samedi, mars 30, 2024

QUICHOTTE CHRISTIQUE

 

DON QUICHOTTE

DE JULES MASSENET

Opéra de Marseille,

Dimanche 24 mars 2004

Dernière représentation à Marseille, le 12 mars 2002

 

Opéra en cinq actes, inspiré non du livre de Cervantès, mais du livret d’Henri Cain tiré d’une pièce de théâtre de Jacques Le Lorrain, Le chevalier de la longue figure, créée à Paris en 1904, sans doute pour le 300e anniversaire de la publication du roman l'année suivante. L’Opéra le sera à Monte-Carlo en 1910, avec beaucoup de succès, la grande basse russe Chaliapine dans le rôle-titre.

 

Cervantès et Don Quixote, modèle moderne du roman

Don Quijote aujourd’hui, Don Quichotte en français selon l’exacte prononciation du X castillan ancien, de Don Quixote, pour être précis, L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de La Manche, est un roman écrit par Miguel de Cervantès Saavedra (1547-1616). On appelait Cervantès aussi « El Manco glorioso », ‘le glorieux manchot,’ car, aspirant à la gloire militaire, engagé dans la flotte espagnole d’Italie, il perdit l’usage de la main gauche d’un coup d’arquebuse lors de la fameuse bataille de Lépante en 1571, qui porta un coup d’arrêt à l’avancée des Turcs en Méditerranée.

Il persista dans la vie militaire mais quatre ans plus tard, bénéficiant d’un congé, se rendant en Espagne, au large des côtes catalanes, son bateau fut attaqué et pris par des galères turques et il fut vendu comme esclave à Alger. On l’y condamna aussi au bagne car il tenta par quatre fois de s’évader, refusant même sous la torture de dénoncer ses compagnons, assumant seul le projet d’évasion. Finalement racheté par les Trinitaires (le rachat d’esclaves était un commerce), il rentra en Espagne et y mena sa vie littéraire, théâtrale, poétique, une œuvre pétrie d’humanisme, qui témoigne, sans aucune amertume, de ces terribles expériences. Deux de ses pièces ont pour cadre Alger et l’épisode de cette captivité. Commissaire aux vivres, accusé de vente illicite de blé, il fut emprisonné plusieurs fois, excommunié, innocenté. Mais, après son adieu aux armes, il avait abandonné l’épée pour la plume.

Don Quichotte fut publié à Madrid en deux parties, 1605 pour la première, puis la seconde en 1615. Son succès fut tel qu’il subit des tentatives de récupération frauduleuse avec une suite apocryphe. Aussitôt connu en France, il sera traduit dans plus de cent-quarante langues et dialectes et, avec la Bible, fait partie des livres les plus traduits au monde. Jouant avec la fiction, les héros de fiction Quijote et Sancho, lisant et commentant leurs propres aventures supposées traduites d’un historien arabe en espagnol, superposant les points de vue en miroir, le perspectivisme du regard différent des deux héros sur le même réel, fait que ce livre est considéré comme le premier roman moderne, fascinant certains théoriciens du Nouveau roman. Milan Kundera en fait un pilier de son Art du roman et voit en Cervantès le « fondateur des Temps modernes », d’un monde « fondé sur la relativité et l’ambiguïté des choses humaines », l’ambivalence de la Vérité, où les dogmes se fissurent, « incompatible avec l’univers totalitaire », qui règne sur la pensée unique obligatoire. Dans la « Septième partie » de son essai, il écrit :

« Le romancier n’a de comptes à rendre à personne, sauf à Cervantès. »

Du livre au livret de l’opéra

Avec un flagrant non-sens, la pièce et le livret situent l’action au Moyen-Âge, sans que personne n’y semble contredire, alors qu’elle est supposée contemporaine de l’écriture du roman, le début du XVIIe siècle puisque, justement, Don Quichotte, est jugé anachronique et fou parce qu’il veut restaurer, en pleine époque moderne, l'épopée de la chevalerie médiévale errante, attifé de la cuirasse de son bisaïeul et coiffé d’un casque bricolé d’un plat à barbe. Grand lecteur érudit, il a la tête farcie par tous ces romans de chevalerie si en faveur dans la Péninsule ibérique, dont se délectaient les Espagnols, dont s’accompagnaient les conquistadors qui donnaient des noms tirés de ces récits fabuleux aux fabuleuses terres qu’ils découvraient : Califormie, de la reine Cali d’un de ces romans, Floride et sa fontaine de l’éternel printemps fleuri d’un autre. Même les auteurs mystiques, les futurs saints, comme sainte Thérèse, en étaient enflammés, et Ignace de Loyola, en chevalier de la Vierge, Dame parfaite, voulut défier en duel un maure qui avait osé douter de sa virginité, considérée sa réalité de mère.

