dimanche, janvier 28, 2007

CONDITIONS HUMAINES, théâtre Toursky

CONDITIONS HUMAINES
De Marie-Claude Pietragalla, théâtre Toursky, janv 07

LA HOUILLE EN DEUIL

Argument
Une catastrophe minière, en 1906, en France, comme tant d’autres : mille cents mineurs emmurés vivants, morts, comme des milles et des cents dans d’autres lieux, d’autres temps. Ensevelis dans les profondeurs de la terre et de l’oubli de nos consciences. Les mines, aujourd’hui ? On vient de fermer la dernière en France, à Gardanne, comme une immense plaie ouvrière difficile à cicatriser, dont je me suis occupé -et tellement préoccupé!- naguère, en fonction de mes fonctions. Oui, la mine, aujourd’hui, ce n’est plus celle d’hier, du temps de Germinal, ni de Qu'elle était verte ma vallée, sublime film de John Ford, ni des enfants rampant dans les galeries, des trous, des tombes, des catacombes, pour piocher de leurs pauvres petites mains et enrichir à pleines mains le capitalisme triomphant de la révolution industrielle. Cependant, j’en témoigne, la mine, ces abysses vertigineux des vagues sombres de la terre, intériorisée par des siècles de souffrance des mineurs, reste encore un archétype obscur de l’inconscient humain, et l’on n’y touche pas sans toucher au plus profond d’une sensibilité enfouie au fond de nous : le cœur enfoui, les veines de la terre. On imaginait mal danser au-dessus de ce volcan mal éteint. Pietragalla a osé et réussi, dans la gravité, la dignité, le respect, le drame, me laissant sans voix, même pour crier bravo.

Réalisation
Sur fond vague d’anthracite, de noir vaguement luisant de charbon, un crassier, un mont, un monticule, les déjections d’une mine, ici pyramide sidérante et sidérale, au scintillement d’astre obscur de sombre Voie lactée, qui fait monumentale jupe ou traîne infinie à un confus tronc de femme à sa pointe, au blanc visage voilé par la cascade d’une chevelure noire. Ses bras nus battent l’air comme des ailes d’oiseau ou en appel de détresse, ondulent telles les vagues des lignes du Cri de Munch et sa bouche s’ouvre, difforme, ébauchant un hurlement silencieux d’angoisse et d’asphyxie. Une inutile voix pour un vain secours espéré de la surdité du monde. D’autres bras paraissent autour d’elle, sous elle, avec la même détresse de noyés, la musique industrielle des machines monte, gronde, s’enfle en proportion des vagues monstrueuses qui agitent l’énorme manteau de mort du sommet de la pyramide à la scène entière où l’on voit se débattre des masses confuses, des corps, des hommes, avant d’être noyés, anonyme foule, par la houle de la houille, par les convulsions des entrailles de la terre, les sombres sables mouvants, émouvants, d’une nature qu’on croit domestiquée. Tel un monstre souterrain indompté, la mine mugit, halète, a des râles, des soupirs, des grincements, des grondements : la musique acousmatique (malheureusement anonyme comme le reste) en rend les sinistres gémissements.
La scénographie de Gérard Didier est un écrin de noirceur à la noirceur de la catastrophe. Après le fond, de la mine et de la tragédie, la drame à la surface : la femme seule, hébétée, tournant en rond, insecte déboussolé par l’absence, qu’on ressentira plus tard avec cette stylisation du foyer, de la table, de la chaise, et de cette veste vide qui ne sera plus jamais investie, habitée par le disparu. Sur la douceur cruelle de l’Adagio pour cordes de Samuel Barber, défilé des rescapés, honteux et coupables d’avoir survécu et, dans les cintres, sur des cintres, les blouses, le linge étendu, rendu aux familles sans doute, image poignante de ceux qui n’en auront plus jamais besoin.
C’est brutal puis cruellement tendre mais il faut reconnaître qu’ensuite, après les deux sommets émotionnels de ces deux magnifiques tableaux, après ce climax, comme si on en avait trop reçu d’un coup, la tension baisse et les scènes de genre, rétrospective de la vie en surface des mineurs, semblent fatalement un peu longues. Il y a, cependant, de beaux duos, duels, des passages de break dance, expressive pour corps brisés, désarticulés, démantibulés, en lutte ou en amour, d’hommes machines trépidants avant l’époque des machines à la place des hommes. Des panneaux mobiles de brique évoquent les corons, les habitations ouvrières des cités minières du nord, leur envers étant les veines des mines. Il y a la lente douche câline et cadencée des hommes tentant d’éliminer la crasse des crassiers ; le désespérant solo de la solitude par Pietragalla, ce labyrinthique message de l’interrogation humaine et le mystère insondable du mal, à la craie sur le tableau noir ; la lettre (Richard Martin) évoquant les actionnaires vivant de la mort des autres qu’ils ignorent, bouffant du papier des actions.
Mais la seconde partie nous ressaisit par la force des images, non seulement celles touchantes, projetées des mines et mineurs, femmes, enfants, mais aussi de la troupe briseuse de grèves, photos d’autrefois, de la destruction des houillères, de leur rêve de maintien debout, mais aussi celles, bouleversantes, de la chorégraphe et danseuse : le lourd chariot du dur labeur de la fatalité des hommes sous les caravagesques lumières d’Eric Valentin. Enfin, cette terrible danse de mort où la soliste noire, en noir, en deuil, danse avec sa chevelure d’ébène, avec sa vaste robe comme un sombre suaire dont elle atteint et éteint les mineurs, oiseau ou ange de la mort, battant l’air des ailes de ses bras aériens dans la fumée montante et suffocante des gaz de l’asphyxie. Le retour à la poésie triste et fatale de Barber, des vêtements inutiles et désolés dans les cintres, des femmes en gris, marron, au milieu des hommes rescapés en noir et gris inévitables (costumes Patrick Murru) clôt dans une émotion accablée sinon résignée cette puissante fresque de l’inhumaine condition.
Certains murmurent, font la fine bouche, qui voudraient confiner Pietragalla au seul rôle de grande interprète mais non de grande chorégraphe. C’est vrai, il y a de purs chorégraphes qui ne sont pas ou plus interprètes, dont on admire le travail, le temps d’une représentation, mais qu’on oublie sitôt après. Il est vrai, Pietragalla prend son bien où elle le trouve, mais pour notre bonheur et ses images nous restent et nous hantent. C’est vrai, elle se donne un rôle, mais le plus beau : celui de perpétuer une mémoire, une trace, de secouer ici les consciences. Pietragalla, Pietra, pierre noire et dure, si tendre à la souffrance humaine. Le noir sied si bien à Pietra…

27 janvier 2007

Photo Théâtre Toursky : Pietragalla devant l"Insondable énigme de la Vie…"



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire