lundi, avril 23, 2012

L'HEURE DU THÉ, avril 2012


L’HEURE DU THÉ
Foyer de l’Opéra de Marseille,
20 avril 2012
Trois Dames

Sinon tirées de la Flûte, trois Dames enchanteresses. Ou plutôt quatre, car on ne saurait oublier la pianiste Nina Huari, chef de chant au CNIPAL, qui avait conçu ce programme qui nous promena avec brio, sinon de sa Finlande natale, de l’Autriche à l’Espagne (axe historique des Habsbourg), en passant par l’Italie avec des incursions au Mexique et en Argentine. «Passion et fleurs » qui parsemèrent ce récital de deux soprani et une mezzo, perles du CNIPAL 2012.
Une première partie était vouée au Rosenkavalier de Richard Strauss, au tout premier duo entre la Maréchale et Octave, à celui, poétique entre Sophie et le Chevalier et, enfin au sublime et nostalgique trio de la fin entre les trois protagonistes, retrouvailles des deux jeunes gens et rupture noble, généreuse et mélancolique de leur aînée avec son jeune amant. 
Le piano de Nina rend merveilleusement l’ouverture haletante d’érotisme, la cavalcade sexuelle fougueuse du jeune Chevalier sur  sa maîtresse Maréchale, le climax de la délivrance orgasmique, suivi de la paix des sens, de l’extase langoureuse, de la douce fatigue amoureuse qui délivre enfin des mots d’amour ou, du moins, de reconnaissance du corps comblé du garçon à la femme. Simona Caressa, Italienne, catogan aux cheveux, pantalons et bottes, voix large, pleine, chaude, est un crédible Octave, "Quinquin" pour sa tendre maîtresse "Résie" , doux diminutif de Marie-Thérèse. Yuko Naka, soprano japonaise lui donne une réplique attendrie. Cependant, cela sonne un peu sec sans que l’on puisse trouver à redire aux voix. 
Dans le duo de la remise de la rose, Jennifer Michel est une gracieuse Sophie, aux aigus aériens aisés, bien arrondis au sommet de sa tessiture et Simona Caressa est ici un Chevalier délicatement galant, vibrant. Cependant, on sent un manque d’homogénéité  dans la fusion des voix, non pas, encore une fois, à cause des chanteuses mais parce qu’à ce moment de poésie lyrique et juvénile, pour ce moment d’effusion et de fusion des voix, il manque tout simplement l’orchestre somptueux et délicat de Strauss qui les porte, ce nappage céleste de cordes qui s’accorde à ce paradis que Sophie sent dans cette rose offerte par ce jeune homme comme tombé du ciel. La structure de la musique est bien dans cette réduction de l’orchestre au piano, sans doute par Strauss lui-même, mais nous en avons les lignes, l’architecture et non le moelleux entre-deux musical soyeux et satiné. L’oreille peut-être habitué à cette épure pianistique un peu sèche, ou le trio permettant davantage de fondu des voix, cela semble moins sensible dans la scène finale, fort bien menée.
En deuxième partie, toujours aussi fleurie, la scène de fausse féerie du Falstaff de Verdi est rondement et joliment menée par la rieuse Jennifer Michel et Yuko Naka qui, ensuite, dans un envoi de fleurs du rare Amico Fritz de Mascagni, déploie un bel organe, solide, sonore, au médium ambré, aux aigus faciles et pleins de soprano lirico spinto. Elle le prouve encore dans le duo de Madama Butterfly de Puccini avec la Suzuki de Simona Caressa.
La dernière partie, hispanique, transporta le public marseillais, hispanophile, et l’Espagnol que je suis n’y trouva que du plaisir. Jennifer Michel, sur un piano crépitant de castagnettes, avec un tempo fou, fougueuse, avec des œillades bien hispaniques, se lança dans «  De España vengo » du Niño judío de Pablo Luna, et l’on croirait vraiment que cette jeune  femme de Nîmes, ville qui, hélas, a pris à l’Espagne ce qu’il y a de moins bon, venait de cette Espagne qu’elle chantait avec tant de talent. Elle partagea ensuite le beau boléro de Saint-Saëns, El desdichado, avec Simona Caressa, toutes les deux avec le même bonheur complice dans ces roulades typiques du chant andalou. 
La grande voix de la japonaise Yuko Naka, stupéfia par sa maîtrise de la délicatesse mélancolique de La Rosa y el sauce, courte mélodie de l’Argentin Carlos Guastavino, aux étranges couleurs, dont elle fit un véritable drame miniature. De sa Naples (qui fut espagnole durant des siècles),  la brune Simona Caressa a un charme piquant, toute en velours vocal, aisance fleurie dans les mélismes, expression canaille. Elle offrit les « Carceleras » de la zarzuela Las hijas del Zebedeo  de Ruperto Chapí avec une grâce picaresque de bon aloi. Enfin, nos trois dames en fleur, changeant agréablement de robes selon les florilèges des airs, donnèrent en bis, la célèbre Granada du Mexicain Agustín Lara pour clore la partie hispanique. Quant à la pianiste Huari, par sa verve, sa dynamique, sa virtuosité passionnée, elle mérite qu'on l’appelle non par son prénom de Nina, mais par le surnom hispanique de Niña.
Photos :
1. Jennifer Michel ;
2. Simona Caressa ;
3. Yuko Naka ;
4. Nina Huari. 

