vendredi, avril 05, 2013

OTELLO


OTELLO
Opéra en quatre actes (1887)
Livret d’Arrigo Boito, musique de Verdi
d’après Le Maure de Venise de Shakespeare
Opéra de Marseille, 27 mars 2013

Chypre, l’île antique de Vénus, au cœur actuel de la tempête bancaire européenne, au centre de cet Otello illustrant encore la thématique méditerranéenne de Marseille, capitale européenne de la culture 2013, qui s’ouvre par une tempête orchestrale.

Contexte historique de la pièce
Motivée par une ambassade maure en Angleterre pour signer une alliance contre l’Espagne en 1600, la pièce anglaise de Shakespeare, de 1604, est inspirée d’une nouvelle italienne, Un capitano moro (1545) de Giovanni Battista Giraldi Cinthio (1504-1573) déjà traduite en français. Le dramaturge suit pas à pas l’intrigue littéraire sauf le meurtre de Desdémone, plus concis chez lui. Le contexte historique est dramatique en ce tournant de siècle : si le Maroc et l’Angleterre craignent la toute-puissante Espagne, toute l’Europe chrétienne redoute alors le pouvoir turc. Malgré la victoire de Lépante en 1571 de la flotte espagnole, papale et vénitienne contre les Ottomans, marquant l’arrêt de leur avancée depuis un siècle par la Méditerranée, les Turcs continuent leur progression vers l’ouest par le continent est-européen. Ils avaient déjà assiégé Vienne en 1529, délivrée par l’Empereur Charles Quint. Ils récidiveront vainement en 1683, décisive victoire autrichienne d’où naquirent les viennoiseries, les croissants, les croissants de lune fabriqués en signe de dérision du croissant musulman des Turcs et de joie par les Viennois enfin délivrés de leur étau, Budapest étant encore sous le joug. Ainsi, affrontement de plusieurs siècles entre deux empires, le turc musulman et le chrétien des Habsbourg d’Espagne et d’Autriche, par la Méditerranée et le continent, choc de cultures et de religions.
Mais, au XVIe siècle où se déroule l’intrigue d’Otello, Venise, la Sérénissime République, règne encore en Méditerranée et dominera de 1488 à 1571 l’île de Chypre où se passe l’action. Après Lépante, elle sera reprise par les Turcs : ils la garderont pratiquement jusqu’à l’effondrement de leur empire entre la fin du XIXe siècle et la fin de la Grande Guerre.


De la pièce à l’opéra
Othello, le Maure de Venise, converti au christianisme, est un brillant capitaine passé au service de Venise. Il est  fait gouverneur de Chypre, bastion vénitien avancé face au continent ottoman, pour ses victoires sur les Turcs qui menacent la Méditerranées et Venise. Mieux encore, le mercenaire joint la reconnaissance sociale à la militaire : il a épousé une noble Vénitienne, Desdémone et le couple est heureux malgré la différence d’âge, de race et de culture. Élaguant des éléments inutiles, le génial librettiste et compositeur Arrigo Boito en tire un livret resserré et plus efficace dramatiquement, faisant commencer l’action de son opéra à l’acte II de la pièce, directement à Chypre et non à Venise.
C’est un drame de la jalousie magistralement et machiavéliquement tissé fil à fil, fil d’un mouchoir et d’un rasoir par un « honest Iago », un apparemment honnête Iago, jaloux dissimulé d’Othello. Chez le dramaturge, Iago agit pour des raisons de basse vengeance amoureuse et professionnelle (sa femme était une ancienne maîtresse du prestigieux Othello et il subit la perte offensante d’un avancement), sans oublier son dépit de servir un Maure. Chez le librettiste, la motivation d’Iago est plus sourde, sournoise, plus profonde : à l’injure de la promotion manquée, il ajoute à la psychologie perverse de ce personnage une dimension métaphysique, nihiliste. C’est un génie grandiose du mal pour le mal. Dans un « Credo » terrible il expose sa morale sadienne du mal pour le mal : le monde a été créé non par un Dieu d’amour mais par un Dieu mauvais qui a fait l’homme à son image, né dans la fange et destiné au néant. Caldéron écrivait : « Le plus grand crime de l’homme est d’être né » ; Iago impute ce crime au créateur, crime sans châtiment d’un dieu cruel dont il est suivant et servant.
Iago, subtilisant un mouchoir précieux qu’Otello (graphie italienne) a offert à sa femme, trame donc un complot contre l’époux aimant et la douce Desdémona, en attisant la jalousie du Maure, contre le beau et jeune capitaine vénitien Cassio auquel elle l’aurait offert en gage d’amour. Peu politique, le vaillant Otello tombe dans ce panneau machiavélique, d’autant qu’il sent sans doute alors, dans une violence amère, ce qui n’est pas dit mais qu’on peut imaginer, toute la distance sociale, ethnique, culturelle, qui le sépare de sa femme. Otello, même christianisé, apparemment « assimilé », « intégré » dirions-nous aujourd’hui, est un Maure : au-delà de la jalousie amoureuse, c’est donc aussi le drame d’une insolite et impossible greffe entre deux cultures, deux mondes, deux classes, le mercenaire bronzé et la patricienne blonde, mariage par ailleurs inégal puisque, dans la pièce, il est plus âgé. S’il tombe si facilement dans le piège, c’est sans doute parce qu’il ne croyait pas au fond à son bonheur, à cet amour si visiblement rongé de différences.

Désir et misogynie : chaleur et frigidité
Le désir de la femme allié à la misogynie est aussi un soubassement plus ou moins visible de la violence dans la pièce et l’opéra :  abondance de femmes, faciles repos du guerrier ; amour ou désir frustré de Roderigo pour Desdémona ; pour Iago, son épouse Emilia n’est que son « esclave impure » et Desdémona se déclare « l’enfant humble et docile » d’Otello. Sans doute esclave de ses sens pour elle, ce dernier, le doute instillé dans son cœur, du moins chez le dramaturge anglais, sent aussitôt, avec répulsion, tel un futur Golaud face à Mélisande, la main de sa femme comme « moite », « chaude », symptôme de lubricité, non d’amour : 
« Une main libérale! Jadis le coeur donnait la main ; maintenant, […] c'est la main qu'on donne et non plus le coeur. »

À l’opposé de cette chaleur de vie, de vice pour lui, c’est la froideur de la femme, en somme la frigidité, qui en fait la fidélité :
« Froide, froide, ma fille ! comme ta vertu », dit Othello dans la pièce à Desdémona morte.
 « Froide, comme ta chaste vie », chante l’Otello de l’opéra à sa femme assassinée.
Ainsi, l’idéal baroque de la femme rejoint la misogynie XIX e siècle : la femme idéale, c’est la frigide, rigide épouse.


