vendredi, février 19, 2010

THE SAINT OF BLEECKER STREET



THE  SAINT OF BLEECKER STREET
de Gian Carlo Menotti

Opéra de Marseille

Par l’équilibre entre la fosse et la scène, entre la direction d’orchestre et des acteurs, l’adéquation des voix aux rôles, cette Sainte de Marseille tient du miracle.

N’en déplaise aux petits marquis pincés, qui font la fine bouche, comme on la fit autrefois à Massenet, trop ou pas assez wagnérien, à Puccini, trop heureux en mélodie, tous trop heureux en succès, comme ils la faisaient naguère encore à Britten, trop éloigné des modes musicales, Menotti est un grand compositeur, doublé d’un grand librettiste et d’un metteur en scène et chef d’orchestre de ses propres œuvres, hors du commun.
Depuis Wagner, on n’avait pas connu un homme de théâtre aussi complet. Certes italien, mais surtout américain dans sa formation, comme Samuel Barber, il ne subit pas le poids des courants musicaux européens et, sans méconnaître la modernité, il s’affranchit du terrorisme musical que fut, dans les années 50 -surtout en France où on le découvrait avec pratiquement un demi-siècle de retard- ce sérialisme intégral et atonal qui étouffa plus d’un talent, sans qu’aucune œuvre à la hauteur de Schönberg et des chefs-d’œuvre de Berg, Lulu, Wozzeck, ne vienne justifier et couronner cette dictature de la mode. On redécouvre aussi Korngold, également méprisé pour ces fausses raisons, accusé de néo-romantisme expressionniste comme Menotti le fut de puccinisme tardif, comme si une telle filiation, au lieu d’être une gloire comme on la faisait aux post-wagnériens, tel Strauss, devenait une injure. Il est vrai que de Puccini, Menotti hérite une science subtile du maillage harmonique, des accords tuilés dont la succession rapide fait changer la couleur orchestrale, théâtralisée au mieux selon personnages ou situations, dans une concision des plus dramatiques. Sans airs découpés, mais plutôt des jaillissements lyriques au milieu d’une mélodie continue, d’une conversation musicale très symphonique, on trouve ici le même amour italien de la voix. Des chefs tels Toscanini, Victorio de Sabata, Eugène Ormandy, Thomas Schippers, lui apportèrent leur caution, leur onction. Donc…

L’œuvre
Le sujet ne vise pas la facilité racoleuse : années 50, dans le quartier new-yorkais d’immigrés italiens de la Little Italy, à Bleecker Street, une jeune malade, Annina, entre en transes, a des visions et reçoit tous les ans, le Vendredi Saint, les stigmates du Christ. Elle a, semble-t-il, opéré des guérisons miraculeuses. Le voisinage accourt, chaque année, dévotion et curiosité, comme au spectacle, pour la  voir entrer en transes. Autant que stigmatisée, elle est poussée, clouée, crucifiée dans sa « sainteté » ou sa névrose, par une foule aussi mystique, névrosée ou hystérique qu’elle, au désespoir de son frère Michèle, trop aimant, qui la voit inéluctablement entrer dans le rôle des ces « saints inventés par la foule », et au couvent, dans cette vocation, peut-être forcée de prendre le voile.
Loin d’être des tableaux de genre pittoresque, même la procession à l’italienne de San Gennaro, même la noce dans la tradition italienne, sont intégrés directement à l’action car ici, comme le voulait Boileau de la pièce classique, « tout court à l’événement », jusqu’à cette maîtresse Desideria, chassée par sa mère, honnie par la communauté parce qu’elle s’est donnée à l’homme qu’elle aime : au-delà de l’anecdote sur les mœurs étriquées de ces dévots Italo-américains, celle par qui le scandale arrive quand elle dénonce l’amour qu’elle juge incestueux de Michele et de sa sœur, et le paie de sa vie, elle est l’instrument du destin, jalouse d’une « sainte »  qui lui arrache son amant comme lui est jaloux de Dieu qui lui enlève sa sœur. Dépassant donc tout folklore italien et new-yorkais, tout comme West side history (1957), la Sainte de Bleecker street (1954) trouve, dans le local, l’universel : combat du doute et de la foi, et pose le problème, brûlant aujourd’hui, de l’identité des immigrés déchirés entre deux cultures, hésitant entre l’une et l’autre comme le reproche Michele à ses compatriotes : la tragédie pour lui c’est que, se revendiquant Américain contre ces Italiens mal assimilés, tuant « à l’italienne » sa maîtresse pour une question d’honneur familial, il est doublement paria, rejeté par les siens et recherché par la police.
Mais il faut noter: avec ce sujet vériste, Menotti dote souvent son texte anglais de rimes assonantes, qui accentuent le lyrisme de ses courbes chantantes.
La réalisation
Impensable aujourd’hui, la multiplicité des lieux proposés par Menotti (un appartement, un terrain vague, un restaurant, une entrée de métro, etc) est judicieusement rendue par une scénographie unique de Jami Vartan, une rue de New York avec le bas de ses immeubles de briques, leurs échelles de secours, un sémaphore, d’une précision, d’un réalisme ou hyperréalisme pratiquement cinématographique ; deux machines à oblitérer les tickets et un comptoir styliseront en leur temps entrée de métro et restaurant. Des affiches, des ballons au couleurs italiennes, donnent la couleur locale de la Little Italy tandis que les robes pimpantes de Katia Duflot, colorent chronologiquement et les lumières de Simon Corder, temporellement, l’action urbaine.

