samedi, mai 09, 2009

HÉLÈNE SCHMITT

PORTRAIT DE MUSICIENS

HÉLÈNE SCHMITT, VIOLONISTE
La foi et la ferveur


Non, les fées n’étaient pas autour de son berceau… Pas celles, en tous cas qui offrent au nouveau-né prospérité, protection assurée pour une vie à l’abri des intempéries du monde. Les fées, grandes dames distantes, n’aiment pas les familles modestes, alors, les pauvres, et de plus exilées par les vicissitudes de l’Histoire de cette lointaine Europe centrale aux populations persécutées… Mais, au fond, peut-être oui, à bien regarder, on peut voir une fée modeste penchée tendrement sur la petite fille, une humble fée dont le seul pouvoir serait l’amour et la baguette magique, l’archet rêvé d’un impossible violon : la grand-mère avait sans doute gardé la nostalgie musicale de cet instrument, de son archet tel un trait d’union heureux avec un passé polonais perdu.
Pourtant, le vœu de la grand-mère bonne fée impuissante, amoureuse du violon, ne s’exauce pas immédiatement ; la mère a peut-être les raisons inverses de ne pas aimer cet instrument trop marqué, trop rattaché à un passé douloureux : c’est la flûte à bec qui sera le premier instrument de la petite fille dont tout le monde a remarqué l’extraordinaire oreille musicale ; puis ces petits doigts qui prédestinent peut-être à un instrument s’accommodant de petites mains : le violon.
Le sort en est jeté. À cinq ans et demi, Hélène entre en violon comme on entre dans les ordres, à ses ordres, avec ordre et méthode, mais une dévotion sentimentale et une passion charnelle qui l’habitent encore aujourd’hui, même au sommet d’une renommée internationale de violoniste baroque que nul ne lui conteste. Le violon, c’est cet être vibrant serré sur la douceur chaleureuse du cou, sur lequel le visage se penche amoureusement tandis qu’il murmure à l’oreille de l’instrumentiste des choses que nous entendons aussi mais que nous ne comprendrons jamais, tout se passant, au-delà ou en deçà de la musique, dans le tête à tête entre violon et violoniste qui le taquine et câline aussi de doigts agiles et parlants, le cajolant d’un archet sensuel et tendre qui peut aussi commencer comme une cravache mais finir toujours comme une caresse. Peau de la musique captée, frôlée en profondeur par la magie de l’effleurement.
Hélène se lève et renoue quotidiennement ses liens amoureux avec les cordes de l’instrument : retrouver, de la main gauche, ne pas perdre, la délicate « géographie » du manche. Il suffit d’un infime, d’un millimétrique écart des doigts et la justesse fait une incartade. Ce côté gauche, du cœur, c’est l’ascèse de la perfection ; le droit, l’archet, c’est « le danseur » dont il faut en permanences assouplir et contrôler les voltiges ; c’est un pinceau qui décrit en l’air l’âme éthérée et sensible du violon et l’on comprend alors, autant que l’on entend, ces fins de phrases d’Hélène, archet en l’air soudain et retombant tels de grands paraphes qui dessinent et signent, comme d’un trait vif de plume, un fervent paragraphe musical. Six heures quotidiennes de cet ascétique exercice pour faire parler les mains, le bois vibratile, composer une palette de couleurs, pour tenter, toujours, d’être au plus près de la musique.
Malheureusement, d’autres contraintes du monde limitent le huis clos amoureux de préparation avec l’instrument : « trouver » des concerts, « se « vendre », aller convaincre des programmateurs timorés de la valeur artistique d’un programme rare qu’on propose quand on vous oppose la seule rentabilité marchande du goût commun, la rapidité de plaire au besoin d’approfondissement : à l’éthique, à l’esthétique de l’art mûri et médité, le « star système » préfère le lard, le gras profit immédiat et farde la réalité de la solitude de l’interprète. Peu de violon solo dans les programmes, même élargis au-delà du Baroque. Et cela malgré huit disques en soliste, malgré ses trois prix internationaux, malgré sa renommée. Autant de temps perdu pour le dialogue intime nécessaire avec l’instrument, nécessaire prélude à l’osmose des « ego » réduits à l’humilité, avec ses partenaires en concert, de servir la seule musique, autant de temps arraché à sa culture européenne profonde de la lecture tant en français qu’en allemand et italien avec sa prédilection pour les grands Siciliens du soleil ténébreux : Verga, Pirandello, Sciascia…
Mais Hélène, qu’on a la chance d’entendre souvent à Marseille dans le cadre de Mars en baroque avec Euterpes entre autres formation, passe sa robe noire de concert. C’est le rituel qui marque le passage du seuil vers la scène, vers la musique, vers la ferveur qu’on peut suivre sur son visage, son sourire, son intensité close et ouverte, sur son corps dansant habité par la musique. Elle sait qu’on ne force pas l’écoute d’une salle : elle joue, elle entend, elle attend le jet, le jaillissement indéfinissable du tréfonds d’elle et de son violon qui lui murmurera : c’est ça.


