lundi, novembre 03, 2008

Nicomède

NICOMÈDE
de Corneille

Théâtre de La Criée, du 9 au 26 octobre

La pièce
Dernier grand succès de Corneille, Nicomède (1651), sa vingt et unième pièce, malgré son label officiel de « tragédie » est en fait une tragi-comédie : aucun des héros n’y meurt, les comparses hors scène et les victimes des guerres ne comptant pas à l’échelle des nobles protagonistes. Le roi et la reine de Bithynie, Prusias et Arsinoé malgré leur machiavélisme et leurs intrigues toujours éventées et déjouées, les scènes conjugales un peu bourgeoises, tiennent de la comédie ; l’humour, l’ironie des deux jeunes premiers, Nicomède et Laodice, leur héroïsme romanesque, leur irréaliste générosité, la galanterie des échanges, la scène de dépit amoureux entre Attale déçu et Laodice qui lui déclare en vraie précieuse : « Pour garder votre cœur, je n’ai pas où le mettre », l’issue heureuse grâce au sauveur masqué reconnu à la fin par un anneau providentiellement échangé, sont des ressorts du théâtre à l’espagnole admiré par Corneille, et du style moyen de la rhétorique et non du sublime tragique de l’unité de ton.
Mais cette variété et richesse des registres, qui enfreint le monolithisme tragique, n’en sont que plus intéressantes théâtralement, et n’excluent pas le drame qui pèse sur un héros dont, en bonne logique politique, le grand crime aux yeux de son faible roi de père est d’être le trop victorieux soutien de son pouvoir. Je peux résumer ainsi la crainte du monarque : de qui l’on doit le trône on devient le sujet. Il préfère donc être le satellite de la lointaine Rome, qui vient d’en finir avec Carthage et règne désormais sans partage sur la Méditerranée, plutôt que le débiteur d’un trop proche fils à la tête d’une armée, par ailleurs fiancé à la reine d’Arménie. Sa seconde femme le pousse à perdre son triomphant héritier légitime en faveur de son fils Attale, amoureux par ailleurs de Laodice, otage du roi, promise à Nicomède.

La réalisation
Passons sur l’insinuation (discrète) de la metteur en scène de transposer l’action d’avant notre ère à la situation de l’Irak ou de la Palestine aujourd’hui, comme si le spectateur qui vient entendre le rare Corneille n’était pas assez grand pour comprendre tout seul l’actualité intemporelle de la pièce ; passons sur l’académisme, qui règne depuis quelque 40 ans sur les scènes, de faire jouer les pièces anciennes en costumes contemporains (ils sont beaux) pour dire vite que cette réalisation du rarissime Nicomède est remarquable à divers niveaux.
On entre dans la salle, accueilli par une musique orientalisante (Marc-Olivier Dupin) qui planera menaçante entre les actes, d’une discrète efficacité, et on s’installe dans des gradins en disposition quadripartite (scénographie et lumières ténébreuses d’Yves Collet) autour d’une longue table couverte de journaux internationaux. Les acteurs la serviront et desserviront, café, thé, fruits, plats, à chaque acte, offrant pour l’heure des friandises orientales au public qui se place.
Leurs costumes, contemporains donc, sont néanmoins judicieux (Annie Melza Tiburce) : roi en blazer bleu, foulard dans le col de la chemise, fausse décontraction d’accroc au pouvoir malgré ce faux détachement à ses signes externes (comme il s’accrochera à la couronne) ; reine juchée sur des escarpins rouges, jupe et turban noirs sur chignon blond, bracelets, bagues et pendants orientaux ; prince Attale en costume à gilet et cravate ; ambassadeur romain en costume strict et frisettes de statue, yeux fardés ; chemises blanches ou noires pour les suivants, Araspe balafré inquiétant armant un pistolet, tailleur strict de secrétaire pour Cléone, attaché-case, gardes de corps et conseillers pervers des princes. Nicomède a une sombre chemise militaire et se drape dans un somptueux burnous et Laodice, le front ceint d’un diadème, chignon élaboré, a une tunique pantalon et arborera plus tard, sur une longue robe, une belle écharpe, étole et foulard indien.
Autour de la table, les chaises donnent l’impression d’un conseil d’administration ou des ministres. Tournant autour du pivot de la table, s’adressant aux quatre coins des spectateurs sans aucune perte de la voix, se rangeant parfois parmi eux pour les deux héros, faisant le public complice de leur bonne foi et témoin de la mauvaise des méchants ; les autres souvent assis, contemplant le jeu dans un espace, un lieu supposé, la cour, où les murs ont des oreilles et rien ne demeure secret. Cela crée à la fois proximité physique et distance brechtienne d’une subtile intelligence comme le traitement du texte.

L’interprétation
La diction des vers est exemplaire, liaisons faites, mettant en valeur l’ironie par un ralenti expressif, un retard, qui soulignent un mot, une chute. Le style formulistique de Corneille, ses sentences sonnent, et juste :

« Qui se lasse d’un roi peut se lasser d’un père », énonce Prussias.
« Aussitôt qu’un sujet s’est rendu trop puissant,
Encor qu’il soit sans crime, il n’est pas innocent», distille Araspe.

Écho politique de Nicomède :
« Un véritable roi n’est ni mari ni père. »
Et fierté farouche de Laodice :
« Je ne veux point de rois qui sachent obéir. »

Plus que théorie, la pièce est une leçon de pratique politique, de la basse à la haute où le pardon généreux du vainqueur peut être la plus grande ruse, comme disait Napoléon.
Tous les acteurs sont à citer, des suivants (fielleuse Agnès Proust, cynique et sinistre Marc Siemiatycki) au cauteleux, retors et menaçant ambassadeur romain Flaminius (Pascal Bekkar). Le jeune et naïf prince Attale, qui prend de tous côtés des leçons de politique sur le vif, a la jeunesse attendrissante du rôle et son idéalisme enflammé (Thibault Perrenoud). Le couple royal fait admirablement bien la paire : Arsinoé (Sophie Daull), élégante ligne aiguë, vipérine, ourdissant les complots avec gourmandise comme une bonne blague, trouvant dans le crime une jouissance hystérique et bruyante de vizir Isnogoud, pas bonne, mais redoutable, assied littéralement le fort de son pouvoir sur le faible sexuel du roi à son égard ; Prusias (Pierre-Stéfan Montagnier), décadent, décati, vil, veule, avachi, voluptueux, velléitaire, aux vers venimeux, vomis ou émis mollement d’une moue de sa lippe : deux animaux politiques dont on rit à tort, leur rire final à eux balayant l’innocence généreuse des héros. Ces derniers, sont un couple idéal : Laodice (Raphaèle Bouchard) irrésistiblement belle, sensible et vibrante, forte et fragile, coquette tenant tête, ironique et politique, déguste les mots ; Nicomède (Bertrand Suarez-Pazos), belle gueule, noble allure et stature, viril et subtil, martial et diplomate, martèle et caresse les vers : dans leur bouche, l’alexandrin coule de source ; les deux : la grâce et la puissance, l’amour et la sensualité, justement réunis dans l’admirable travail scénique de Brigitte Jaques-Wajeman. Qui rend limpide le texte trouble des rives et dérives du pouvoir.

Photos Cosimo Mirco Magliocca :
1. Laodice et Nicomède : R. Bouchard et B. Suarez-Pazos ;
2. Attale et Arsinoé : T. Perrenoud et S. Daull.



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