mardi, juillet 29, 2008

III e FESTIVAL DES MUSIQUES INTERDITES

III e FESTIVAL DES MUSIQUES INTERDITES
(II)
Opéra de Marseille
12 juillet

Après ce temps fort hors du temps en rappelant l’horreur d’un temps, d’un camp, le lendemain 12 juillet, ce fut une soirée consacrée à trois autres musiciens frappés d’interdit Nicolae Bretan (1887-1968), victime du stalinisme, Paul Aron Sandfort (1930-2007), rescapé de Terezín, et Viktor Ullmann (1898-1944) qui n’en revint pas après sa déportation à Auschwitz. Ce concert avait également été présenté à Terezín le 22 juin.
La première partie de la soirée, présidée par sa fille Judit, fut un hommage au grand compositeur Nicolae Bretan, Hongrois pour les Roumains, Roumain pour les Hongrois, né en Transylvanie, marié à une juive dont toute la famille fut exterminée. Ballotté d’une nationalité à l’autre, c’est dans la musique qu’il fit sa résidence sur terre, composant 210 lieder en hongrois, roumain et allemand, réunis sous le titre significatif de Mein Liederland (‘La terre de mes chants’). Premier baryton à l’Opéra, il compose trois chefs-d’œuvre de concision, en un acte, Lucifer (1921), Golem (1924) et Arald (1942), trois contes poétiques et philosophiques, pour quatre personnages, dont il écrit lui-même les livrets. Ce sont ces deux derniers dont nous avons le privilège de la création en France en forme de concert.

Golem et Arald
Golem est une belle histoire biblique de cet embryon, cette substance informe d’argile selon le sens hébraïque. Un rabbin arrive à le former et à l’animer presque comme un homme ainsi que Dieu avait fait d’Adam : l’homme démiurge, créateur, rivalise ainsi avec Dieu, son Créateur. Comme Frankenstein, comme des robots de notre temps dans tant d’histoires, la créature créée de la sorte se révolte et manifeste un désir complet d’humanité qui lui sera refusé, ici, l’amour de la fille de Löw, son Docteur fou qui l’a créé. C’est inverse de la poupée mécanique, Olympia, fabriquée par Coppélius dont s’amourache le poète dans les Contes d’Hoffmann : l’homme tombait amoureux de la créature artificielle, ici, c’est la créature artificielle amoureuse d’une humaine, drame romantique de l’amour impossible qui hante aussi les légendes de sylphides, ondines et autres Roussalka amoureuses aux dépens de leur vie d’un beau Prince, que l’on retrouve aussi chez la Brünnhilde de Wagner hasardant sa divinité car humaine, trop humaine. Conflit entre l’homme et le divin.
Cela est servi par une musique fluide, très lyrique, d’une tonalité très élargie, aux harmonies subtiles miroitantes, d’une grande richesse de timbres instrumentaux, sensuelle, immédiate. Le discours vocal, mélodique, est continu sans géométrie formelle sensible d’air à découpe, d’une grande force, dans un orchestre très nourri, très symphonique. On ne s’étonnera pas que la voix de baryton, comme celle du compositeur, y soit très sollicitée : Jean-Philippe Lafont, en Golem, maîtrise le torrent de sa voix chaude jusqu’à l’humble supplique, rugit de menace, tonne et murmure avec une touchante vulnérabilité de colosse humanisé quémandant sa totale humanité, posant des questions existentielles universelles : à quoi bon avoir été créé, pourquoi des yeux, des bras, pour n’étreindre que le néant? Jean-Luc Viala exprime avec une grande sensibilité, de sa voix tendre de ténor, le dilemme du rabbin créateur presque dépassé par sa créature et père aimant, défendant sa fille, enjeu du conflit, une Delia Noble, gracile et belle silhouette, soprano léger, toute faiblesse et fragilité. Sorte de servant infernal du Maître, Roman Vocel, en une brève intervention, met en lumière l’ombre profonde de sa voix.
Après ces 45 minutes intenses, les 25 minutes d’Arald, légende poétique, épique, moins humainement universelle, débutent par une sorte de chevauchée fantastique, dans une effervescence héroïque où passe le frémissement, orchestré à une échelle grandiose, de Roi des Aulnes de Schubert. Réminiscences ou citations, on a du mal a décider par rapport à des situations complexes, moins archétypales que dans la première œuvre, on sent passer des souvenirs mélodiques de Carmen et des questions de Sigmund à Brünnhilde sur le Walhalla dans la Walkyrie de Wagner. Sans air de forme close, il y a tout de même, un grand retour formel, du texte et de la musique, presque à la fin dans la bouche du Mage qui revient sur lui-même. Encore une fois, le baryton y a la voix essentielle et le même quatuor vocal sert ardemment cette épopée lyrique.
Économe en gestes pour déployer les richesses de ces deux partitions, Antoine Marguier, pour la troisième fois à sa tête, enflamme l’Orchestre Philharmonique de l’Opéra de Marseille et la salle d’une baguette incandescente.
Le format bref de ces œuvres que nous avons le privilège de découvrir, est un mince handicap qui peut se résoudre en les programmant, pour des raisons d’affinités géographiques et historiques avec le bref Château de Barbe-Bleue de Bartok ou La Vie brève de Manuel de Falla, opéras courts trop absents de nos affiches.