vendredi, avril 06, 2012

GEORGE DANDIN

 
CONSTAT DE NOIRCEUR
George Dandin ou le Mari confondu (1668)
Comédie en trois actes de Molière
Théâtre de Lenche
4 avril 2012-04-05

L’œuvre : le mariage et ses risques
À l’origine, c’était une comédie complétée de deux actes de ballet comme nombre d’autres œuvres de Molière, avec des musiques soit de Lully, soit de Charpentier. Nombre de ces musiques, à en juger par un disque récent[1], sont centrées plaisamment sur des craintes, à l’époque, de l’infidélité féminine dans le mariage. 
Certes, sans avoir de valeur strictement historique et sociologique, elles sont du moins des signes, des symptômes dignes de considération, d’autant que Molière vit une situation matrimoniale qu’il écrit ou décrit en se mettant en scène lui et sa jeune femme. L’on sait la torture et la précaution inutile du barbon prétendant dans L’École des femmes (1662), l’année même de son mariage avec Armande Béjart, de vingt ans sa cadette, sœur officielle de sa maîtresse, certains insinueront sa (ou leur) fille. Dans George Dandin, il reprend ce thème de l’inégalité des âges dans le mariage, et il joue le héros malheureux et Armande, la jeune épouse infidèle. De La Jalousie du barbouillé (1662), farce en un acte, il reprendra dans George Dandin, une scène entière, l’escapade nocturne de l’épouse et son retournement, et même son nom , Angélique. Thématique obsédante et sans doute bien sentie car, dans le Mariage forcé, version de 1672, il fait chanter ceci :
« Pour le jeune ou pour le barbon/ À tout âge l’amour est bon. »
On était barbon (homme mûr à barbe grisonnante) à quarante ans[2], âge dit « canonique » pour les femmes. Mais il déconseille dans la pièce, à un homme de cet âge d’épouser, une « jeune beauté » car il aura « les cornes en partage ». Pour dire, ailleurs, que le cocuage est inhérent au mariage, quel que soit l’âge du mari. La peu angélique Angélique de Dandin lui lâche au visage ce terrible aveu : « mon dessein n’est pas de renoncer au monde, et de m’enterrer toute vive dans un mari. » Bref, elle se révolte contre le sort courant des femmes jeunes, ensevelies dans l’âge décrépit de l’époux qui fait norme légale et non le leur.
Dandin s’épuisera en vain à faire dresser un constat d’adultère de sa femme qui le trompe sous son nez en tentant de faire de ses nobles beaux-parents des témoins oculaires de l’inconduite de leur fille. Mais le seul constat est celui de l’inégalité sociale et de la noirceur du monde ligué contre lui.
Ici, George dandin n’est pas le Paysan parvenu et triomphant de Marivaux d’un siècle plus tard : c’est le mal parvenu riche qui, d’entrée fustige ceux qui comme lui, ont voulu
« s'élever au-dessus de leur condition, et s'allier, […] à la maison d'un gentilhomme! »
Si dans ce mariage d’intérêt il gagne un titre qui décline et redouble plus sa paysannerie qu’il ne signe sa neuve noblesse dérisoire, George Dandin de la Dandinière, ce dindon d’une farce cruelle y laissera des plumes : il croit épouser une demoiselle de nobles parents mais, comme le lui dira crûment celle-ci : « ce sont eux proprement qui vous ont épousé.» Et en effet, les parents, nobliaux ruinés, ont épousé son argent pour redorer leur blason, vendant leur fille à son corps défendu et défendant, contre son gré, qui s’arroge de façon très moderne le droit de disposer d’elle-même, contre famille et mari. La conclusion du mari et gendre berné et humilié est terrible, suicidaire :
« lorsqu’on a, comme moi, épousé une méchante femme, le meilleur parti que l’on puisse prendre est de s’aller jeter dans l’eau, la tête la première ».