Photo : Guy Vivien


DISCOGRAPHIE :

Sonates pour violon et basse continue de Marco Uccelini (avec Markus Märkl, Cembalo & Orgel
, Karl-Ernst Schröder, Theorbe & Gitarre,
 Arno Jochem, Violone) (Christophorus, avec le soutien de la Hessische Rundfunk) ;
Sonates pour violon et basse continue de Johann Sebastian Bach (avec Alain Gervreau, violoncelle
, Jan Willem Jansen, clavecin) (Alpha) ;

Sonates pour violon et basse continue d'Ignazio Albertini (avec Jörg-Andreas Bötticher, clavecin & orgue, 
Karl-Ernst Schröder, théorbe
, David Sinclair, violone (Alpha) ;

Sonates pour violon et basse continue de Giovanni Stefano Carbonelli (Alpha) ;

Sonates et Partitas pour violon seul de Johann Sebastian Bach, deux volumes (Alpha) ;

Sonates pour violon et basse continue de Johann Heinrich Schmelzer (avec Jan Krigosvky, violone; Stephan Rath, théorbe
 ; Jörg-Andreas Bötticher, claviorganum) (Alpha) co-produit par la Deutschland Radio ;

NICOLA MATTEIS - Ayrs for the violin (avec : Jörg-Andreas Bötticher, clavecin & orgue
 ; Eric Bellocq, guitare & théorbe
 ; Gaetano Nasillo, violoncelle) (Alpha) ;

Ayrs for the violin - Nicola MATTEIS (Alpha, à paraître).

lundi, mai 04, 2009

LES PURITAINS

I PURITANI
de Vincenzo Bellini, livret de Carlo Peppoli
Opéra de Toulon, le 24 avril 2009


L’œuvre
Il ne reste que quelques mois de sa fulgurante vie à Bellini (1801-1835), au sommet de sa gloire et des honneurs, lorsque sont créés à Paris ses « Puritains », opéra inspiré des Têtes rondes et cavaliers d’Ancelot et Saintine, drame dans le goût romantique à la Walter Scott. La vieille recette des amours contrariées par les clans opposés des familles des deux amants s’inscrit ici dans la guerre civile qui oppose, en Grande-Bretagne, les partisans des Stuarts royalistes et ceux, niveleurs (républicains) et triomphants, les puritains de Cromwell, qui viennent d’exécuter le roi Charles 1er (1649) et s’apprêteraient à faire le même sort à son épouse, la reine Henriette de France, fille d’Henri IV le protestant converti, dont il faut savoir qu’elle poussait son mari à rejoindre la foi catholique.
Mais, dans l’opéra romantique, toujours simplificateur, le conflit politique et religieux se réduit à l’obstacle amoureux, concrétisé uniquement par l’inévitable baryton empêcheur d’aimer en rond, Riccardo, un puritain, amoureux d’Elvira, de son propre camp, autrefois sa promise, mais amoureuse du royaliste Arturo, auquel le père compréhensif et l’oncle bienveillant acceptent malgré tout de la donner en mariage. À part donc le malheureux Riccardo désespéré de cette trahison amoureuse et politique, tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes de l’opéra si, en pleine cérémonie de mariage, Arturo, découvrant dans une inconnue prisonnière la reine Henriette recherchée par ces mêmes puritains, ne s’avisait chevaleresquement de la sauver en la dissimulant sous le voile de sa future épouse, prenant la fuite avec elle. La pauvre Elvira, se croyant abandonnée, en perd la raison, beau prétexte pour Bellini d’offrir à son héroïne la plus belle scène de folie de son répertoire, qu’il avait inaugurée en 1827 avec Il pirata, renouvelée 1831 avec La sonnambula, et que seule la Lucia de Lammermoor de son rival Donizetti, reprenant le flambeau de la flamboyante folie, pourra égaler le 26 septembre 1835 à Naples, trois jours à peine après la mort de Vincenzo, le 23, à Paris. L’originalité dramatique de l’opéra, c’est justement que le drame est esquivé trois fois : d’entrée, par le consentement du père à un mariage d’amour de sa fille au-dessus de la dissension politique ; par un duel avoté, puis, malgré le coup de théâtre de la fuite et trahison du fiancé, il est encore évité puisque, le malentendu levé et l’amant de retour, la jeune fille retrouve raison et mari et tout finit au mieux dans la paix civile restaurée. Le drame n’était qu’un mélo, et le dramatisme, qu’un prétexte à sublime mélodie : un mélodrame au sens musical exact du terme.
La réalisation
Un rideau d’avant-scène en à plats de marqueterie florentine dans des dégradés de brun, une forêt de troncs verticaux traversée des Lances de Velázquez qui auraient pris leur position oblique défensive et agressive, ou de Paolo Ucello et San Romano, pour d’invisibles soldats obtus sous leurs casques et boucliers : l’affrontement aveugle des deux camps. Le rideau se lève sur un imposant dispositif scénique architecturé (Isabelle Partiot), zébrant la scène d’arêtes et d’angles aigus, vastes zigzags en rampes descendantes, immenses chevrons gris enserrant la mise en abyme de briques sombres en chevrons aussi accusant l’acuité conflictuelle de l’ensemble, desquelles descendront et sur lesquelles s’étageront héros et chœurs dans de beaux effets plastiques où se reconnaît la patte grandiose dans le maniement des foules de Charles Roubaud. Le haut du fond est occupé par une vaste grille baroque dont les fioritures seront variablement détaillées par les lumières somptueuses de Marc-Antoine Vellutini.
Sur ces rampes en obliques descendantes, les héros prendront un relief physique imposant, au détriment peut-être de la présence vocale un peu diluée par la distance, qui sert l’esthétique picturale d’ensemble mais estompe un peu l’émotion de la proximité. Les piques de front tenues par les soldats et reprises par les femmes sont un terrible passage de relais de la haine et discorde civile généralisée qu’adoucira un peu l’interminable et tendre voile nuptial passé de main en main à travers toute la scène comme une blanche promesse sans fin de bonheur.******
Les magnifiques costumes de Katia Duflot, matières somptueuses et lamés, dans un chromatisme sévère sombre, gris perlé pigeonnant pour le héros, doré pour l’héroïne, basquines et cols immenses pour les dames, sont superbement d’époque, à quelques bérets prêts de soldats qui semblent plus lorgner vers le siècle précédent. L’ensemble est à la fois fastueux et sobre.