La précision maniaque des didascalies de Menotti, leur longueur, leur abondance, ses exigences du jeu d’acteurs, semblent laisser peu d’espace à un autre metteur en scène que lui-même. Pourtant, tout en respectant ce legs, Stephen Medcalf réussit à faire une œuvre personnelle. D’entrée, cette grille qui contient une foule valises à la main, fait de ces gens en attente du spectacle de la sainte, une masse d’arrivants à la douane d’un port : elle condense chronologiquement l’arrivée  antérieure de ces immigrants, futurs immigrés mal intégrés dans ce quartier de New York dont ils font une « petite Italie ». La présence de journalistes et de photographes pour guetter l’apparition de la sainte et de ses transes, rappelle la scène similaire de La dolce vita de Fellini,  d’où fut pris d’ailleurs le terme de paparazzi, et insiste sur le voyeurisme de la foule et sur cette importance de la presse pour se sentir exister aux yeux des autres, comme le manifestera cocassement Maria Corona, la marchande de journaux frustrée de notoriété. Belle trouvaille aussi, à la fois psychologique et dramatique,: lors de la noce de Carmela et Salvatore, l’euphorie de la boisson à profusion, l’abus qu’en font Michele et Desideria, marginaux de la fête, en arrivent à expliquer l’incident de langue de la maîtresse méprisée, qui ne se maîtrise plus, et la bouteille cassée de rage de l’amante (et non le couteau prévu) devient l’instrument de mort par son amant, donnant une logique accidentelle de cause à effet de ce meurtre. On regrette d’autant plus, dans ce contexte prenant de vérité, ce crucifié vivant en Christ aux lampions d’un effet irréaliste kitsch, repris par l’apothéose de la sainte.
Quant à la direction d’acteurs, elle est digne aussi du cinéma.