Réalisation et interprétation
On entre dans le théâtre, enveloppé dans une brume des consciences ou du temps. Dans l’obscurité, vaguement trouée de petites fenêtres de ce monde clos, à cour et à jardin, on distingue deux escaliers montants et joignant une étroite galerie à mince rambarde. En haut, forteresse assiégée des galants potentiels, la demeure de Dandin, face à une porte, comme celle du bas, comme dans les futurs vaudevilles, propices, à défaut de placards, aux entrées ou occultations d’urgence de l’amant furtif. Mais pas d’issue pour le mari, finalement traqué et persécuté. Efficace décor parlant de Christophe Goddet et Pascal Périer dans ces clairs-obscurs angoissants de Marie Lefèvre, plus propices aux traquenards dramatiques qu’aux quiproquos comiques.
Sur le sol noir aussi, quelques planches blanches en zigzags aigus sont comme un chemin protégé pour les gens d’en haut qui, question de rang et préséance, ne cèdent pas le pavé, ou du moins ce trottoir symbolique sur lequel ils trottinent ou jouent à une sorte de marelle désinvolte comme Angélique, équilibre sur la corde de la morgue aristocratique, tandis que les roturiers, la plèbe, pataugent dans la glèbe, comme Dandin, avec leurs gros sabots. Les marches sont aussi tribune pour les leçons de maintien, de bonnes manières et de langage données au malheureux par le sire de Sottenville et son illustre moitié de la Prudoterie, choqués de l’entendre appeler « femme » sa femme et non «Madame » suivi du titre, selon le code de la civilité. La réponse de Dandin « ma femme n’est pas ma femme? » est peut-être la seule réplique vraiment comique de ce texte sombre. Les escaliers sont aussi le piédestal ou la tribune du haut de laquelle, à l’amant en goguette goguenard, on fait dire ses excuses au pauvre Dandin au pilori, à genoux.
Les costumes de Joëlle Brover ont la même beauté et efficacité dramatique : tout noir pour Dandin, sans éclaircie, béret franchouillard vissé à la tête sauf lorsqu’il est contraint cruellement aux excuses envers les coupables, blanc et chemise rayée pour le père noble, pochette coquette et canne à la main, tenue blanche de tennis avec visière pour l’amant, Angélique en jupe noire à rayures, la mère noire trouée de pois blancs, la soubrette en motifs gris, noirs et blancs, le valet en maillot rayé. Monde noir zébré de clarté pour les heureux. Comme un tas abandonné ou relégué dans un coin, Colin le taiseux (Ivan Romeuf) à la corvée de patates : près de la terre, pommes de terre que la mère aristo, enflée d’importance (Joëlle Brover), menton arrogant, odieusement altière,  pour s’enfler le ventre creux des prétentions hautaines, n’hésitera pas, abdiquant sa hauteur, à ramasser subrepticement. Colin est aussi le pourvoyeur en paniers « bio » des nobliaux sans doute faméliques vivant aux dépens d’un gendre méprisé mais qui a reprisé leurs dettes.
À la cohésion scénique répond le jeu, réglé dans les mouvements comme dans la mécanique vaudevillesque des entrées et sorties, notamment dans la folle scène nocturne. La diction est parfaite, avec la préciosité affectée de la prononciation des parents nobles aux gestes stéréotypées, drapés dans leur naphtaline hautaine, le père campé par un Maurice Vinçon dont l’apparente innocuité et la douceur bonhomme rendent encore plus cruelles les vexations qu’il inflige à son gendre. Le Clitandre de Jean-Marc Fillet, en tennisman à perruque de Beattle, a la souplesse d’un amant de Commedia dell’Arte, malicieux et vif. Son valet, Lubin (Eric Poirier) à la belle voix grave, joue les gaffeurs impénitents avec un naturel paysan confondant, courtisant la Claudine rétive et ombrageuse de Catherine Swartenbroeckx, qui fait sentir dans sa tirade et ses répliques que sa solidarité avec sa maîtresse, moins qu’une complicité domestique, est un engagement personnel profond de femme déjà blessée par la tyrannie des hommes. Angélique, c’est Sandra Trambouze : remisant son charme, elle mise son jeu sur la dureté, même contrainte par la violence du mariage forcé, la cruauté de la femme qui venge sur son mari, inégal en rang et en âge, la souffrance subie par le despotisme des parents et de la société. C’est une femme rebelle laissant percer, parfois, comme un éclair, la gamine joueuse sous l’impitoyable épouse mordant les mots qui mordent. Denys Fouqueray prête à Dandin un visage buriné qu’on dirait par la souffrance, une voix blessée, une attitude noble même dans l’indignité à laquelle on contraint la victime de demander pardon à ses bourreaux. La tête encadrée par le fenestron, les traits sculptés par la lumière, il est une image de l’humaine douleur. Et, pendant la joie de la saynète comique, son immobilité prostrée, étranger à la fête, il dit, en silence, la tragédie de cette comédie.
Ivan Romeuf (assistante, Marie-Line Périer) 
signe-là peut-être l’une de ses plus belles mises en scène, comme douloureusement à l’aise dans le malaise général de ce monde. De ce constat de noirceur, sans doute n’a-t-il pas le cœur à rire mais à pleurer et même l’insertion finale de La Jalousie du barbouillé, comme une mise en abyme parodique et festive de la scène nocturne de Dandin, théâtre clair dans le théâtre noir, si elle arrache quelques rires par le débridement et déguisements joyeux des comédiens, est une farce qui ne relève pas la sauce amère de cette tragédie domestique.

Création et coproduction : Théâtre de Lenche
/Cie l’Egrégore
Photos : Jeanne Marty
1.  Costumes jour et nuit de l'entre-deux moral ;
2.  Doigts impératif et accusateur du couple noble sur l'innocent Dandin ;

3. Blancheur dans la nuit de l’hypocrite épouse en robe de chambre (Sandra Trambouze) consolée par son père ;
4 . Parents nobles en robes de chambre (Joëlle Brover et Maurice Vinçon) ;
5. Délire du barbouillé (Maurice Vinçon emperruqué, Sandra Trambouze enchapeautée, Catherine Swartenbroeckx, blondifiée et Éric Poirier échevelé.


[1] Voir Musiques pour les comédies de Molière, Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), CD par la Simphonie du Marais (Hugo Reyne), Musiques à la Chabotterie.
[2] Sur les conceptions sur l’âge à cette époque, je renvoie à mon livre D’un Temps d’incertitude, chap. VI. La longue saison des crépuscules, VII. L’ère des pères, VII. Combats de coqs, soleil couchant, IX. L’âge des barbons, p. 197-246, Éditions Sulliver, 2008.

mercredi, avril 04, 2012

L'HEURE DU THÉ


L’HEURE DU THÉ DU CNIPAL
16 mars 2012

On ne manque qu’à regret le rendez-vous mensuel que nous donne le CNIPAL le jeudi et le vendredi, cette délicieuse Heure du thé. Aussi a-t-on couru pour ne pas rater celui-ci.
Le CNIPAL, c’est le Centre National d’Insertion Professionnelle d’Artistes Lyriques. Ces artistes, jeunes, venus du monde entier, sélectionnés rigoureusement, y font généralement un stage de dix mois pour s’y perfectionner dans la rude école du chant.
Dernièrement, c’est par trois que la direction du CNIPAL nous présente les stagiaires qui nous offrent, avec leur récital, l’éventail de leurs possibilités. Trois garçons cette fois, le Coréen Dae Gweon Choï, ténor, la basse géorgienne, Kakhaber Shavidsé qui, en réalité, entouraient surtout le Belge Ivan Thirion, jeune baryton de vingt et un ans, qui se taillait la part du lion.
De Kakhaber Shavidsé, admis à refaire une année au CNIPAL pour continuer à travailler, on a déjà dit ici les mérites, les progrès : il a poli en une année un matériau vocal riche mais un peu brut, arrondi les angles d’un timbre un peu trop acéré. Cependant, défaut des qualités de cette grande voix, le jeune chanteur semble victime de son aisance, de sa facilité à donner du volume, à montrer sa puissance. Grisé par le son, il malmène parfois la justesse comme dans le récit de l’air de Procida des Vêpres siciliennes de Verdi, un peu bas, menacé du vibrato excessif des généreuses voix slaves ; grisé par son souffle, il manque de douceur et des