dimanche, décembre 02, 2012

CHRONIQUE DE DISQUES


ASTOR PIAZZOLLA, MONTEVERDI, COUPERIN

Piazzolla 
Le vingtième anniversaire de la mort du grand compositeur argentin Astor Piazzolla, né en 1921  à Mar del Plata et décédé le 4 juillet 1992 à Buenos Aires, a donné lieu à un certain nombre de disques et de concerts dont j’ai parlé ici.
De Piazzolla, on sait en général qu’il a révolutionné le tango moderne, mais, compositeur classique également, il lui a donné de plus la dignité de ce qu’on appelle la  grande musique.
À huit ans, son père lui offre un bandonéon, ce petit accordéon emblématique du tango. Cela ne passionne guère le petit garçon, féru de jazz, qui découvre Bach et en reste marqué à jamais. Il s’intéresse finalement au tango, se met à en composer se mêle aux plus grands orchestres de son temps mais, parallèlement, c’est la musique classique qu’il cultive, sa grande vocation. Il prend des cours avec l’un des plus grands compositeurs argentins de son temps, Alberto Ginastera, ne rate pas, chaque après-midi, les répétitions de l’orchestre du théâtre Colón, l’un des plus importants du monde. Il fonde, cependant, des ensembles orchestraux, grave des disques de ses propres tangos.
Finalement, lauréat d’un prix de composition, il bénéficie d’une bourse et le voilà arrivé à Paris, dans la classe de composition de la fameuse Nadia Boulanger, qui a pour élèves nombre de compositeurs qui vont devenir célèbres, dont Leonard Berstein. Peu convaincue de ses compositions strictement classiques, elle le pousse à approfondir ses racines musicales culturelles, dont le tango, et c’est la révélation : la musique populaire qu’il méprisait un peu va devenir une source profonde d’inspiration.
De retour à Buenos Aires, trois ans après, en 1953, il va fonder un orchestre à cordes, un octuor et un quintette, quinteto tango nuevo, qui jouent ses partitions qui mêlent le tango des années 40, la milonga, dans une savante synthèse de la musique populaire argentine et des trouvailles les plus progressives de la musique néoclassique des années 40 (Bartok, Stravinski), sans oublier  son maître Ginastera et du jazz.
Les traditionalistes reprochent violemment à Piazzolla de défigurer le tango avec son ambitieuse musique mais il a des partisans enthousiastes. Il intègre dans l’accompagnement, outre le traditionnel bandonéon, le violon, le piano, la contrebasse, la guitare électrique. Il met en musique des poèmes du grand écrivain Jorge Luis Borges, en fait des tangos. Il compose parallèlement des concertos et rencontre en Horacio Ferrer un parolier à sa hauteur. Il est le librettiste de son opérette María de Buenos Aires, créée en 1970, en Italie, sans succès alors mais qui, depuis, a fait le tour du monde. Il lui doit le texte de deux de ses plus beaux tangos, devenus des classiques depuis, Balada para un loco, ‘Ballade pour un fou’ et, en 1968, Chiquilín de Bachín
Le Festival de musique baroque et classique de Marseille avait proposé un concert dans lequel Piazzolla était encore à l’honneur, couplé avec un exemplaire compositeur baroque, rien de moins que Bach, par les Organistes et l’Ensemble d’Accordéons du CNRR (Conservatoire National à Rayonnement Régional de Marseille), direction artistique assumée par Annick Naddeo-Chavalier, d’André Rossi pour l’orgue et de Sylvain Gargalian pour l’Ensemble d’accordéons. Plus récemment (voir plus bas 15 novembre 2012), le magnifique concert Orgue et hautbois aux Réformés finissait sur une apothéose de Piazzola transcrit pour ces instruments.
Citons aussi pour mémoire le disque déjà présenté ici (juillet 2012) de l’ensemble baroque marseillais Una Stella Italia 1600/Argentina 1900 et leur concert cet été au théâtre Silvain, qui mêlait  musique baroque, instruments baroques, Monteverdi et Astor Piazzolla, avec la complicité du Duo intermezzo qui consacrait également un disque Indé !SENS !, déjà présenté, à ce compositeur, Balada para un loco.

