mardi, août 05, 2008

CHORÉGIES D'ORANGE (Carmen)


CARMEN
Chorégies d’Orange
15 juillet


Arbre de vie, de mort
Ni l’œuvre, ni Plasson, chef d’orchestre, ni Uria-Monzón, la grande Carmen actuelle, ni même Duflot, costumière, ne sont des inconnus à Orange : ils y sont chez eux et, depuis longtemps, se sont affrontés à la monumentalité du lieu. La nouveauté venait de la mise en scène de Nadine Duffaut, qui s’y frottait pour la première fois même si elle est loin d’y être une étrangère, coutumière des spectacles des autres, connaissance et amour du lieu, de ce mur respecté.
En effet, un seul élément pour décor à la puissance plongeant loin dans les symboliques profondeurs terriennes de la conscience : comme pétrifié et issu de ce cirque de pierre, un arbre immense couché, déraciné, tendant en appel au secours déjà mort ses racines tentaculaires. Grotte, abri, parcage des femmes, lieu de l’évasion mais surtout, énorme présence du déracinement, de l’émigration, de l’immigration : la Bohémienne, d’un peuple déraciné ; Don José, nobliau navarrais, arraché à sa contrée par une affaire d’honneur et de meurtre (visualisée dans l’ouverture), réduit à être soldat, aux antipodes nationaux de chez lui, dans cette Andalousie légère et violente, déclassé puis dégradé ; sa mère qui l’a suivi dans un proche village, conscience du passé, du terroir, des valeurs locales, et cette Micaëla, orpheline venue d’on ne sait où, escortant la mère et suivant José ; ces contrebandiers, passant d’un pays (Gibraltar anglais) à l’autre, sans oublier ces femmes, ces ouvrières, sans doute fixées dans l’usine, par la nécessité esclavagiste du travail, mais peut-être pas enracinées par un mariage donnant au mâle nomade la fixité de l’arbre généalogique au foyer : la femme soumise ne peut que procréer des fillettes dans le rang sinon des filles soumises, des fillettes déjà esclaves, lavant à genoux, servant à table, avant d’être l’objet de la convoitise brutale des hommes, dont seule Carmen se tire un moment. Les petits garçons sont aussi formatés par l’ordre social, « comme de petits soldats », avant d’être de grands, gardiens de l’ordre corseté et oppressif. L’arbre de vie est un arbre mort.
On aime donc ces costumes espagnols de Katia Duflot, où domine le sombre, vraie couleur de l’Espagne, sans espagnolade, les femmes en clair tranchées et retranchées des hommes, à l’exception de Carmen dans la taverne, somptueuse giroflée aux pétales rouge et or de ses dessous. Malheureusement, la belle robe années 30 de Carmen à la fin, noces de mort, est interprétée par des spectateurs ingénus comme sa robe de mariage avec Escamillo dans les arènes !