Tout le monde connaît le terme affectif de Dulcinée pour désigner la femme aimée passionnément. C’est un héritage du Don Quichotte où c’est le nom de la vaporeuse Dame invisible des pensées du chevalier errant, Dulcinea del Toboso, qu’il donne à une vigoureuse paysanne dont il refusera toujours la réalité concrète. C’est la plus grosse et grossière trahison du livret de l’opéra de Massenet, puisque Dulcinée, dépouillée de sa poésie immatérielle, très à la française XIXe siècle, y est une courtisane qui vend ses charmes à une foule de galants empressés.

Dans le roman, Cervantès raconte les aventures d’un nobliau, d’un hidalgo pauvre, Alonso Quixano, vivant dans la Manche, le sud de la Castille. La tête tournée par les livres héroïques de chevalerie d’une époque idéaliste bien révolue, il prend la décision de devenir chevalier errant sous le noble nom de Don Quichotte et de parcourir l’Espagne pour combattre le mal, protéger les opprimés, défendre la veuve et l’orphelin. À son cheval, et pas une jument comme on croit, mais une rosse, un rocin, il donne le nom ronflant de Rocinante, en rien péjoratif. D’un paysan naïf, Sancho Panza, il fait son écuyer, qu’il traite noblement non en seigneur mais comme son égal, un ami, et même, il l’appelle parfois « fils ».

Comme les conquistadors lancés à la conquête du Nouveau Monde, comme les mystiques lancés à la conquête des Indes du Ciel, c’est avec la même folle énergie que leur contemporain Don Quichotte s’élance en ce bas-monde pour en corriger les injustices. Il voit tout au prisme de son rêve chevaleresque généreux : les auberges deviennent des châteaux, les paysannes des princesses, et les moulins à vent de la Manche, alors tout nouveaux et immenses pour l’époque, des géants. Il combat pour la liberté, le meilleur des biens, et il délivre une file de prisonniers condamnés aux galères, qui se retournent contre lui. Mais les défaites de ses combats moraux sont plus belles que certaines victoires.

Sancho, avant d’en être imprégné à la longue, s’étonne au début de l’idéalisme grandiose de son maître et le Chevalier à la Triste Figure lui répond cette magnifique phrase, ignorée du livret :

« Ami Sancho, vouloir changer le monde n’est ni folie ni utopie, mais justice. »

Une justice terrestre à régler entre hommes et, si les chevaliers errants sont les ministres de la justice de Dieu sur terre, le roman dispense une morale profane, évidemment sans contradiction avec la religion, mais pas religieuse pour autant même si, dans ses conseils à Sancho devenu gouverneur d’une île, qui a la foi du charbonnier, le Chevalier parfois prédicateur, lui parle de Dieu comme référence morale, un Dieu dont à ses yeux, revenu de ses illusions, parmi les attributs, « brille davantage la miséricorde que la justice », dit-il sur son lit de mort. Cependant, les chevaliers des romans professaient une religion à la fois mondaine et mystique de la Dame : c’est elle qu’ils invoquaient à leur mort, et non Dieu ou la Vierge.

Saint laïque ?

La pièce, écrite en pleine guerre anticléricale, est créée l’année précédant les fondamentales lois séparant l’Église de l’État de 1905. Dans l’œuvre, et souligné à l’évidence par le metteur en scène, Don Quichotte, moqué, raillé, humilié, torturé par les bandits, pratiquement mis en croix, est une figure christique dont l’innocence, la bonté réussissent l’exploit de renverser la situation et parvenant, sans coup férir, sans blessure, à se faire rendre le collier dérobé à Dulcinée par des bandits qui le prennent pour un saint et demandent sa bénédiction. Pour Dulcinée conquise et émue, c’est un « fou sublime ».

