ; Idreno : David Alegret ; Oroe / L’Ombre de Nino : Patrick Bolleire ; Mitrane : Samy Camps.

Photos © Christian Dresse :
1.  Patrick Bolleire ;
2. Mirco Palazzi ;
3.  David Alegret ;
4. Varduhi Abrahamyan ;
5. Jessica Pratt ;
6. Les amants régicides ;
7. Saluts. 


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire