vendredi, janvier 30, 2015

CHARLIE CONCERT À MARSEILLE




L’Orchestre philharmonique de l’Opéra fêtait ses 50 ans…
OPÉRA DE MARSEILLE
10 JANVIER 2015

    « Ce siècle avait deux ans… », disait Victor Hugo de sa naissance, grand témoin du sien. Le nôtre en avait quinze, et l’année sept jours… Et nous fûmes les témoins impuissants de l’horreur, de la barbarie, d’une guerre explosant soudain de l’ombre. Comment parler de poésie, d’art, disait tel philosophe, « après Auschwitz » ? dont on commémorait aussi la libération il y a trois jours… Trois jours après les attentats, qui, s’ils l’ont atteinte n’ont pas éteint la dignité et la sensibilité républicaine de la France, trois jours après ces rassemblements spontanés qui ont réuni une nation dans un sursaut d’indignation, de révolte, et de fierté de son identité libertaire, nous avions une autre réponse dans la vaste nef pleine de l’Opéra de Marseille devenue une sorte de cathédrale du recueillement, de la ferveur et de l’affirmation dans la communion de la musique, l’art par-dessus les frontières et les langues, qui parle à chacun en n’en parlant aucune, qui s’adresse et parle à tous dans son seul langage : l’harmonie. La musique est l’art où la discorde, la discordance, la dissonance, loin d’être un désaccord sont au contraire un raffinement voluptueux résolu pacifiquement par l’harmonie. Ainsi, quand le monde est déconcert, cacophonie, mort, le concert, l’harmonie ne sont que davantage vie. Et jamais anniversaire ne fut plus tristement joyeux : en pleine guerre tombée d’un ciel d’enfer, fêter les cinquante ans d’un orchestre, la plus belle arme de paix, d’humanité où le Beau rejoint le Bon, si l’on n’ose dire, par pudeur, le Vrai, selon la trinité  philosophique de Platon.
   Lawrence Foster, le Directeur musical de l’Orchestre Philharmonique, avait invité généreusement trois autres chefs, Serge Baudo, Michael Schønwandt, Pinchas Steinberg, pour cette célébration et sut trouver les mots, dignes et émouvants qui rendirent possible le bonheur de la musique dans le deuil : concert dédié à « Charlie » et, comme un seul homme, un seul peuple, une même âme en deuil, tous les musiciens se levèrent en brandissant la fière et noble pancarte devenue charte de la liberté, de l’unité : « Nous sommes Charlie ». Et, au-delà de la communication, dans la communion, nous étions effectivement tous Charlie.