         Inspiré du roman éponyme de Benito Pérez Galdós (1885), le dernier film mexicain de Buñuel Nazarín (1958, primé à Cannes en 1959), est une cruelle parodie du parodique Don Quichotte de Cervantès avec son nazaréen héros, prêtre sacrificiel volé, calomnié, injustement accusé, poursuivi, traqué, injurié, frappé, acceptant tout comme un Chemin de Croix de Jésus.

         Esclave à Alger, Cervantès a connu les trois religions du Livre, fréquenté, en Espagne même, les descendants survivants de juifs ou de musulmans convertis à la force. Dans son œuvre, si Dieu ne peut y être nié, on ne trouve pas trace de dogmatisme religieux. Dans son roman une toute simple phrase, «Sancho, con la iglesia hemos dado », ‘Sancho, nous avons trouvé l’église’ quand, dans un village nocturne les deux personnages cherchent un château, a donné lieu à des gloses infinies, peut-être, comme une raillerie de l’obstacle de l’Église institutionnelle espagnole.

 

Réalisation et interprétation

Le rideau se lève sur une nocturne foule en liesse, poussant avec allégresse des « Alza !» aussi abondants dans cette pièce que rarissimes ou inconnus en Espagne (qu’on y est obligé de surtitrer et de traduire par « Anda ! » ou « Arriba !»), d’autant que le z fricatif sourd espagnol, prononcé à la française, lui donne un caractère insolite, aussi surréaliste que les quatre étranges spectres sculpturaux torse nu, un bras noir, l’autre blanc, dignes d’un film de Cocteau, ou figurations fantomatiques, plus bénéfiques que maléfiques, qui escortent le Chevalier. Fête de musique espagnolisante de bonne facture d’un Massenet qui, depuis Don César de Bazan a puisé en Espagne l’inspiration de quatre opéras et d’un ballet.

Noir, c’est noir, un univers chromatique de Soulages pour un monde ténébreux où se distinguent, de noir vêtus aussi, une foule d’hommes en habits, en fracs, de l’époque de la pièce et de l’opéra, haut de formes formant une ronde, une funèbre fresque, comme les fraises blanches des bandits, arrachés de l’ombre par les lumières ombreuses de Patrick Méeüs, une oxymorique et cornélienne « obscure clarté qui tombe des étoiles » quand, le rideau dans le rideau s’ouvrant, apparaît, comme un astre, en robe scintillante, Dulcinée, véritable vision stellaire digne du visionnaire Chevalier.

Comme un tiento vocal de flamenco, ses longues roulades voluptueuses, introduisent une très lente cantilène au rythme très assagi de séguedille, « Une femme à vingt ans… » qui n’a pas oublié la coquette et inconséquente Manon alors que cette Dulcinée, plus subtilement, laisse déjà percer les suites de l'âge et les ravages du temps pour la femme fragile en sa beauté, dans son dernier air de courtisane usée, abusée, blasée, héritière aussi, dans ses nostalgies d’amour pur de Dame aux camélias, de Traviata, prémonitoire Marilyn blonde lassée, se dépouillant de sa perruque comme des illusions de jeunesse,  traversant la scène dans un raccourci et une anticipation magistrale de la trajectoire des astres filants, éclairs de lumière et de feu, des femmes objets consommées et consumées de ce monde patriarcal où l’on feint de les laisser régner pour s’en régaler et rejeter dans l’ombre

Les transformations sinon à vue, derrière le paravent des bras des admirateurs des somptueux costumes de Diego Méndez Casariego, de la belle, ou du simple rien qui l’habille, un simple drap dont elle tire ses revenus, métaphorisent le métier de cette Dulcinée à laquelle, pulpeuse, voix charnue, d’ombre et d’ambre, voluptueuse sans lourdeur, nimbée de nostalgie, Héloïse Mas prête sa languide beauté, et sa grâce parfois picaresque.

Dans cette épure minimaliste de Louis Désiré, dans cette nuit généralisée, trône et sera traîné comme un symbolique chariot de théâtres et lieux divers des exploits immobiles, un lit à baldaquin défraîchi, ciel de lit des songes et mensonges annonçant une phrase de la fin, lit de vie multiple de l’orgie et de mort, lit sans doute premier du sommeil hanté de ces images de Don Quichotte et de sa fin : le sommeil de la mort de Calderón. Sur un tabouret, une simple et dérisoire statuette équestre du seul Don Quichotte lance en main, sans le bon Sancho sur son âne, déplacée, figure les errances du Chevalier, dont une vieille veste militaire, épinglée de médailles, comme une défroque, semble indiquer un passé miliaire glorieux, celui du Quichotte ou de Cervantès.

Comme un contrepoint à jardin, un groupe de chaises offre à Dulcinée et acolytes, l’occasion de beaux groupes de mouvante sculpture. Dans l’ombre, belle danse lumineuse des chapeaux ou fanaux colorés. Louis Désiré a sûrement lu le roman car, dans l’ombre, cette indiscernable grotte creusée dans la roche de miroirs, est sans doute celle des chapitres XXII à XIV de la Seconde partie, la « Cueva de Montesinos », grotte qui existe réellement, à Albacete de la Manche, qui se visite. C’est un épisode onirique et poétique du sommeil et enchantement de Don Quichotte, qui y descend avec une corde, où il a la vision d’un fameux épisode chevaleresque dans un château aux murs de cristal où il découvre la tombe de Durandarte (du nom de l’épée Durandal de Roland), qui, retrouvé blessé à mort à Roncevaux par Montesinos, lui demande de lui extraire le cœur pour l’adresser à Paris à sa dame à qui il appartenait de son vivant. Dans une farce vaudevillesque, La cueva de Salamanque, ‘la grotte de Salamanque’, Cervantès présente une épouse adultère délurée, qui use du mystère prêté aux cavernes pour faire accroire au crédule mari que les hommes, qu’il découvre à son retour inopiné au foyer, ne sont que de joyeux démons suscités par la magie malicieuse de la grotte.

On salue le bien chantant quadrille, le quatuor dansant des galants pas trop malheureux de Dulcinée qui les reçoit en son lit, le ténor Camille Tresmontant et le longiligne baryton, Frédéric Cornille, respectivement Rodriguez et Juan, auxquels s’agrègent, beautés féminines travesties en hommes, nos amies admirées Laurence Janot, soprano (Pedro) et la mezzo, Marie Kalinine (Garcias, drôle de graphie non hispanique !), portant bien le smoking et le haut de forme à la Marlène, sous leur coiffure déjà à la future Loulou de Louise Brooks.

Pas de spectacle sans les indispensables utilités de petits rôles, les Premier et Second serviteurs Gabriel Rixte et Norbert Dol, les Premier et Second Brigand et Jean-Michel Muscat et Cédric Brignone.

Florent Mayet, nouveau chef de chœur, tient bien et mène allègrement sans bouille les chœurs nombreux. À la direction, Gaspard Brécourt, sait jouer de la fibre et fièvre épique de la partition chevaleresque, et du registre intimiste amoureux, poétique, très délicat de l’œuvre. La sérénade aux étoiles de Don Quichotte, dans son initiale mélodie toute simple de deux fois six notes, revient plusieurs fois comme un leitmotiv jamais lourd, chaque fois paraissant nouveau dans sa fraîcheur naïve.

         Déjà fait au rôle, au personnage forcément comique de Sancho, Marc Barrard ne donne pas un comique forcé. Certes, dans la tradition bouffe de la tirade contre les femmes, il sait être satirique, sarcastique comme le texte le requiert, mais il laisse percer une amertume qui transcende un peu d’expérience personnelle les clichés convenus. En revanche, comme un personnage de demi-caractère, il apparaît comme un lucide observateur ; renversant la hiérarchie, attendri, l’écuyer traité dignement en fils, devient comme un père protecteur de son noble Maître enfantin, qu’il défend contre les malveillants et sa tirade indignée contre les impitoyables railleurs est digne de celle de Rigoletto contre les courtisans, arrachant émotion et tonnerres d’applaudissements. Avec Dulcinée, digne et consciente lucide de sa déchéance, qui refuse le généreux mariage offert par le Chevalier dont elle s’estime indigne, il est le seul personnage humain.