L'interprétation
Bellini écrivit cette œuvre pour un quatuor de chanteurs bien connus de lui, soprano, ténor, baryton et basse aux exceptionnelles possibilités, que doivent aujourd’hui remplir les successeurs. Et il faut reconnaître l’exceptionnelle qualité de ces interprètes internationaux, jusqu’aux dits « seconds rôles » : l’Australien Adrian Strooper (Sir Bruno), le Georgien Nika Guliashvili qui impose dans un seul récitatif sa sombre couleur de basse noble dans le rôle du père, la chaleureuse et émouvante Cécile Galois, seule Française, dans le rôle de la reine traquée.
Le « quatuor » est de toute beauté: habitué d’Orange et de Toulon, le Polonais français Wojtek Smilek, basse impressionnante, démontre ici, sa maîtrise du bel canto romantique orné, son art de la délicate ligne bellinienne, dans une sorte de berceuse toute en tendresse paternelle pour sa malheureuse nièce. Le Russe Rodion Pogossov, baryton, est un Riccardo ardent, viril, vibrant, crédible et émouvant, au timbre égal et large, se jouant magistralement des fioritures passionnées du rôle. Le Georgien Shalva Mukeria, a le rôle délicat du ténor, à peine paru, disparu, puis, reparu, élégiaque, doucement désespéré : avec une moindre présence scénique, il déroule et conduit impeccablement ses airs avec une maîtrise sans faille d’une voix lumineuse et souple, donnant un contre fa à l’arraché mais honorable. On attend, bien sûr, la diva qui, en ce premier tiers du XIX e siècle a remplacé les castrats dans les rôles acrobatiques en vocalité. L’Australienne Jessica Pratt, avec une jeune carrière encore, a toutes les qualités requises pour cet emploi redoutable : étendue de la voix, légèreté et agilité mais consistance, technique éblouissante qui sait s’oublier pour servir l’expression dramatique. Sa « polonaise » (qui fut écrite pour la Malibran à la tessiture plus grave puis gardée dans la partition) « Son vergine vezzosa », est brillante, primesautière, festonnée de roulades et roucoulades, de trilles, piquetée de notes piquées, de jeune fille naïve jubilant de bonheur; ses attaques même les plus aigues sont précises, moelleuses, délicates et, des vocalises les plus apparemment virtuoses, dans sa grande scène, elle fait sens et sensation d’un être glissant, en glissandi délirants, en dérapages de la raison, de la folie douce vers la sombre folie: superbe Elvira.
Mais cet opéra est aussi jalonné d’interventions de chœurs parfaitement conduits par Catherine Alligon, leur donnant l’effervescence de témoins impliqués du drame. Quant à l’orchestre, Giuliano Carella, Directeur musical de l’Opéra, le transcende par une battue impeccable, implacable, tenant l’orchestre dans un éréthisme continuel, un rythme haletant, soutenant largement les chanteurs dans les grands arcs lyriques mais retrouvant vite la tension aiguë, comme le décor, du drame mélodieux.

Photos : ©Frédéric Stéphan:
1. J. Pratt et W. Smilek;
2. J. Pratt et S. Mukeria;
3. J. Pratt t ensemble.