jeudi, mars 08, 2007

LES PÊCHEURS DE PERLES, Avignon

JOYAUX

Les pêcheurs de perles
Livret de Cormon et Carré, musique Georges Bizet
Opéra d’Avignon

En 1863, lorsque Bizet, à 25 ans, compose cet opéra, la mode est encore à l’orientalisme de Félicien David. Les XVIIe et XVIIIe siècle aiment les turqueries, le XIX e, un Orient plus lointain, plus mystérieux, plus exotique, comme Lakmé de Léo Delibes, goût qui débordera le XXe avec Madame Butterfly de Puccini, annoncée par les Madame Chrysanthème, de Loti et Messager, avant sa Turandot finale. Figures de femmes emblématiques : la sacrifiée et la sacrificatrice, celle qu’on viole et celle qui castre. Car le XIX e siècle bourgeois est fasciné par l’image ambivalente de la femme, qu’on goûte et qui dégoûte, la courtisane -la pute- et la nécessaire vierge dont la pureté permet d’exalter et de dénoncer la souillure de l’autre. De la Vestale de Spontini à Norma, voilà encore la femme vouée à l’autel et aux gémonies, à la mort si elle manque à la virginité imposée par la loi de l’homme. Pas de pitié pour les gardiennes obligées du temple masculin.

L’œuvre
C’est l’histoire de Leïla, prêtresse indienne voilée, dont le beau visage doit être caché aux yeux profanateurs des hommes, possession exclusive d’un dieu jaloux : « Vierge pure et sans tache », même à Ceylan, c’est la même exigence qu’en Occident d’une femme intouchable, divinisée, dépouillée de son identité humaine, sensible et faillible, de son corps. Elle est tenue par des serments, « soumise à la loi » et « Malheur à toi ! » lui hurle-t-on, si elle y manque. Bref, aux Indes comme ici, à tout ce qu’on exige des femmes il y aurait peu d’hommes qui mériteraient de l’être.
Il y en a au moins deux, qui se sont épris de la déesse, deux amis, l’un plus privilégié que l’autre, le ténor, il va de soi, qui se retrouvent sur une plage, la retrouvent, y perdant pratiquement l’amitié et la vie pour un, en compagnie de la malheureuse prêtresse descendue par l’amour de son piédestal. Tout finira bien, l’amour triomphe de dieu et des hommes, sans qu’on y croie trop.
Le sujet n’a d’autre portée que celle-là et la musique de Bizet est inégale, surtout dans l’orchestration, mais géniale dans l’invention mélodique d’une bouleversante beauté. Bien sûr, chacun connaît, sans même savoir que c’est tiré de cet opéra rare, la romance de Nadir, d’une sublime simplicité. Mais les autres airs sont d’une grande qualité (« Comme autrefois… ») et sur quatre duos magnifiques, au moins deux sont des chef-d’œuvres mélodiques « Ton cœur n’a pas compris le mien… » et le célèbre duo des amis, « Oui, c’est elle, c’est la déesse » qui devient le motif de Leïla sans cesse répété jusqu’à la fin de l’œuvre sans guère plus qu’une variation. Les chœurs sont nombreux, beaux, et les danses annoncent déjà la suite de l’Arlésienne.

La réalisation
Avec un tel sujet, la femme sacrifiée, et la réalité de la violence conjugale aux Indes, qui va jusqu’au meurtre maquillé en accident par les maris pour garder les dots obligatoires, on pouvait craindre une relecture à la mode déjà vieille qui afflige les scènes depuis quarante ans. Plus sagement, dans un opéra habillé et sonorisé agréablement aux couleurs de l’Inde, ouvreuses et autre personnel compris, ambiance musicale de Farshad Soltani et de Didier Marteau, Nadine Duffaut, nous offre un nostalgique voyage dans le temps, aux couleurs tendrement fanées : un cadre de scène orientalisant, une vaste estampe ancienne en toile de fond, des femmes indiennes au bain parmi des arbres immenses d’un romantisme stylisé. Latéralement, des panneaux de vague plage nue (décor Emmanuelle Favre). Les costumes indiens de Danielle Barraud, turbans, voiles, beige, sable, grège, marron clair, se pastellisent aux délicates lumières de Jacques Neyeta.
Dans ce cadre, la masse des choristes bien dirigés (Stefano Visconti) se forme et se reforme en masses très plastiques, animées d’une gestique unanimiste des mains d’un rituel stylisé, sans solution de continuité avec les danses chorégraphiées avec bonheur par Éric Belaud et Maria Kiran, par ailleurs troublante danseuse indienne soliste.
Dans ce superbe ensemble qui mériterait une tournée pour se rôder au-delà des deux seules représentations, le plateau est de rêve. Que dire de Patrizia Ciofi sans se répéter? Même grippée, elle est toute présente, petit Tanagra indien, légère comme un oiseau dont elle a les vocalises et les trilles dans un air vertigineux qui anticipe celui de Lakmé vingt ans plus tard, un peu moins aigu, voix d’une rare musicalité, tendre, moelleuse et délicate, toujours à fleur d’émotion : un bonheur. À ses côtés, Antonio Figueroa, ténor canadien, ne démérite pas avec une voix pas très large mais au timbre raffiné, admirablement conduite et sa romance est éclairée par des demi-teintes lunaires d’une grande poésie et d’une émotion communicative. Le Zurga de Marcel Vanaud, baryton, a la rudesse tonitruante d’un chef, une belle vaillance dans une tessiture tendue ; malgré parfois un vibrato excessif, il est convaincant dans le rôle. Nicolas Teste, dans le rôle trop bref de Nourabad, déploie une belle étoffe de basse qu’on voudra réentendre. La direction de Vincent Barthe est limpide comme cette musique et sait en faire briller amoureusement les joyaux.
On saluera la petite Inés Bakir, l’Enfant élue voulue par la metteur en scène, dans son bel habit de prêtresse, qui prend la relève de Leïla délivrée, image poignante d’une perpétuation féminine sans doute de la grâce, mais aussi du sacrifice.
27 février 2007

Photos ACM

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