         Humain, trop humain comme dirait Nietzsche, même tiré parfois un peu excessivement vers une fade bondieuserie ou sentimentalisme saint-sulpicien au goût bourgeois de la fin du XIXe siècle, le personnage de Don Quichotte est dépouillé dans l’opéra de sa grandeur épique même dans ses défaites, ne défaisant les bandits que par l’effet de sa bonté et non de sa force. J’avais dit un jour, ou écrit à Nicolas Courjal que, quel que fût le personnage lyrique auquel le conduirait ou condamnerait sa grande voix de basse sombre, destinée toujours aux méchants, il n’en pourrait jamais faire un héros totalement noir tant, par sa souplesse, sa douceur, elle déborde d’humanité irrépressible. Ici, il prenait le rôle de Don Quichotte, héros et martyr de la générosité, y planait, en endossait les habits avec un naturel confondant de bonté rayonnante, de grâce humaine. Introduite par un beau solo de violoncelle, la mort de Don Quichotte dans les bras de Sancho, est une scène poignante : l’écuyer, déchiré de douleur, accompagne l’agonie du maître qui va s’endormir dans « la splendeur des songes », qui justifie ce lit obsédant. C’est un grand moment lyrique : Barrard et Courjal en font un moment d’anthologie qui nous arrache les larmes.

         Concluons par la belle réponse de Sancho, devenu Gouverneur, à la Duchesse :

« Madame, où il y a de la musique, il ne peut y avoir de mal. »

Mis beaucoup de bonheur.

 

Don Quichotte

de Massenet

Coproduction Opéra de Saint-Etienne / Opéra de Tours
Création le 31 janvier 2020 à l’Opéra de Saint-Étienne
Décors, costumes et accessoires réalisés dans les ateliers de l’Opéra de Saint-Étienne

Direction musicale : Gaspard BRÉCOURT
Assistant à la direction musicale : Federico TIBONE

Mise en scène : Louis DÉSIRÉ
Décors et Costumes : Diégo MÉNDEZ CASARIEGO

 Lumières : Patrick MÉEÜS

Régisseur de production : Jean-Louis MEUNIER

Régisseur de scène : Jacques LE ROY

Surtitrage : Richard NEEL

Régie de surtitrage : Qiang LI

Dulcinée :Héloïse MAS

Pedro : Laurence JANOT

Garcias : Marie KALININE

Don Quichotte : Nicolas COURJAL

Sancho : Marc BARRARD

Rodriguez : Camille TRESMONTANT

Juan : Frédéric CORNILLE

Premier serviteur : Gabriel RIXTE

Second serviteur : Norbert DOL

Premier brigand : Jean-Michel MUSCAT

Second brigand : Cédric BRIGNONE

Orchestre et Choeur de l’Opéra de Marseille

Chef de Chœur Florent MAYET
Pianiste / Cheffe de chant : Astrid MARC

PHOTOS CHRISTIAN DRESSE 

1. Mort de Don Quichotte ;

2. Apparition de Dulcinée ;

3. Dulcinée et Don Quichotte ;

4. Spectres ; 

5. Don Quichotte et Sancho.

 

 

lundi, mars 25, 2024

QUATRE JOURS À PARIS

 

Quatre jours à Paris

Opérette en deux actes et six tableaux

Livret de Raymond Vincy et Albert Wullemetz

Musique de Francis Lopez

Théâtre Odéon,

Dimanche 7 mars

« Quatre jours ? », m’exclamai-je lors d’une ancienne production, « On en prendrait bien quarante, et même autant de fiévreuses nuits, et ce ne serait pas une quarantaine pour fièvre quarte ou autre virale infection, mais pour une vraie affection envers cette troupe qui s’est dépensée sans compter pour nous contenter ». Je n’imaginais dont pas prendre un tel plaisir dans cette nouvelle production signée, pour la mise en scène et l’exacte et minutieuse chorégraphie, de Caroline Clin qui, dans la première, incarnait avec bonheur Simone, la jalouse manucure amoureuse. C’est dire si elle connaît l’œuvre de l’intérieur, sur le bout des doigts et, ici, sur la pointe des pieds de ses interprètes qu’elle fait si bien danser, Von Kopf bis Fuss, dirait Marlène, ‘de la tête aux pieds’ ou, plutôt des pieds jusqu’à la tête de leur jeu et propos.


En effet, j’avais toujours souligné sa prestesse à manier les troupes, les groupes, à les évacuer presto de la scène, sans un temps mort, sans la lourdeur d’un désordre, mais, ici, c’est en pleine chorégraphe qu’elle les manie, toujours dans un rythme soutenu de la musique menée tambour battant par Bruno Conti, sans creux, sans trou et, toujours aussi le geste, même les gesticulations accordées à la mise en valeur d’un texte, des répliques, jamais téléphonées, jamais appesanties d’un effet forcé, tout, situations, paroles et danse semblant couler de source : ainsi, même le personnage épisodique du Professeur (Jean Goltier), sans presque rien à dire ni une croche à chanter, sans anicroche se coule et trouve sa place naturelle dans le chœur et ballet final, la samba effrénée, joyeusement répétée plusieurs fois, sans faux-pas.

C’est dire la précision méticuleuse, le respect avec lequel elle traite, et j’ose dire magnifie joyeusement, cette légère opérette bien classée dans le genre du vaudeville canonique par le sujet et un texte, qu’elle fait souvent percuter sans coup de canon, rendant tout naturels et la convention du théâtre et l’artifice : de l’art. Du grand art. 

Esthétique années 60

J’imagine aisément aussi, au souvenir d’autres de ses mises en scène qu’elle a veillé aux costumes bien soignés, élégants, harmonieux, puisés dans les réserves de l’Opéra de Marseille et aux décors réussis de Loran Martinel. Si la pièce est de 1948, au sortir de la guerre, le décor, surtout ce rose du canapé et ses répliques (chemises, ceintures, foulards) dans des costumes, semble directement teinté, imprégné de la Panthère rose de 1963, dont le thème musical mystérieusement facétieux sur la pointe des pieds, sonne en un moment. Et c’est bien aux années 60 que semblent référer les beaux vitraux latéraux du salon de coiffure, d’une esthétique Op art version Vasarely, des formes géométriques surlignées de noir,  rose, noir, blanc, le poncho zébré jaune-marron-orange d’Hyacinte, et ce poulailler peint à la façon Pop art des sérigraphies de Warhol. Les jupettes courtes à la Mary Quant des dames, les robes style Courrège, leurs coiffures au brushing ou chignon raidi à grand renfort de laque, parfois bandeau, des amorces de damier noir venant faire vibrer le blanc intense des costumes ou pantalons et souliers des hommes contrastant avec le t-shirt de Nicolas ou manches longues de Ferdinand. Seule la serine héroïne se distingue en robe canari, tripliquée chez deux consœurs, éclatante de soleil au milieu de la déclinaison poulaillère orange, roux, marron. C’est d’un grand raffinement aussi agréable à l’œil et à l’esprit que la musique légère, guère encombrante à l’oreille.


L’œuvre

Musicalement, ce n’est pas du meilleur Francis Lopez dont tant de mélodies se coulent si facilement dans l’oreille et la mémoire. « La samba brésilienne » (au Brésil, c’est du masculin, tout comme le, el tequila au Mexique !) jolie redondance comme si la samba pouvait être d’ailleurs (même s’il y en a en Argentine), est peut-être le refrain le mieux connu de l’ensemble, très contagieux, d’une entraînante folie, exalté par le chef et l'Orchestre de l'Odéon très en joie, pour la nôtre.

Mais, en revanche, les chansons gagnent en qualité de texte ce qu’elles perdent peut-être en charme musical. Ainsi, les couplets relativement érudits comme du Offenbach entonnés par Hyacinthe sur son rêve d’un « monde sans femmes » (paradoxe du patron du salon de beauté qui ne vit que par elles), qui enfile la litanie plaisante des couples célèbres perdus par la Femme depuis Adam et Ève, Samson et Dalila, en passant par Abélard, châtré (on le passe) à cause d’Héloïse, tirade qui relève d’une vraie culture populaire dispensée alors à tous par l’École de la République.

Par ailleurs, contrairement à nombre d’opérettes, ou mêmes quelques opéras, qui sont une enfilade de scènes, de tableaux juxtaposés, mais sans guère d’action dramatique tenant en haleine, il y a ici une vraie construction théâtrale, certes dans les conventions du genre, les surlignant même théâtralement par des clins d’œil, avec ses deux parties contrastantes entre le salon de beauté parisien et l’auberge provinciale où, comme en tout  bon vaudeville, tout le monde se retrouve dans la plus invraisemblable mais hilarante conjonction de conjoints et amantes en folie, avec les quiproquos des fausses identités et des méprises à la clé, clé de voûte de la comédie.

Par ailleurs, cette construction en chiasme, en triptyque, Paris/La Palissse/Paris, avec l’axe provincial, donne lieu à des micro-figures géométriques internes d’un grand comique implacable de répétition, impeccable de précision chorégraphique et même acrobatique, telle la scène, « Ah, quelle nuit ! » que Carole Clin fait passer trois fois au prisme, je dirais gymnique, de trois couples à l’épreuve de ces bonds, rebonds, sauts de table de sur table : c’est le même mais varié comiquement par ce trois fois deux des acteurs chanteurs danseurs. À Paris, ce sera l’inénarrable refrain « J’arrive de La Palisse », « C’est mon jour de repos », encore varié avec une verve irrésistible d’invention et bonne humeur.

L’intrigue se passe à Paris mais, avec Francis Lopez, Basque espagnol né par hasard en France, la latinité musicale ne perd jamais ses droits, même élargie comme ici au Brésil, un Brésil, plutôt hispanisé en accents et noms, Amparita pour elle, Bolivar pour lui (comme le héros de la décolonisation sud-américaine), acclimaté à un Paname qui a acclimaté bien des Brésiliens, qui a toujours accueilli en son sein le monde entier, ses rythmes les plus endiablés. Ah, le fameux, le joyeux drille Brésilien de La Vie parisienne d’Offenbach qui vient se faire voler à Paris par de jolies femmes tout l’or que là-bas il a volé ! Ici, on inverse le genre : c’est la pétulante, pétaradante, puissante et possédante Brésilienne venue aussi faire la fête aux dépens de la bourse et de l’honneur de son riche mari. Comme si le rôle avait été exactement taillé pour elle, c’est Marie Glorieux (nom qu’elle mérite au féminin) qui se glisse dans ses habits divers, avec la même beauté plastique et l’élégance exotique et canaille en bataille, jouant, chantant et dansant bien, dans un rythme fou puisque, de cette folle histoire, elle est le moteur emballé, subordonnant sa commandite salvatrice au Salon de Beauté d’Hyacinte si celui-ci lui emballe et livre en son lit d’hôtel son employé Ferdinand.

 Ce dernier, joli coq, coquelet, coqueluche épidémique, au sens épidermique et érotique du mot, que les clientes assidues poursuivent de leurs assiduités, sans doute blasé de la bringue avec tant de grandes bringues, groupies dévergondées, godelureau en goguette, court le guilledou, tout doux, romantique—qui l’eût cru— platonique (!) avec Gabrielle, jeune provinciale inconnue. Il n’a cure de sa maîtresse manucure, Simone qui alertée par son absence, ameute la meute de femmes lancées à sa poursuite, impitoyable désormais.

Ce n’est pas faire injure à l’excellent Fabrice Todaro, exactement adéquat Pimpinelli dans Paganini, de dire que, s’il en a la voix large et virile, sonore, il n’a pas exactement le physique de Ferdinand, le chéri de ces dames traînant tous les cœurs après soi et entraînant à un train d’enfer tout le monde de Paris à La Palisse et retour. De même, le rôle déjà fade de demoiselle bien tranquille face à tant de parisiennes excitées en mal de beauté et de mâle, hirsutes, emperruquées, ébouriffées, ébouriffantes, prêtes à se crêper le chignon pour lui, n’est pas bien compensé par la voix à l’aigu un peu ingrat de la sage Gabrielle à la queue de cheval (je crois) de Camille Mesnard, dont on ne doute pas qu’elle le corrigera. Même dans un rôle secondaire, la Clémentine de Sabrina Kilouli tire joliment son épingle du jeu tandis que Perrine Cabassus, sexy et sûre de ses charmes, a des armes de battante pour reconquérir l’amant volage, le disputant férocement aux autres candidates.

Quant à la Zénaïde de Julie Morgane, en mal fagotée servante peu maîtresse pour se faire aimer du maître aimé, à elle seule, si le spectacle n’avait tant d’autre atouts, vaudrait pour le tout : grande et souple sauterelle dégingandée, chanteuse, diseuse variant de tons et timbres de voix, mime, danseuse, acrobate, déjà dans sa scène en solo, sa danse du balai et du seau, elle est théâtre à elle seule, digne héritière au féminin d’un Charlot, et sachant même, comme lui faire douce et touchante émotion de ses échecs, quand elle bûche ou trébuche simplement. On l’a connue en parfaite osmose de danseuse saltimbanque avec Grégory Juppin, ici, on lui découvre un autre digne partenaire, dansant, chantant, sautant espérant la sauter, Nicolas Soulié, dans ses petits souliers de la réprimande de ses gaffes innocentes et inconscientes trahisons, moteur second de la décoiffante histoire puisque tout le salon de coiffure se retrouve en beauté emboîté dans l’auberge du père de Gabrielle dont il a maladroitement éventé l’adresse, un bougon et tonnant Montaron, Didier Clusel, amateur d’échecs, dont les pièces s’impriment sur les murs, en compétition avec le modèle réduit mais grandiose jaloux Bolivar d’Alvaro Ruault à la romantique chevelure, roquet râleur, qui, plus que parler, semble aboyer et mordre.