Réalisation
Dans une pénombre, un clair-obscur, non point contraste ombre lumière, mais mélange de clair et d’obscur au sens précis du terme, qui permet une mise en relief des personnages auréolés, des visages, nimbés de rêve (lumières, Philippe Grosperrin, réalisation John Torres), nébuleusement reflétés sur un sol miroir noir, de hauts pilastres dégagés, et une galerie, passerelle de navire ou tour de ronde à rambarde métallique : décors d’une sobre et sombre beauté d’Emmanuelle Favre, collant à la tempête des éléments et des âmes, des recoins ténébreux des consciences. Sur ce sol, soleil noir de la mélancolie, reflétés à l’envers, les costumes renaissance de Katia Duflot, arrachés ou mangés par l’ombre, rappellent le monde renversé de cette œuvre baroque, double et trouble : grises soieries des robes des dames, aile de pigeon ou pétales doucement froissés de fleurs rêveuses, cheveux pris dans des résilles ; les hommes, manches et chausses à crevés, pectoral de soie comme des cuirasses d’acier, bottes souples et épaules drapées de capes ondulantes, sont aussi en gris. Iago, lui, porte une ondoyante tunique, souplesse de serpent. Les caisses, également grises, empilées dans ce qui est d’abord un quai de port avant de devenir palais et chambre, rappellent le lucratif commerce du luxe de Venise, maillon de la route de la soie entre l’Extrême-Orient et l’Europe, avec cette tête de pont de Chypre, menacée d’étouffement par les Turcs : les tissus et les chairs fragiles, en contraste brutal avec le côté minéral, martial, les arêtes tranchantes des pilastres, des structures de ce palais forteresse dont les apparemment solides piliers se zèbrent, s’ébrèchent au paroxysme du drame et de la trahison de chevrons d’ombres menaçantes. Ainsi, monde soyeux mais guère joyeux malgré la liesse des marins victorieux en bordée. Seules taches de couleur : Otello, chef victorieux et forcément sanglant, en rouge à boutons et collier d’or ; la douce Desdémona est comme prise dans la mandorle, l’auréole de ses cheveux d’or et de sa robe vaguement dorée d’icône byzantine.
C’est d’une élégance raffinée et d’un dramatisme efficace, signe de la conception d’ensemble et de détail de la mise en scène de Nadine Duffaut pour son premier Otello : art de manier les masses lors de la tempête ou du scandale, avec cette sorte d’envol de pigeons des robes dans leur fuite affolée, art du jeu théâtral des comédiens chanteurs. Finesse qu’on dirait tissée du tissu des songes comme dirait Shakespeare : du tissu du mouchoir, des mouchoirs, agités comme des adieux ou des leurres, à la robe de mariage de Desdémone dont Otello, en un geste d’amour et de mort, entoure la manche au cou de sa femme endormie, en passant par sa robe de nuit qu’il presse et caresse amoureusement avant de se résoudre au meurtre, on retrouve toute la sensibilité et l’intelligence de Nadine Duffaut. Il faut voir aussi comment Otello, tel une bête traquée, se faufile entre la foule des courtisans comme pour s’y perdre alors que l’on ne le perçoit que mieux, tache de sang dans la grisaille mordorée de leurs costumes. Rage et ravages de la jalousie qui terrasse d’abord le jaloux lui-même.
Les combats du début sont réglés de façon crédible par le Maître d’armes Véronique Bouisson.



Interprétation
Le chef, Friedrich Pleyer, semble s’être trompé d’œuvre, de navire : c’est Le Vaisseau fantôme de Wagner et non la galère d’Otello de Verdi qu’il pilote. Dès l’ouverture, sa baguette semble déchaîner davantage la houle lourde et glauque des mers du nord que les lames acides et acérées, perfides, de la Méditerranée. Et même la battue, dans les brumes ou embruns, semble floue, fluctue, flotte et l’on craint, bien souvent, à ces signes de sémaphore affolé du chef, que l’orchestre et les chœurs ne fassent naufrage. On ne les félicite que plus de s’être si bien tirés de cet orage désordonné, notamment la Maîtrise de Provence, qui fait preuve d’une grande maîtrise justement grâce au vrai chef Pierre Iodice qui a su les tenir et contenir.
Tous les rôles seraient à citer dans cet opéra resserré sur trois héros essentiels. Les personnages, personnes, figures, comparses participent tous de la bonne tenue dramatique du spectacle : Frédéric Leroy en Araldo, un Montano  campé par le sonore baryton Yann Toussaint qu’il nous sera donné d’entendre ensuite dans deux airs d’opéra au Pavillon M lors de la présentation de la prochaine saison lyrique ; Roderigo est campé avec beaucoup d’allure par l’élégant Alain Gabriel ; Jean-Marie Delpas prête la chaleur de son timbre à Lodovico, l’ambassadeur vénitien quant à Sébastien Droy, timbre raffiné de ténor et fin physique de séducteur, il a tout pour justifier le affres jalouses d’Otello. On regrette que la partition ne donne pas plus de place à l’Emilia de Doris Lamprecht, organe puissant et chaud de mezzo.
Pour le trio central, on peut difficilement trouver mieux. On connaît la puissance impressionnante de Seng-Hyoun Ko, voix d’airain mais ductile, timbre aux arêtes tranchantes, sachant passer du parlando presque murmuré à l’éclat foudroyant du tonnerre : insinuant, persuasif, venimeux, il déploie toutes ses facettes dans le rôle grandiose d’Iago, génie calculé du mal, mais avec le risque, s’il ne contrôle pas ses immenses qualités de tomber dans un excès expressionniste, mélodramatique : son « Credo » est d’une grandeur machiavélique dans la nuance et terrifiant dans l’outrance, effrayant. 
Le couple tragique a d’abord, la présence d’un Otello massif, puissant qui fait contraste dramatique avec la fragilité de Desdémona : homme, mari, mâle fait pour protéger, ou écraser sa fragile épouse. Lui, familier du rôle, c’est Vladimir Galouzine, fort ténor barytonnant pour ce rôle d’une grande difficulté par la tessiture héroïque, grave et médium chaudement cuivrés, bronze éclatant dans l’aigu, voix large, aisée, virile et triomphante, dans l’ «Esultate ! » d’entrée du haut de la tribune ou podium de la passerelle. Il exprime l’orgueil, le sentiment guerrier de supériorité du vainqueur reconnu et fêté, mêlé au sentiment confus d’infériorité du maure (« noir ») face à la femme blanche conquise dont le cœur demeure toujours une inconnue. Le soupçon envers elle, le doute sur soi ont le meurtre final comme solution à la castration brutale ressentie : Otello, vaincu par lui-même, aliéné par Iago, passif, redevient moteur de sa vie en tuant paradoxalement l’objet de l’angoisse, sa femme, et en cherchant l’apaisement du suicide. Au sol, par terre, terrassé, avec toute sa puissance physique et vocale, c’est une bête blessée, rampante, qui frappe d’une noble pitié : héros de tragédie antique. Elle, c’est Inva Mula. Elle chante le rôle pour la première fois donnant l'impression qu'il a été écrit pour elle :  menue, jolie poupée à chérir, douceur de miel d’une voix ronde, perlée, aux nuances d’une touchante finesse. Sa voix, sans jamais forcer, tout en gardant sa proportion idéale assortie à ce physique délicat et gracieux, monte avec aisance dans la puissance mais sait se faire murmure, soupir ailleurs, toujours avec une grande pertinence technique et dramatique. Elle est si touchante, si maladroite dans sa persistance innocente mais criminelle aux yeux de son époux à plaider pour Cassio, qu’on a presque envie de lui souffler : «Attention ! » pour la protéger. Sans comprendre, mais sans révolte, c’est la biche éperdue face au fauve, avec un sens crédible du terrible partage des rôles entre homme et femme dans cette société, et de la fatalité. Elle nous met au bord des larmes dans le dernier acte, entre l’air du saule et l’Ave Maria sublime de simplicité. Bref, un couple si vrai, si humain dans ce complot inhumain, lui dans sa folle démesure, la tempête au cœur, elle dans sa bouleversante vérité, qu’il inspire compassion et horreur, retrouvant les deux affects recherchés de la tragédie antique.