L’interprétation
Aucune faille vocale non plus, des premiers au plus petits rôles, tous remarquables d’engagement et de vérité humaine. Issus des chœurs, leurs silhouettes bien campées, se dessinent, trouvent leur juste place (Florence Laurent, Frédéric Leroy, Wilfried Tissot, Jean-Pierre Revest, Jean-Marc Jonca et Jean-Michel Muscat, comme ces toasts et couplets italiens à la mariée). Kévin Amiel, tout jeune ténor, à l’espiègle personnalité, y va de son « brindisi » et s’intègre sans se dissoudre dans cette masse d’hommes d’où se détache le Salvatore de Marc Scoffoni, baryton, époux aux arrière-plans inquiétants, allure de futur parrain tiré à quatre épingle et… au couteau.  Avec autant de netteté, en quelques répliques, Eduardo Melo, impose la grâce de sa voix et de sa silhouette légère. À côté de ces personnages, Juliette Galstian a la voix embuée des nostalgies des grandes âmes trahies par la vie, la chaleur maternelle, la générosité et l’émotion persuasive d’une croyante auprès d’une Maria Corona, Sandrine Eyglier époustouflante, qui dénote par l’originalité de sa mise et de ses réflexions, sorte de coryphée du chœur antique, d’abord sceptique puis convaincue, elle garde une tendresse humaine réconfortante même dans les passages humoristiques, grande voix de lumière dans l’ombre de la vie. Nom qui semble prédestiné pour un destin religieux auquel elle renonce pour le mariage, la Carmela de Pascale Beaudin a un timbre délicieux d’oiseau renonçant à une cage conventuelle sans doute pour sombrer dans celle du mariage à l’italienne comme le pronostique Assunta résignée. Le bavardage si touchant des deux femmes, avec Annina  au milieu, rappelle le nostalgique duo d’Eugène Onéguine entre la mère et la nourrice sur fond de pépiement joyeux des filles. Don Marco, le prêtre bénéficie de la voix de tonnerre de Dmitry Ulyanov qui sait se plier à la douceur confidentielle et tendre du témoin confident et confesseur humain. Rital new-yorkais par son costume, son collier de barbe et moustache, Atilla B. Kiss, ténor lyrique au timbre incisif et percutant, puissant, est le frère aimant et maudit, affronté à Dieu, au prêtre, à ses voisins, au monde, éternel rebelle rejeté par tous et déjà par sa sœur : il fait passer dans sa voix et son jeu tout le désarroi, le désespoir d’un trop-plein d’amour inutile à ancrer Annina à la terre et à lui, et le refus de la révélation d’un amour presque incestueux par sa lucide amante le pousse à la tuer comme ultime déni, et aveuglement sur ses sentiments excessifs : c’est un pathétique Don José qui tuerait non l’objet de son désir mais le sujet qui le lui révèle.
Maîtresse rejetée et objet de la réprobation des voisins, en robe d’abord aussi ardente que les désirs qu’elle a et peut inspirer -prémonition de sang-, puis en stricte et seyante robe noire et chignon de la dignité recherchée mais aussi de son propre deuil, Desideria, nom qui dit fonction, est incarnée, au sens le plus charnellement plein du terme, par Giuseppina Piunti, belle a damner un saint sinon une sainte, actrice bouleversante, riche voix de flamme et d’ombre, impressionnante figure aimante et tragique, revers charnel de la « sainte ».
Celle-ci, dirait-on, est « désincarnée » par Karen Vourc’h tant la jeune chanteuse semble entrer comme une évidence dans cette enveloppe charnelle éthérée, évanescente, de sainte vraie pour l’extérieur, mystique à coup sûr dans son intérieur: fiévreuse, hallucinée, corps souffrant, traduit par des sauts déchirants de la source vive de sa voix, palpitation faible de vie dans ce pauvre sang fluant et fuyant des stigmates, malgré l’amour du frère et du voisinage, elle nous fait sentir qu’elle est déjà ailleurs, qu’elle a déjà largué les amarres du monde. Une interprétation touchée par la grâce.
Mais le miracle de cette réussite n’existerait pas sans la passion du chef Jonathan Webb, qui sait mettre en valeur les richesses de cet orchestre puissant sans épuiser pour autant les chanteurs, tenant bien en main un chœur mobile et volubile, parfaitement préparé par Pierre Iodice.


Nouvelle production de l’Opéra de Marseille
12, 14 , 17 et 19  février 2010


Photos : Christian Dresse
1. Voyeurisme et dévotion autour de la « sainte » (K. Vourc’h ) ;
2. Procession et frère crucifié (A. Kiss ) ;
3. L’amant méprisant et l’amante révoltée (A. Kiss, G. Piunti );
4. La sœur et l’amante, l’esprit et la chair ;
5. Apothéose de la Sainte ?

CONCERT EXCEPTIONNEL SOLIDARITÉ HAÏTI

Il n’est pas indifférent de dire qu’entre deux représentations de The Saint of Bleecker Street, d’un cœur unanime, orchestre, choristes et solistes, avec l’appui de tout le personnel administratif et technique de l’Opéra de Marseille, ont offert un magnifique concert au bénéfice d’Haïti, qui a empli toute la salle, refusant même 900 entrées. On soulignera, dans cette générosité externe, celle interne du chef Jonathan Webb partageant la direction avec son brillant assistant Didier Lucchesi et celle aussi des aînés faisant la part belle aux deux jouvenceaux de la distribution, Eduarda Melo, ravissante Susanne et Kévin Amiel, étourdissant d’aisance dans « Ah ! mes amis, quel jour de fête ! », « l’Éverest des ténors » avec ses 9 contre ut successifs, unis ensuite avec le chœur dans le « brindisi » de la Traviata  qu’ils ont vaillamment bissé. Les autres interprètes chantèrent avec émotion des airs dans leurs cordes, et Karen Vourc’h une envoûtante et rare mélodie a cappella du compositeur arménien le Père Komitas. Chaud au cœur.

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