Hyacinthe, du nom de l’amant d’Apollon, tué par le disque solaire du dieu dévié par le jaloux Zéphyre, du sang duquel naîtra, par la grâce de la métamorphose, la fleur de ce nom, est le patron du salon de beauté parisien. Maniéré, efféminé au-delà de la frontière du genre à voile et à vapeurs d’angoisse de tout perdre sans le prêt de la Brésilienne, on ne dira pas qu’un rien l’habille puisque, sinon à poil en pyjama satin et plumes ou en kilt écossais ou poncho andin. Il est incarné avec un naturel, qui en cache tout l’art subtil, par Claude Deschamps, figure de clown mélancolique qui affecte de sourire et nous fait rire, sans doute pour ne pas pleurer les vraies larmes refoulées de tous ceux qui eurent et ont encore à souffrir de ce que la pudibonderie, l’hypocrisie actuelle, appelle leur « orientation sexuelle », leur « différence », bref, du nom précis et en rien infamant : l’homosexualité, comme si « aimer le même », son propre sexe était un crime. L’état vient justement de reconnaître son propre crime d’avoir si longtemps discriminé, criminalisé pénalement les homosexuels jusqu’à la loi Forni de 1982, qui abrogeait définitivement le « délit d'homosexualité ».

En 1948, création de l’opérette, au sortir de la guerre, la Libération n’étant pas forcément celle des mœurs, on ne sait comment le public pouvait appréhender le personnage scénique de l’homosexuel Hyacinthe. Deschamps joue de tous les clichés, de toute la rhétorique gestique et vocale du stéréotype scénique de l’homosexuel qui, finalement, était une figure pratiquement folklorique et bon enfant, héritée dans le spectacle et la tradition théâtrale. Aujourd’hui, comme si être « noir » était infâme et « homo » injurieux, on dit hypocritement « black » et « gay », drapant en Tartufe dans une autre langue un politiquement correct qui cache encore hypocritement ce qu’on ne saurait voir. C’est la pudibonderie linguistique qui fait, révèle et souligne l’injure dans l’esprit de celui qui s’y range pour ne pas soi-disant déranger. Mais, si bien servi, le personnage d’Hyacinthe, comme je l’avais déjà dit, avec juste une gauloise gaudriole inversée, ni grivois, ni graveleux, ni grossier, dans une opérette bon enfant, heureux signe des temps moins oppressants pour l’homo, nous fait rire sans arrière-pensée, sans aucune méchanceté : simplement parce qu’il est drôle et non bizarre.



Quatre jours à Paris

Opérette en deux actes et six tableaux

Livret de Raymond Vincy et Albert Wullemetz

Musique de Francis Lopez

Théâtre Odéon,

 

NOUVELLE PRODUCTION

Direction musicale : Bruno CONTI
Mise en scène et chorégraphie : Carole CLIN

Gabrielle : Camille MESNARD
Amparita : Marie GLORIEUX
Zénaïde : Julie MORGANE
Simone : Perrine CABASSUD
Clémentine : Sabrina KILOULI

Ferdinand : Fabrice TODARO
Nicolas : Nicolas SOULIÉ
Hyacinthe : Claude DESCHAMPS
Bolivar : Alvaro RUAULT
Montaron : Didier CLUSEL 
Le Professeur :  Jean GOLTIER

Orchestre de l‘Odéon

 

Photos Christian Dresse 

1. Nicolas, Amparito, Ferdinand, Hyacinthe ;

2. Nicolas et Ferdinand ;

3. Salon de beauté op art ;

4. Hyacinthe et Amparita ;

5. Le poulailler de La Palisse ;

6. Ferdinand et Gabrielle ;  

7. Bolivar et Simone; 

8. Zénaïde ; 

9. Ferdinand, Simone, Hyacinthe.