Ma mère, je la vois
Dans la Traviata, Nadine Duffaut avait subtilement matérialisé sur la scène l’Absente pour le mariage de laquelle le Père exige le sacrifice de Violetta, enjeu du drame, la sœur virginale d’Alfred : beau fantasme de pureté pour lequel la fille de joie consent à s’éclipser et mourir de tristesse, et beau duo solidaire contre le pouvoir des hommes entre l’héroïne chantante et ce fantôme muet et compatissant. Ici, dans ce monde apparemment de la force virile, soldats, officiers épée à la main, contrebandiers, matador, autre tueur, la puissance de la femme n’est pas qu’incarnée par Carmen, qui se joue de tous mais finira épinglée : c’est cette mère invisible mais omniprésente, placée ici sur scène (Catherine Alcover) et nous lisant même la teneur de sa lettre à Don José. Elle dispense protection et certitude, blâme ou pardon au fils perdu du haut de son socle de lois, Mère-Patrie (la Navarre, le village), Mère-Église (la chapelle, la foi), Commandeur au féminin de toutes les morales. Nous voyons donc concrètement la mère de José qu’ « il [la] revoit, il revoit son village », comme chante Micaëla, la fille adoptive, la fiancée choisie autoritairement par la matriarche, la future bru, non exempte de brutal courage : elle ose aller arracher José à Carmen et le ramène à la mère, à ses racines, allant, dans la logique vision de N. Duffaut, à être pratiquement la main qui tue la rivale impossible à éclipser.
Ce petit garçon (Hugo Recasens Doux), câliné par Carmen, c’est peut-être « l’enfant de Bohème », le petit Cupidon gitan qui noue l’intrigue fatale, ou l’image, chérie par l’héroïne, lourde de tant de regards lubriques masculins, d’un homme avant l’Homme appesanti de désirs : pur.
Cohérence donc d’une lecture personnelle et forte d’une œuvre inusable dont on regrette peut-être, mais loi de la monumentalité du lieu, la scène peu discrète des contrebandiers arrivant en foule à la barbe des douaniers. Ces danseurs de flamenco avec leur zapateado, en rang, ne m’intéressent que s’ils dansent aussi, en rang, en troupe comme les soldats, un écrasement social, détournement de cette danse à l’origine contre la tarentule, donnant des tarentelles dans toute la méditerranée.

Interprétation
Dire de Béatrice Uria-Monzón qu’elle est Carmen semble un pléonasme : couleur de la voix, finesse et intelligence de la gitane aristocratique par nature, beauté hiératique et souriante, démarche naturelle de reine, elle en incarne la dignité au-dessus de toute contingence du monde vulgaire. Il faut la voir se soustraire avec grâce, glisser avec un mouvement de tête méprisant et élégant d'entre les bras visqueux des hommes. Et, enfin, enfin, face à Don José, c’est une vraie Espagnole qui danse et on ne comprend pas qu’il lui résiste.
On craignait que la délicatesse d'Ermonela Jaho ne pâtisse face à la grandeur du lieu, de la scène, de la nuit : comme transcendée par cette mise en scène qui en fait un être fort, elle s’avère, avec toute sa grâce de poupée, une puissante rivale de Carmen, déterminée, délicieuse et même criminelle, sans rien perdre de la beauté irisée de son timbre.
En Don José, Marcelo Àlvarez a d’abord une gaucherie paysanne, frustre, qui convient parfaitement à l’image qu’ont les Andalous des Navarrais mais, au fur et à mesure, on sent s’installer la faille et le colosse est terrassé par l’amour, terrible dans la menace, déchirant dans la supplique, grandiose d’humanité désespérée dans le meurtre de l’amour. Face à ce trio, un élégant Escamillo ibérique, allure et figure, aussi doté dans le grave que dans l’aigu, superbe, Àngel Ondena. Face maintenant à ce quatuor, toujours la qualité orangeoise des « seconds rôles primordiaux », un Dancaïre et Remendado de comédie (Olivier Grand, Florian Laconi), des Frasquita et Mercédès, dignes compagnes de Carmen (Magali de Prelle, Karine Deshayes) qui nous offrent un quintette époustouflant de verve, un Zúñiga de qualité presque labellisée (François Harismendy) et un Moralès (Olivier Heyte) prêt à lui emboîter le pas.
Des oreilles superficielles reprochent à Michel Plasson, à la tête du merveilleux Orchestre de la Suisse Romande, des tempi lents dont on lui rend grâce ici : cette musique parfois joyeuse et vive n’est pas guillerette et superficielle, elle a la gravité tragique d’un tempo espagnol s’insinuant doucement et sûrement comme l’inéluctable fatalité. On salue des quatre mains ces magnifiques et fiers chevaux défilant sur la scène et ces chœurs.


Photos Philippe Gromelle Orange :

1. Don José, Carmen ;
2. "Je vais danser en votre honneur…" ;
3. Oui, je t'aime Escamillo…" ;
4. "Carmen, prends garde…"



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