    
    Il revint à Serge Baudo, l’aîné des trois chefs, quatre-vingt sept ans de jeunesse musicale, d’ouvrir le concert d’autant qu’avec avec Sir John Pritchard il porta cet orchestre symphonique sur les fonts baptismaux et nous transporta ce soir vers les sources berlioziennes. Serge Baudo est donc chez lui à Marseille et habite Berlioz à qui il donna une demeure fixe depuis 1979 en fondant à Lyon le Festival Hector Berlioz, Berlioz jusque-là bêtement boudé en France, heureusement préservé en Angleterre d’où il nous revint dans le triomphe d’enregistrements faisant date. Baudo ouvrait donc la soirée avec, justement, l’Ouverture du Carnaval Romain, où le compositeur réutilisait avec bonheur et succès des motifs tirés du malheur de son opéra Benvenuto Cellini, un échec comme les autres. Début, éveil brumeux dirait-on si l’on n’était à Rome, ou réveil vaporeux, langoureux, sensuel, paresse, caresse des sens évanescents avant que la conscience n’éclaire et ne construise une sensualité de la forme lucide, s’érigeant érotiquement, doucement, en promesse de liesse dans les voluptueuses sollicitations de la palette diverse des pupitres, conduisant savamment la montée jusqu’à la fièvre, la frénésie, l’ivresse irrépressible d’un crescendo, d’un déchaînement et tournoiement orgiaque, orgasmique dirait-on, culminant à un spasme libérateur, explosif, du plaisir : explosion de la vie, Éros affirmé contre Thanatos.
    Lawrence Foster, en maître de cérémonie, s’était réservé la direction du Concerto pour alto et orchestre d’Henri Tomasi (1901-1971), l'un des grands compositeurs français du XXe siècle, le grand compositeur marseillais qui n’est pas un inconnu dans ces colonnes, car je lui ai consacré nombre de pages que l’on peut retrouver ici. Composé en 1950, créé en 1951, jamais réentendu depuis, la recréation, en fait, était une véritable création, consacrée par sa diffusion par France-Musique. Autant que l’on puisse parler sérieusement d’une œuvre en première écoute où l’émotion qu’elle dégage n’engage pas forcément la réflexion de l’écoute mais le réflexe émotionnel, je dirais, laissant parler le sentiment, sans doute aiguisé par cette soirée spécialement émue, et par la connaissance, même modeste, du compositeur pacifiste, que cette œuvre de l’immédiate après-guerre est loin d’en tirer le rideau. Au contraire, elle semble en ouvrir le rideau de scène comme une ouverture tragique, théâtrale, de la tragédie humaine par des couleurs sombres et les déchirements larges comme des blessures de l’alto que la passion de Magali Demesse, soliste extraordinaire, semble autant traduire par la chaleur, la largeur, l’ampleur de ses coups d’archets, de la plainte piano frôlant le silence au forte vibrant, que par l’engagement physique de son corps tendu qui est aussi expression de la musique vécue dans la chair. La solitude de l’instrument comme une interrogation, une prière semble attendre, espérer une réponse de la transcendance de l’orchestre, une solidarité qui soudain l’enveloppe généreusement a tutti ou, parfois, l’abandonne dans une brisure du « concertino », des éclats d’harmonies explosées dans les divers pupitres, la ligne soliste tentant de reconstruire un sens : dans l’angoissante plaine du désenchantement ou du désespoir, l’alto semble se lancer dans une course à l’abîme vers un horizon qui toujours lui échappe dans l’affolement de petits motifs brefs et brisés, lancinants, oppressants, potentiellement infinis. Pauvres métaphores sans doute pour dire, en peu, le beaucoup que suscite cette œuvre singulière dans cette exceptionnelle interprétation d’une soliste engagée dirait-on corps et âme et d’un chef généreux dans sa liberté attentive.
   Après ce concerto, qui concertait si étrangement, si émotionnellement, avec le drame de l’actualité, hélas universel, auquel Tomasi fut si charnellement sensible, les extraits des Suites de l’Arlésienne Georges Bizet furent comme un baume sur une douleur. Bienheureuse musique d’un jeune homme, un Mozart français hélas par sa mort si précoce, mais aussi par la redécouverte du compositeur autrichien en France (beaucoup grâce à Pauline Viardot García),  déjà si sensible chez Gounod, par la clarté et la simplicité complexe de l’orchestration. Et il faut reconnaître que la précision, la vigueur, le sens des nuances, de la dynamique du chef Michael Schønwandt, firent, de cette unique si connue, sans doute nécessaire contrepoids attractif au Tomasi inconnu pour un public parfois rétif à la nouveauté, une véritable découverte : précision des attaques, tempi implacables, exaltation sans bavure des couleurs dans chaque pupitre. Ce fut un régal, un bonheur lumineux, une joie sans remords dans cette sombre soirée.
   Chef vigoureux, bien connu chez nous pour ses superbes interprétations de musiques germaniques et slaves, dans ce programme presque entièrement de musique française, Pinchas Steinberg, dirigeait La mer de Claude Debussy. Intéressante approche d’un « Claude de France » par, assurément, un chef non français, libéré, délibérément ou par tempérament, des carcans interprétatifs, devenus académiques, de l’interprétation de la musique dite « française », étiquette associée à une tradition, à un certain goût, qualifié abusivement de « bon goût », bourgeoisement étriqué. Le chef israélien, né à New York, parut libérer cette mer souvent étanche, domestiquée, la rendant aux vents, aux tumultes, force de la nature arrachée aux pastels des cartes postales ou des photographies colorisées du temps, une mer, un océan, plus impressionnant qu’impressionniste : parfois le fameux tsunami d’Hokusai, le peintre japonais, si admiré par Debussy.
  Il appartenait à Lawrence Foster, l’hôte et maître de cérémonie, de conclure la soirée  avec la  Rhapsodie roumaine n°1 » de Georges Enesco. Un retour plein de verve et de verdeur à ses racines, sans nationalisme confiné et morbide : la musique, avait-il dit en présentant cette soirée exceptionnelle, n’a ni frontières ni religions. Heureuse péroraison musicale à la déploration nationale : la musique, force de vie et de joie contre les fantasmes et les fanatismes religieux et nationaux.

Opéra de Marseille, 10 janvier
Orchestre Philharmonique de Marseille
Direction musicale, successivement Serge Baudo, Lawrence Foster, Michael Schønwandt, Pinchas Steinberg, Lawrence Foster. 
Hector Berlioz : Carnaval Romain, Ouverture ;
Henri Tomasi : Concerto pour alto et orchestre (Alto : Magali Demesse) ;
Georges Bizet :  Suites de l’Arlésienne ( extraits ) ;
Claude Debussy : La Mer ;
Georges Enesco :  Rhapsodie roumaine N°1 en la majeur.

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