Otello, de Verdi.
Nouvelle production
Coproduction Chorégies d’Orange / Opéra de Marseille
Direction musicale : Friedrich Pleyer. Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille, Maîtrise des Bouches-du-Rhône ;

 Mise en scène : Nadine Duffaut , assistant: Jean-Philippe Corre Décors : Emmanuelle Favre, assistant : Thibault Sinay Costumes : Katia Duflot. Lumières : Philippe Grosperrin, réalisation : John Torres ; Maître d’Armes : Véronique Bouisson.
Avec :
Desdemona : Inva Mula ; Emilia : Doris Lamprecht ;
Otello : Vladimir Galouzine ; Iago : Seng-Hyoun Ko ; Cassio : Sébastien Droy ; Lodovico : Jean-Marie Delpas ; Roderigo : Alain Gabriel ; Montano : Yann Toussaint ; Araldo : Frédéric Leroy.
24 mars 2013, 14h30 ; 27, 30 2013, 20h ; 2 et 5 avril 20h.

Photos Christian Dresse :
1. Au premier plan, dans la ténébreuse lumière, Alain Gabriel, Roderigo, et, assis, Seng-Hyoun Ko, Iago;
2. Seng-Hyoun Ko et Doris Lamprecht, Emilia, se disputant le mouchoir.
3. Fleur épanouie au sol, Inva Mula, Desdémona, déjà terrassée par Otello, Vladimir Galouzine ;
4. Desdémona, humiliée devant la cour effarée, et l’ambassadeur de dos, Jean-Marie Delpas ;
5. Le lit nuptial et funèbre : Otello, tenté par le sang pour laver son offense, préférant étouffer sa femme avec le coussin comme tragique et ultime preuve d’amour.


1 commentaire:

  1. Pour l avoir vecu . ous avez tres bien analysé la relation du chef et de l orchestre dans cet ouvrage !

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