Piazzolla/Monteverdi
Una Stella semble avoir fait école puisque un autre disque est également paru, par la Cappella Mediterranea, dirigée par Leonardo García Alarcón, PIAZZOLA/MONTEVERDI, label AMBRONAY qui mêle instruments baroques et bandonéon. Le disque s’appelle Una utopía argentina, ‘Une utopie argentine’. Belle utopie, il est vraie, venue des Amériques, cette terre justement des rêves utopiques, ici, celui de joindre à notre Méditerranée dont cette chapelle porte le nom, ces rives atlantiques du Plata, ces vagues soulevées du tango, sur les ondes dorées d’une musique sans frontières : verdeur de pampa et pimpantes couleurs des pampres enrubannés de Monteverdi, presque littéralement, ‘vert mont’, ‘mont vert’,  baigné de nostalgie, de mélancolique brume sentimentale. Le tango, un sentiment triste qui se danse, de l’amour à la peine et, dans les madrigaux, l’amour toujours au bord de l’abîme, de la joie solaire d’Orphée sombrant dans le drame. Le fol d’amour de la tradition courtoise a son pendant dans le fou de la Balada para un loco et le Lamento della ninfa, la douleur amoureuse de la nymphe abandonnée n’ayant pas de sexe, a son écho dans les plaintes de tant de tangos de l’abandon : universalité du sentiment et du cœur d’amour blessé.
Musicalement, il y a comme une évidence transposée à l’oreille des ailes des violons (Girolamo Bottiglieri, Juan Roque Alsina) planant sur déploiement argenté du bandonéon de William Sabatier qui auréole de grâce lumineuse le chant intime si tendre de la soprano Mariana Flores et du baryton Diego Valentín Flores arpégé, piqué, contrepointé par la délicatesse des cordes pincées autant du théorbe, de la guitare baroque et électrique par le même Quito Gato que de la harpe (Marie Bournisien), du clavecin, de l’épinette et de l’orgue du continuo (Leonardo García Alarcón, plus piano), la viole de gambe (François Joubert-Caillet) et la contrebasse (Romain Lecuyer) assurant leur sombre couleur de miel à la plainte rauque du cornet à bouquin de Gustavo Gargiulo. Ce sont des arrangements d’une grande finesse : la « Sinfonia » de l’Orfeo est une véritable recréation ; « Dormo ancora », tiré du Ritorno d’Ulisse in patria , presque à mi-voix par le baryton est poétiquement vaporeux, onirique, le bandonéon s’y étire voluptueusement avec d’étranges couleurs entre sommeil et réveil, dans la nébulosité du rêve. Pas de solution de continuité donc entre Monteverdi à l’instrumentation élargie et ces morceaux de Piazzola, comme Muerte del ángel, de 1962, une milonga instrumentale âpre et cinglante. Chiquilín de Bachín, c’est l’évocation déchirante d’un petit gamin de Buenos Aires. Même la nuit du 6 janvier, Épiphanie pour les Français mais jour des Rois, équivalent de Noël pour les enfants du monde hispanique, pour survivre, l’enfant vend des roses dans une brasserie. Une prostituée s’attendrit de voir ce petit ange vendre ses fleurs cette nuit de fête pour les enfants :
La nuit, visage sale, /d’Angelot en blue jeans,/ Il vend des roses aux tables/ De la brasserie de Bachín. Si la lune brille sur le gril,/ il mange de la lune et du pain de suie. […] Pitchounet,/ donne-moi un brin de voix/ si je sors pour vendre/ Mes hontes en fleurs. 
Chanté magnifiquement par la soprano Mariana Flores qui illustre au mieux ce Libertango, ce tango nuevo, plus lyrique que simplement rythmique.

Au-delà des frontières, François Couperin : Les Nations 
 (Sonades et Suites de symphonies en trio)
On a plaisir à évoquer non un compositeur français inconnu, mais un peu négligé, François Couperin (1668-1733). On le surnommait « le Grand » car il était de l’illustre dynastie de musiciens. Il fut effectivement aussi grand organiste titulaire que claveciniste et maître réputé.  Son œuvre est autant profane que religieuse. Comme son contemporain l’Aixois Campra (1660-1744), il entend faire une synthèse entre les goûts musicaux français et italiens. C’est son œuvre pour le clavecin, (quatre livres entre 1707 et 1730) qui fait sa gloire et le range à côté de Rameau comme le grand maître de cet instrument en France. Son traité L’art de toucher le clavecin publié en 1716 est précieux pour connaître son enseignement et l'interprétation de son temps.
On salue ce double CD Ambronay, distribution Harmonia Mundi, qui allie beauté et élégance, grâce et force, enregistré par l’Ensemble Les Ombres, dirigé par Margaux Blanchard et Sylvain Sartre. On voyage avec bonheur dans, sinon Carte du Tendre européenne, cette tendre cartographie chorégraphique d’une Europe encore sans frontières, bien que des « nations » mais sans nationalisme étréci. Les Nations (c. 1726) sont ici des « sonades » autre façon de dire ‘sonate’, et des suites de symphonies en trio, comprenant peut-être comme une hiérarchie malgré tout politique de l’époque, éclipse de l’Espagne comme première nation et Empire au profit de la France, le Premier Ordre : La Françoise, le Deuxième Ordre : L’Espagnole ; le Troisième Ordre ; L’Impériale ; Quatrième Ordre : La Piémontaise. Mais, hors des grandes nations du temps, mais pouvant occuper à lui tout seul le grand pays de la musique, Bach figure ici à la fin du deuxième CD, à travers une transcription pour orgue qu’il fit du « légèrement » de l’Impériale, retranscrite malicieusement à son tour par Benjamin Alard, organiste, pour les instruments choisis pour le disque. Car, selon l’habitude baroque, la partition n’est pas destinée à un instrument précis, laissant le large choix aux interprètes d’assurer une instrulentation à leur goût : ici, du meilleur. On peut en juger :
Les Ombres, dirigées par Margaux Blanchard et Sylvain Sartre : Katharina Heujter, Marie Rouquié, Louis Créac’h (violons), Sylvain Sartre, Sarah van Cornewal (flûtes traversières), Johanne Maître, Katharina Andres (hautbois), Mélanie Flahaut (basson), Margaux Blanchard (viole de gambe), Vincent Flückiger (théorbe, archiluth, guitare), Nadja Lesaulnier (clavecin), Benjamin Alard (orgue Parisot, église Saint-Rémy de Dieppe).
  On savoure les timbres, les couleurs, l’ornementation brillante : l’équilibre entre le goût français et le charme italien, rêve de Couperin, comme de Campra de concilier les deux tendances harmonieusement affrontées d’une guerre de la musique qui ne fait que des heureux.
On ne reprochera à ces magnifiques interprètes que l’enthousiasme un peu naïf  qui leur fait écrire  que « C’est dans la musique sans frontière du grand Couperin qu’est née l’idée d’une Europe moderne. » Idée bien partagée et depuis longtemps en politique (Charles Quint au XVI e siècle) et dans les arts qui n’ont jamais connu de frontière, pour ne parler que de Bach en musique s’inspirant de Vivaldi et, en littérature, Baltasar Gracián dans son roman Le Criticon. On n’en boudera pas pour autant le plaisir délicat et voluptueux de ce disque.

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