tout légers et rêveurs ports de voix montants que voudrait la grâce de Bellini dans « Vi ravviso, o luoghi ameni… » de la Sonnambula, certes, non écrits mais que toute cette musique appelle comme une ponctuation et respiration sans lesquelles les sauts de la voix sont secs et, ici, tranchants. On le retrouve, dramatique et émouvant dans la déploration au vieux manteau de Colline, « Vecchia zimarra, senti… »
Le ténor Dae Gweon Choï a un bel engagement, de la vivacité et donne joliment lé réplique dans les deux duos avec le baryton, l’un tiré du premier acte de La Bohème, l’autre de la rare Rita de Donizetti. Il est brillant et agile dans l’air, rare aussi, d’Oronte de I lombardi, de Verdi. Le médium est large, la couleur belle, timbre un peu fruité mais avec un halo peut-être passager dans le grave et les aigus se déploieront sans doute aisément. Malgré un tempo un peu rapide pour la mélancolie de cette plainte ou complainte fameuse, « Una furtiva lagrima… » de Nemorino de l’Elisir d’amore de Donizetti, il réussit à être touchant.

Mais ces deux comparses n’étaient apparemment là que pour entourer un peu le baryton Ivan Thirion sur qui, visiblement, et à juste titre, le CNIPAL mise beaucoup. Une première partie à lui tout seul puis un air et deux duos avec le ténor dans la seconde partie. De quoi emporter d’enthousiasme la salle. Il déploie la même aisance dans le baroque Händel et ses longues et larges vocalises bien perlées que dans un air de fureur brillant d’Alexander’s feast que dans l’intériorité dans le Paulus de Mendelssohn ou la méditation douloureuse et rageuse du Figaro des Noces. Tout aussi exact vocalement et stylistiquement dans les six autres airs d’opéras divers. La voix est généreuse, égale du beau grave à l’aigu éclatant, le timbre charnu, chaud. Superbes et précieuses qualités que ce tout jeune chanteur doit conserver et raffiner tout en travaillant sa présentation scénique.

Photos :
1. Kakhaber Shavidsé ;
2.  Dae Gweon Choï;
3.  Ivan Thirion.


mardi, avril 03, 2012

RETOUR À TOMASI


RETOUR À TOMASI
(1901-1971)

On le joue en Allemagne, Australie, Autriche, Belgique, Colombie, Espagne, Finlande, Grande-Bretagne, Grèce, Italie, Monaco, Portugal, Roumanie, Slovénie, Suisse, Tchékie, Venezuela. Et même en France… Même si cette ingrate terre natale rattrape un peu son retard cette année. Cent-vingt dates recensées de divers concerts et événements en 2011 autour de ce grand compositeur français qui honore son pays. On en trouvera une liste abrégée ci-dessous.

DISQUES
Il y a peu, le trio d’anches Hamburg signait un beau disque du Divertimento corsica (1952), du Concerto pour hautbois et orchestre de chambre (1959), du Concerto pour basson et orchestre de chambre (1961) et du Concerto pour clarinette et orchestre à cordes (1957), un disque allemand Faro classics, qui permet de suivre près de dix ans de traitement des cordes par Tomasi.
  Deux disques récents du label IndéSENS! reprennent des œuvres antérieures ou contemporaines.
Le premier, Henri Tomasi, Mélodies Corses, Cyrnos grave pour la première fois la version pour deux pianos de Cyrnos (1929), expression de l’âme corse à travers des rythmes traditionnels locaux. Les remarquables interprètes en sont Laurent Wagschal et Sodie Braide, le premier accompagnant Johanne Cassar, soprano, dans la partie chantée. Ce disque précieux comporte aussi des mélodies écrites entre 1929 et 1933, Chants corses (1932), un extrait des Cantu di Cirnu (1933), le Cantu di malincunia (1933), mais aussi des poèmes de Paul Fort et de Francis Jammes, mis en musique en 1932. Un beau témoignage de la biographie musicale d’un Tomasi dans sa trentième année, penché sur la patrimoine culturel de son île de Beauté mais attentif à la poésie continentale de son temps.
Ce disque renferme le trésor des Six mélodies populaires corses qu’il harmonisa délicatement en 1930, faisant connaître en France ce folklore presque inconnu jusque-là. Il est vrai que son père Xavier Tomasi lui avait ouvert la voix, collectant et harmonisant certaines mélodies qui se seraient perdues sans lui et qu’il publia en 1912 sous le titre de Corsica. On y trouve une fameuse berceuse, la délicieuse Ciuciarella, chantée dans ce même disque par Johanne Cassar à la voix douce et tendre :  tandis que le père travaille dans les champs, la mère se penche sur le berceau de sa fillette adorée pour l’endormir, évoque les chevrettes, les mouflons et bichettes des collines, les lapins, bref, de vraies peluches. On ne sera pas étonné, à l’écoute de cette Ciuciarella, à entendre cette vocalité tendre et charnelle, qu’Henri Tomasi, amant de la musique et amoureux de la voix, se soit donné, adonné, sa vie durant, corps et âme, âme et corps, à cette incarnation, à cette mise en chair, de la musique, si méditerranéenne, qu’est l’art lyrique, l’opéra. Il a écrit pas moins de onze opéras, ce qui en fait le plus grand compositeur lyrique français du XX e siècle. Parmi ces opéras, trois indiscutables chefs-d’œuvre, Don Juan de Mañara, d’après Milosz, L’Atlantide, d’après Pierre Benoît, Sampiero Corso, qu’on a eu la chance de revoir repris à l’Opéra de Marseille, en corse, il y a quelque années.

Un second disque, sous le même label IndéSENS ! offre un éblouissant parcours de son œuvre intégrale pour trompette, par Eric Aubier, œuvres de 1944 à 1963. On y trouve, entre autre, le puissant Concerto pour trompette et orchestre (1948), les célèbres Fanfares liturgiques, les deux versions de la Semaine sainte à Cuzco pour orgue  et pour orchestre (1962),  l’étrange douceur de ces Variations grégoriennes sur un Salve Regina (1963), cet hymne à la Vierge  qui est un peu l’hymne national corse.

FRAGMENTS BIOGRAPHIQUES
On se permettra d’en rappeler quelques éléments. Henri Tomasi d’origine corse, est né à Marseille, à la Belle-de-Mai, d’un père facteur. On connaît sa biographie par un livre écrit par son fils, par un film, une évocation théâtrale à La Criée, reprise cette année écoulée en Corse. Son père, le facteur, est autoritaire, violent. Ce Corse a hérité l’autorité paternelle antique, la tradition méditerranéenne du « pater familias », le Père de famille incontesté, qui est à la famille, ce que le souverain indiscuté est à l’état ; l’état est une sorte de famille et la famille, un état, avec, au centre, ce chef absolu et tyrannique, père de la nation ou de la maisonnée : un tyran domestique. Il use mais abuse surtout de son autorité.
Ce facteur, a par ailleurs, beaucoup de mérite : il est musicien amateur mais son bras est prolongé non de la baguette du chef mais du nerf de bœuf du tyran. Il bat sa femme, la mère  sous les yeux de son fils Henri. Pour l’enfant, marqué à vie, c’est la première expérience, impardonnable, de l’injustice, de l’impuissance, de la révolte. Il n’oubliera jamais ce premier traumatisme. Son père lui a donné une première éducation musicale. Apparemment très soignée. Et voilà le petit Henri, petit Mozart, endimanché, petit singe savant, promené par le père orgueilleux, le facteur fier de son fils, dans les villas des « riches » marseillais pour agrémenter leurs loisirs par son talent de jeune pianiste prodige. C’est aussi l’humiliation de classe pour ce jeune garçon dont la dignité est ainsi blessée.
Le miracle, c’est que l’enfant, qui aurait peu avoir une haine justifiée du père, n’ait pas haï la musique, ni la Corse, ni son humble extraction sociale, même lorsqu’il sera commensal illustre de rois, invité à leur table. Il aurait pu haïr la Corse de son père, il aurait pu détester la musique qu’il lui a imposée. En tous cas, l’amour de la mère souffre-douleur du père  violent, et « la mort » œdipienne, symbolique du père se traduisent plus au niveau politique : le père est corse, bonapartiste ; fils aura une généreuse vocation anarchiste, il sera toujours politiquement à gauche sinon gauchiste. C’est le révolté contre toutes les tyrannies jusqu’à l’heure de sa mort et nombre d’œuvres traduiront cet engagement moral, politique, en faveur des damnés de la terre, des opprimés. J’en rappelle quelques unes :
l’austère oratorio, si lyrique, le Silence de la mer sur le texte de Vercors, cette sombre et sublime histoire de l’occupation allemande et du silence parlant d’un grand-père et d’une jeune fille pianiste face à un officier allemand musicien et amoureux de la France. Il y a Le Triomphe de Jeanne, son Requiem pour la paix, sa généreuse Symphonie du Tiers-Monde d’après la pièce Aimé Césaire, Une saison au Congo, 1968, Chant pour le Viet-nam, encore  1968, presque à la veille de sa mort.
Le miracle, c’est qu’il n’ait pas confondu violence paternelle et musique, qu’il n’ait pas renié avec l’homme, ses origines corses. Au contraire, puisque la musique a été son expression naturelle pour dire justement l’humanité la plus belle et la plus belle des îles, la Kallisté, la Cyrnos des Grecs, la Corse. En effet, dès la fin de ses études musicales de chef d’orchestre et de composition à Paris, récompensé par le prestigieux Prix de Rome, au cours de son voyage de noces dans l’île de Beauté, il compose en 1929 Cyrnos, poème symphonique en deux versions, pour piano et orchestre ou deux pianos.
Mais Tomasi aura touché prolifiquement à tous les genres : musiques instrumentales, orchestrales ou solistes, pour les instruments les plus variés ; pour la voix, des opéras, ces chansons du folklore corses mais également de vastes compositions pour chœur et orchestre ou piano. Les œuvres scéniques abondent, de la musique de film, aux pièces radiophoniques et ballets (13 opus).
À côté de son prenant travail  de chef d’Orchestre, en quelque 40 ans de production, Henri Tomasi aura composé quelque 300 œuvres, et beaucoup de chefs-d’œuvre là-dedans, interprétés par les plus grands artistes : David Erly, le violoniste, dédicataire d’un concerto extrêmement complexe, Jean-Pierre Rampal, le grand flûtiste, Marielle Nordmann, la harpiste, Alexandre Lagoya, Régine Crespin, Gabriel Bacquier, parmi les grands noms du lyrique, etc.
On peut se faire une idée de la générosité de sa production en se replongeant dans un livre album richement illustré par une belle iconographie, une superbe galerie de photos, dont j’avais déjà parlé ici et qu’on doit rappeler :
UN IDÉAL MÉDITERRANÉEN
HENRI TOMASI,
par Michel Solis,
Postface de Daniel Mesguich, accompagné d’un CD de trois œuvres du compositeur,
Éditions Albiana, 182 pages, 25 euros.

Le livre comporte un catalogue de 12 pages de titres de ses compositions (toutes éditées à deux exceptions près). Bien compté,  on y trouve la liste de 50 disques compacts de ses œuvres. Deux films lui furent consacrés. Belle somme ! En somme, on n’a guère d’excuse à ignorer la production de cet homme qu’on peut sans exagération nommer géant de la musique eu égard à la brièveté de sa vie.
Tomasi semble aujourd’hui être devenu le compositeur de sa génération le plus joué dans le monde. Loin des chapelles et des modes musicales, sa musique est puissamment originale et, en une époque où la théorie étouffa si souvent l’humain, chez lui, c’est l’humanité qui déborde et transcende toute théorie. On peut le répéter, derrière le grand compositeur, c’est toujours un homme que l’on entend, attentif à la souffrante humaine, à la grandeur et à la misère de notre humanité.
Henri Tomasi fut tenté par l’absolu mystique. Mais le vrai mysticisme de l’ombrageux et solaire compositeur, qui perdit la foi avec ou après la guerre, sa vraie quête spirituelle est toute tournée vers l’humain, vers le monde, vers l’Autre  qui souffre : c’est dans sa musique exaltée et extasiée parfois, qu’il faut le chercher, écho mystique d’un éternel révolté contre la misère du monde, contre tous les pouvoirs oppresseurs, contre l’injustice sociale, qui semble pourtant, avec douceur et douleur, interroger le Ciel, présent ou absent. Sa musique, si ancrée par ses origines et par sa volonté dans la Méditerranée, donne la sensation de liberté vitale d’un viscéral méditerranéen, mais citoyen universel d’une mer non pas close sur son nombril mais ouverte à tous les vents et, sinon à ce puissant et oppresseur Nouveau Monde d’un Dvorak, du moins à ce pauvre Tiers Monde de sa symphonie!

Concerts les plus importants  (2011) :

· New York : Concerto pour clarinette ;
· Hambourg: Divertimento Corsica (lancement du CD  Farao) ;
· Athènes, Fremantle (Australie): Concerto pour  saxophone ;
· Paris: un "doublé" de prestige!...Concerto pour  trompette 
· 1/  Salle Gaveau avec David Guerrier -
· 2/ Salle Pleyel, Orchestre Philharmonique,  direction Myung Whun Chung avec Alexandre Baty, diffusion sur France-Musique ; 
· France-Musique : Emission 40e anniversaire par Marc Dumont : « Henri Tomasi, l'humaniste protéiforme ». Œuvres programmées: Concerto pour flûte, Ballade pour harpe, Symphonie du Tiers-Monde, Don Juan de Mañara (opéra), Le Silence de la mer ;
· Boston, Festival d’Aix-en-Provence : Danses profanes et  sacrées
· Marseille :
· 1/ Musique Chambre à  l'Opéra avec l’Ensemble Pythéas (Trio à cordes, etc...)
· -2/ Concerto pour  guitare à Federico García Lorca avec Emmanuel Rossfelder (Opéra) ;
· 3/ Conservatoire:  Cyrnos  pour 2 pianos ;
·  
· Chicago, Berlin, Bâle, Monte-Carlo... Concerto pour  trompette ;
· Stuttgart : Variations grégoriennes (version trompette et  orgue) ;
· Berlin: Concerto pour trombone ;
· Copenhague: Fanfares liturgiques ;
·  
· Corse:
· 1/ Prix Henri Tomasi au Concours  international de Chant lyrique de Canari ;
· 2/ Ajaccio (Cathédrale): Fanfares  liturgiques ;
· 3 Ajaccio (Espace Diamant): Visages d'Henri Tomasi, spectacle théâtral et musical (Quintette à vents de Marseille, Marie-France Arakélian, pianiste, Frank Gétreau, comédien et metteur en scène.

Photos : quelques disques d’Henri Tomasi.