lundi, juin 25, 2012

EN PLATA


17 e FESTIVAL DE MARSEILLE
En plata
24 juin 2012
  En plata? ('En argent') Plutôt : En or . Ce sont deux soirées exceptionnelles par la qualité qu’a pu goûter non seulement le public assis sur les sièges de l’agréable esplanade Bargemon mais les nombreux badauds debout simplement en dehors des barrières, aux premiers rangs, ou juste un peu plus haut sur les gradins accessibles à tous, dans une belle démocratisation du spectacle. La compagnie Enclave, dont les interprètes sont issus du Ballet national espagnol, ont proposé, sans lourdeur pédagogique, une séduisante rétrospective et perspective chronologique des vraies danses d’Espagne, depuis ce XVIIIe siècle qui fixe en science chorégraphique la richesse des danses populaires de la péninsule jusqu’à nos jours.
L’on peut dater de cette époque l’émergence d’une façon originale de danser « à l’espagnole » comme on disait à l’époque pour l’opposer à la tradition européenne sophistiquée, notamment française : c’est une stylisation raffinée de l’essence de la danse hispanique dans sa beauté altière de la posture (el postín) et le geste ample et généreux, une noblesse innée dans son allure et figure, corps et port à l’espagnole, droit sans raideur, cambré mais jamais plié, fier sans arrogance, une vraie aristocratie populaire.
Par la beauté sobre des costumes, on pense aux tapisseries de Goya avec ses majos et majas, ses élégants du peuple de Madrid illustrés dans les millters de tonadillas escénicas, petits opéras-bouffe typiques avec chant, danse et comédie, d’une vingtaine de minutes, qui ont fixé le folklore espagnol. On les évoque dansant leurs légers et élégants fandangos (qui feront fureur dans la musique européenne de Gluck à Mozart), leurs séguedilles, leurs boléros, jotas puis rythmes latino-américains comme les « havanaises » (habaneras), qui nourriront non seulement les opéras de Rossini, Verdi, Bizet, Massenet, mais de nombre d’autres compositeurs tout au long du XIXe siècle. Tout comme à l’époque baroque, un siècle plus tôt, les danses picaresques, populaires, condamnées par l’Inquisition comme la chacone, la passacaille, le canari, la sarabande (il en reste l’expression « faire la sarabande »), passeront, assagies, dans la suite classique européenne.

Torero féminisé
 Le vol, l’envol des capes noires telles des ailes sombres, tournoyantes, fascinantes, réfèrent justement à ces « embozados » de l’époque, majos enveloppés dans leur cape, capes et grands sombreros chambergos. L’édit de Charles III le Napolitain, en 1766, voulant en réduire la longueur, provoqua une émeute nationaliste pratiquement révolutionnaire comme une atteinte au génie national espagnol. Ces capes, comme des emblèmes tauromachiques, sont aussi, face aux faibles femmes-toros, toute la fausse et dérisoire mythologie de la soi-disant virilité du torero, personnage en réalité, de la tête aux pieds, de ses chaussons de danseuse à son chignon, sa « coleta », significativement sa ‘petite queue’, paré comme une madone, féminisé, matador ‘tueur’ d’un être vivant d’avance préparé au massacre sans gloire. Sans parler de son ambiguïté sexuelle réversible : sexe et fesses moulés, pile ou face pour public ambivalent et pervers. Cela est dit, à bon entendeur salut sans démonstration appuyée, dans le pas léger de la danse.

Musiques de choix
La matière typiquement espagnole est épurée, sans être édulcorée, par le vocabulaire de la danse classique, sauts de biche, fouettés, entrechats, dans un crépitement constant des castagnettes. Les musiques sont tout aussi intelligemment choisies, alternance de morceaux savants et populaires qui, en Espagne, se sont toujours nourris l’un l’autre, du clavecin des Folies d’Espagne des pièces de Soler, à l’ « Oriental » des Danses espagnoles de Granados, en passant par une sublime Farruca pratiquement a cappella, aux joyeux Caracoles madrilènes, à une mélancolique chanson du folklore mexicain Llorona (‘Pleureuse’), à thématique baroque que je traduis : 
Hier, j’étais merveille,
 Llorona
Aujourd’hui,
Même pas une ombre ne suis.

Ou exprimant la dignité stoïque espagnole :
On parle d’indifférence,
Llorona,
Car on ne me voit pleurer :
On peut mourir en silence
Sans une larme verser.
Quand les deux chorégraphes, Antonio Pérez et David Sánchez, non sans avoir démontré leur talent de danseurs contemporains dans des solos ou pas de deux modernes, se lancèrent dans des zapateados aisés, de vrai tablao flamenco, c’est encore une vérité sensible de cette danse, digne, hautaine, où la difficulté se dissimule sous la désinvolture et non ces spectacles où l’on voit les danseurs et danseuses acharnés à donner frénétiquement du talon laidement courbés en deux, tapant sur leurs cuisses, transformant l’art en exploit plus sportif qu’esthétique, plus gymnique que chorégraphique.
Le flamenco, à quoi certains semblent réduire l’immense variété des danses espagnoles, n’est qu’une mince part de tout le riche folklore de la Péninsule ibérique, expression du terroir andalou et non simplement gitan comme certains l’affirment abusivement (des gitans, manouches, gypsies, romanis, roms, tsiganes, il y en a partout en Europe et même en Espagne mais le flamenco n’existe qu’en Andalousie…). Contre le flamenco aujourd’hui vulgarisé, qui n’est en fait qu’un flamenco vulgaire, Enclave proposa une magnifique et convaincante défense et illustration d’une vraie essence de la danse espagnole.
Photos Juan Berlanga 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire