vendredi, avril 20, 2007

Lucia de Lammermoor, Marseille



Lucia de Lammermoor
de Gaetano Donizetti,livret de S. Cammarano
d’après Walter Scott
Opéra de Marseille

Folie des hommes
La folie, des civilisations l'ont célébrée, d'autres marginalisée ; d'autres ont aussi tenté de la soigner, souvent par la musique comme David calmant Saül de sa cithare. Dans l’Antiquité, le fou était assimilé parfois au voyant ; au Moyen Âge, il passait pour l’envoyé de Dieu ou du Diable : on était suspendu à sa bouche mais il débouchait souvent sur le bûcher quand c’était une femme, une sorcière évidemment. C’est le XVII e siècle bourgeois « raisonnable », à vocation rationaliste qui, faisant de la folie le contraire de la raison, la décrétant déraison, en généralise l’enferment dans des hospices, des asiles que l’on visite, faute de pouvoir les rentabiliser : la folie devient spectacle, qui se danse, se peint, se chante, s’écrit : Folies d’Espagne, Nef des Fous. Don Quichotte , dont une époque aveugle à sa générosité humaniste ne voit pas la grandeur, est le fou qui fait rire plus que rêver l’Europe.
Car la folie semble d’abord masculine : l’ Orlando furioso de l’Arioste, mis en musique par Lully, Hændel, Vivaldi, Haydn, et des dizaines d’autres compositeurs, est aussi le modèle de l’héroïsme déchu. Xerxès, Serse, de Cavalli ou Hændel, et de tant d’autres sur le livret de Métastase, est un général et roi des Perses fou qui chante son amour à un platane dans le célèbre « Largo ». Mais il faut attendre la fin du XVIII e siècle et Mesmer, le célèbre magnétiseur, puis Ségur au début du XIX e, pour attirer l’attention sur le somnambulisme féminin, référé à la folie et provoqué par la musique, l’harmonica en l’occurrence.

Folie des femmes
La folie féminine est donc un thème à la mode lorsque Walter Scott publie en 1819 son roman, The bride of Lammermoor , qui fait le tour de l’Europe, inspiré d’un fait réel, histoire écossaise de deux familles ennemies et de deux amoureux, autres Roméo et Juliette du nord, séparés par un injuste mariage qui finit mal puisque Lucy, lors de sa nuit de noces, poignarde le mari qu’on lui a imposé et sombre dans la folie. Les grandes cantatrices, qui remplacent désormais les castrats dans la plus folle virtuosité, requièrent des compositeurs des scènes de folie qui justifient les acrobaties vocales les plus déraisonnables, libérées des airs à coupe traditionnelle mesurée. Bellini semble inaugurer la série avec son Imogène folle du Pirate (1827), suivi de Donizetti et son Anna Bolena (1830) qui perd la raison avant de perdre la tête sur l’échafaud. Bellini persiste avec la Sonnambula (1831), I puritani (1835) et Donizetti relève le défi avec sa Lucia di Lammermoor de la même année. Entre délire et folie, aux héroïnes de ces opéras succéderont la Lady Macbeth de Verdi (1847), la Marguerite de Faust (1859) sans oublier l’Ophélie de l’ Hamlet d’Ambroise Thomas (1865) . Héroïnes toutes, sauf Imogène (mais texte irlandais d’origine), venue des brumes du nord. Bref, sur scène, la femme perd la raison qu’on lui dénie souvent encore à la ville : à la fin du XIX e siècle, des savants, des phrénologues, concluent encore sérieusement que le moindre poids du cerveau de la femme explique son infériorité naturelle à l’homme.
Peut-être n’est-il pas indifférent de rappeler que, juste avant sa mort, Donizetti fut enfermé dans un asile d’aliénés à Ivry…

La réalisation
Après ses superbes Verlaine Paul, Don Giovanni ici même, avec la même équipe (Jacques Gabel pour les décors, Franck Thévenon pour les lumières, Katia Duflot déjà pour les costumes du second) Frédéric Bélier-Garcia signe encore une mise en scène exemplaire d’intelligence, de profondeur, de subtilité et de sensibilité : ensemble et détail y font sens, sans chercher le sensationnel, avec un naturel sans naturalisme.
Une scénographie unique justifiée par l’histoire et la symbolique des noms : la tour en ruine de Wolferag (‘loup loqueteux’) d’Edgardo, ruiné, est le présent et sans doute le futur de ceux qui l’ont ruiné et se sont emparés du château de Ravenswood (‘ bois des corbeaux’) des charognards, à leur tour menacés de ruine : deux faces d’un même lieu ou milieu social, façade encore debout pour le second, incarné par Enrico, nécessité de maintenir le rang, de redorer le blason, quitte à sacrifier la sœur, Lucia, Juliette amoureuse de l’ennemi ancestral, le trait d’union humain et lumineux entre les lieux et les hommes, victime du complot des mâles.
L’espace global, apparemment ouvert, pèse sur toute l’œuvre comme un paysage mental de l’enfermement, intérieur d’une indécise conscience, d’un esprit fragile sinon déjà malade, assiégé par l’ombre et les fantasmagories. Une nocturne et vague forêt de branchages enchevêtrés, brouillés, gribouillés sur un sombre horizon qui ferme plus qu’il n’ouvre, qui opprime et oppresse. On songe aux encres fantomatiques de Victor Hugo, à quelque cauchemar de Füssli, cohérence esthétique avec l’univers romantique fantastique de W. Scott, époque référée par les costumes, mais aussi à Caravage, à Rembrandt, peintres de la lumière et de l’ombre. Règne du « clair-obscur », au vrai sens du mot, mélange de clair et d’obscur, de l’ombre, de la pénombre, de l’angoisse de l’indéfinition ; un vague rayon diagonal, presque vertical, arrache du noir des groupes plastiques d’hommes sur des lignes diagonales et horizontales, flots confluents de corbeaux. Des ombres deviendront immenses, menaçantes. Seule lumière pour Lucia, astre lumineux de cette nuit, celle de sang de la fontaine, prémonition du meurtre final de l’époux imposé : une passerelle, balcon sur le vide amoureux ou le gouffre. Un étrange nuage flotte parfois vaporeusement sur un fond incertain. Des signes remarquables marquent la décadence : meubles sous des housses, déjà des fantômes pour l’encan des enchères, un lustre immense, au sol, déchu, enveloppé, se lèvera comme une lune de rêve pour les noces de cauchemar.
Les costumes, sombres comme l’histoire, sanglent les hommes de certitudes meurtrières, adoucissent les femmes de voiles et de teintes plus tendres ; le manteau clair de Lucia est un sillage de pureté qui prolonge son innocence.

L’interprétation
À la tête de l’Orchestre de l’opéra en pleine forme, Luciano Acocella fouette cette musique, la cingle, lui donne un cruel tranchant, gomme des langueurs romantiques pour ciseler le drame. Le chœur, aux sensibles progrès (P. Iodice), bouge, joue, armée de l’ombre inexpiable ou attendrie, existe individuellement. On retrouve avec plaisir Murielle Oger-Tomao, voix dramatiquement étoffée en Alisa, Christophe Berry, délicat Normanno près du sombre Enrico, brutal baryton de bronze, arêtes tranchantes dans la voix (Fabio Maria Capitanucci). Le pasteur, qui participe aussi à la conjuration des hommes, c’est Wojtek Smilek, timbre d’ombre, d’outre-tombe, grandiose et inquiétant homme prétendu de Dieu. Le rôle bref et ingrat d’Arturo, l’époux assassiné, Sébastien Guèze l’enrichit d’un physique de charme, d’une belle expressivité dramatique et d’un timbre séduisant, très convaincant. Salvatore Cordella, Edgardo, révèle une voix large, au grain serré, lumineuse, atteignant les aigus de ténor avec facilité, douceur : c’est l’amoureux malheureux, romantique qui n’a pas besoin d’excessive véhémence pour émouvoir et toucher par la seule grâce de sa voix.
Mais, voix et jeu, physique, Patrizia Ciofi, les possède et transmet, miraculeusement. Orange, écrin de titans, avait consacré, sacré cette frêle silhouette dans cet étau de pierre. Ici, cette fragilité corporelle, toute de légèreté, cette tendresse de la voix, aux aigus extrêmes d’une extrême douceur, sans arêtes, qui se joue des pires difficultés, si musicale, nous arrive avec une évidence sensible qui va droit au cœur : les vocalises ont du sens, les soupirs sont des hoquets de douleur, avec un naturel confondant : on redécouvre la partition archi-connue. D’entrée, on sent la faiblesse de l’héroïne, dans la fébrilité, dans le regard égaré, hagard dans la folie, colombe harcelée par la horde, le vol nocturne des oiseaux de proie mâles : on a envie de la protéger, de la prendre dans ses bras, mais on se dit égoïstement que le malheur va si bien aux femmes dans l’opéra… Des ovations saluent ses airs, les coupent aux charnières : l’émotion de la salle la gagne et nous regagne . La salle salue debout, comme un seul homme, spontanément. Elle pleure, nous aussi. Sa dernière Lucia? Disons, pour nous, la première.
13 avril 2007

N. B. J’utilise au début des éléments de mes interventions dans la série d’émissions des Chemins de la musique de Gérard Gromer, France-Culture, juin 2002 , sur "La folie à l'opéra", diffusées à l’occasion de la reprise à Paris de Lucia de Lammermmor avec, justement, déjà, Patrizia Ciofi.

Photos : Christian Dresse.
Légende : B. P.:
"Lucia, du délire à la folie,
du rouge au sang."

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