Le Rabiot
La deuxième partie de la soirée était d’abord consacrée à la création française de Nachschub (‘le rabiot’) de Paul Aron Sandfort, déjà jouée à Terezín, Manchester, Londres et Berlin. Décédé il y a un an à Hambourg, cet auteur, dramaturge et compositeur, après que son père, réfugié, fut arrêté à Paris par la police française puis exterminé, fut interné à 12 ans à Terezín où il fut trompette dans l’orchestre du fameux et terrible Requiem (celui de Marseille était dédié à sa mémoire) et dans un opéra, car le miracle de l’humain c’est l’activité intense de vie artistique, de vie donc, de ce camp. Libéré en 45 par la Croix Rouge danoise (car cet « apatride » né en Allemagne avait la nationalité danoise), en 1947, il écrivit ce poème déchirant sur son expérience d’enfant dans ce camp dont il fit, en 2007, cette sorte de mélologue ou mélodrame dans la tradition tchèque ancienne de Jiri Benda (1722 - 1795), un poème récité sur et entre la musique écrite pour un septuor constitué, ici, par les Solistes de l’Orchestre Philharmonique de l’Opéra de Marseille, le poème étant confié à l’émouvante Dominique Koudrine.
On n’évoque pas sans serrement de cœur ce texte d’un adolescent sur son expérience d’enfant martyr comme ces milliers ou millions d’autres, ces queues d’espoir devant la cuisine, l’espérance des déchets, des épluchures pour subsister, survivre, l’horreur désespérée d’arriver quand la maigre pitance est terminée, le froid, la peur, que la récitante, avec ses simples intonations, quelques gestes sobres réglés par Michel Pastore sous des lumières blêmes de Roberto Venturi, nous assène, de sa douceur, en plein cœur.
Encore une fois, trop d’émotion pour juger l’œuvre, la course folle d’apocalypse des cordes stridentes du début, les gémissements de la flûte, une harmonie qui n’arrive pas à se construire. Et le pourrait-elle face au mur d’incompréhension contre lequel on se casserait indéfiniment la tête : POURQUOI ?

Sonate de Terezín
Disciple de Schönberg, sans être jamais inféodé à son atonalisme et sérialisme, Viktor Ullmann était un compositeur célèbre quand il fut interné 26 mois à Terezín, dont il ne sortira en 1944 que pour un camp de la mort. C’est dans ce lieu tragique et miraculeux qu’il composa une vingtaine d’ouvrages, dont deux symphonies, un opéra (L’Empereur d’Atlantis ou le Refus de la mort…), un mélodrame sur un poème de Rilke et trois sonates pour piano, dont la dernière en juillet 44. Il fut gazé le 18 octobre.
La vie chevillée au corps traverse donc cette œuvre taraudée par l’urgence, belle, puissante, servie avec ferveur par Vladik Polionov au piano. On cherche à se raccorder, pour évacuer l’émotion, à son jeu formel subtil, d’une modernité échappant aux assauts d’un modernisme officiel, de pousser la tonalité dans ses extrêmes limites atonales mais il faut renoncer car revient toujours la lancinante interrogation. Je me dis qu’il faudrait une autre écoute, sereine, qu’on rêve dans un festival de piano, tout en sachant impossible une écoute du texte pianistique coupé de son contexte historique et biographique.
Le grand Baltasar Gracián, persécuté à sa manière pour le crime de se vouloir artiste, écrivain, envers et contre tous, écrivain, écrivit :
« L’art fut peut-être le premier emploi de l’homme dans le paradis. »
Nous avons ici la preuve que c’est vrai aussi en enfer.

Photo : Viktor Ullmann

Samedi 12 juillet, Opéra de Marseille
Création de deux opéras de Nicolae Bretan sous la présidence de Judith Bretan, en collaboration avec l’Opéra de Bucarest et The Nicolae Bretan Fondation.

Nicolae Bretan
Golem et Arald, création française ;
Direction musicale: Antoine Marguier
Avec : Delia Noble, Jean-Luc Viala, Jean-Philippe Lafont, Roman Vocel ;
choeur Adfontescanticorum, direction Jan Heiting ;
Orchestre philharmonique de Marseille .

Paul Aron Sandfort
Le Rabiot, création mondiale dans le cadre du
III e Festival des musiques interdites.

Viktor Ullmann :
Sonate de Terezín
Avec: Vladik Polionov, piano,
Quatuor et solistes
de l’Orchestre philharmonique de Marseille

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