lundi, octobre 16, 2023

L’AFRIQUE FRÔLÉE


L’AFRICAINE

OPÉRA EN 5 ACTES

Giacomo Meyerbeer

Livret d’Eugène Scribe

Création à Paris, le 28 avril 1865

OPÉRA DE MARSEILLE,

8 octobre 2023

 

Dernière représentation à Marseille, le 18 janvier 1964, il y a donc près de soixante ans. Meyerbeer, longtemps délaissé, pour diverses raisons, est revenu en force sur les scènes nationales, et la nôtre grâce au flair de son Directeur Maurice Xiberras, qui nous dévoile des œuvres inconnues, méconnues, oubliées. La dernière saison lyrique tirait triomphalement le rideau sur l’opéra devenu rare de Meyerbeer Les Huguenots et la nouvelle, lève le rideau sur l’Africaine, autre ouvrage rarissime du même Meyerbeer et des mêmes solides librettistes, Eugène Scribe, à l’évidence plus soucieux d’une précision historique qui ne soucie guère les drames romantiques. Mais sa mort laissera à d’autres, dont Fétis, les modifications exigées par le compositeur, dont la mort aussi avant la création, léguera un titre sans plus de rapport avec le sujet, d’où les fluctuations entre une Afrique frôlée en son répété promontoire du Cap, mais effacée au profit d’une île indienne qui adore Brahma et Siva…

L’Africaine a eu cependant un meilleur sort, plus fréquentée en scène, que les Huguenots. Trente ans séparent les deux ouvrages, c’est dire le soin qu’y apporta le compositeur, littéralement, jusqu’à son dernier souffle. Il l’achève le 1er mai 1865… et meurt le lendemain, achevé sans doute par cette tâche immense, dont il ne verra pas la création.

 

         SUJET

Passionné, à juste titre, par une traduction des Luisiades de Camões du milieu du XVIe siècle, vaste poème épique portugais dont le cœur est la découverte de la route maritime des Indes, en doublant le Cap de l’Afrique, par Vasco de Gama, Meyerbeer voulait un opéra éponyme à la gloire du grand navigateur, à son rêve héroïque de gloire. Peu importe, infraction à la vérité historique, que son héros fût marié et déjà mûr, riche de son passé de marin expérimenté. Pour un opéra, il le faut inévitablement jeune et amoureux : d’une noble beauté de la cour de Lisbonne, Inés, qui a « la vertu des femmes de marins » comme ironisait Barbara, attendant longuement, patiemment et fidèlement, le retour du héros de ses expéditions, après deux ans sans nouvelles : partir, c’était bien « mourir un peu », souvent beaucoup dans ces longs voyages vers l’inconnu dont ne pouvons aujourd’hui avoir l’idée. Et, sinon fatalité de marin avec une femme dans chaque port, Vasco revient enfin de son rêve, mercantile et géographique, non avec de l’or comme Colomb naguère, mais escorté de deux esclaves, Sélika, une reine asservie en plus par son amour, mais fiancée —on ne sait— flanquée d'un congénère peu commode, Nélusko, qui rue dans les fers, tentant deux fois de tuer son rival, mais désarmé à temps par l’amoureuse trouvant son bonheur dans l’esclavage. Comme la Malinche maya qui aida Hernán Cortés, un vrai conquistador, lui, à faire la conquête du Mexique aztèque, Sélika, ouvrant la porte à l’invasion portugaise, indique à Vasco la route des Indes.

         Mais ce serait trop simple pour un opéra qu’un simple amour : il y a un fatal quatuor ou quadrille amoureux dans lequel se débat notre héros découvreur, aimé et sauvé par deux femmes : à Lisbonne, il avait laissé Inés, sa fiancée aussi aimante que chérie qui, par fatal dépit amoureux le croyant infidèle en le voyant rentrer avec Sélika, et pour le sauver et tirer de prison, épouse Don Pedro, autre rival navigateur. Au Portugal, Sélika, de reine, devient esclave et, retournement, Inés, prisonnière des Indiens, le sera à son tour.

         Causé par ces rivalités amoureuses, c’est le romanesque et ses petites histoires qui l’emportent sur la grande. Ainsi, Don Pedro, devenu le méchant, ayant épousé Inés et obtenu du roi du Portugal la tête de la nouvelle expédition arrachée à Vasco, nous le retrouvons sur un navire avec Inès et Sélika, descendant les côtes d'Afrique. Nélusko, connaisseur des lieux à qui Don Pedro a confié le commandement du vaisseau, n'a d'autre but que de l'égarer et écraser contre des récifs ; dans une superbe ballade, il invoque Adamastor, le géant de la tempête, qui serait le gardien du Cap. Vasco, qui les suivait sur un autre navire, tente d’avertir l’Amiral Don Pedro qui, jaloux, croyant qu’il vient lui ravir Inès, le condamne à mort. Mais Nélusko réussit à échouer le navire sur la côte de l’île et les indigènes s’emparent du navire et des Européens intrus, devenus à leur tour esclaves quand ils ne sont pas massacrés. Vasco, condamné à mort, Sélika le sauve encore, le proclamant son époux. Celui-ci lui déclare son amour mais, revoyant Inès  miraculeusement sauvée et promise à l’esclavage, il ne peut s’empêcher de revenir à elle. Généreuse, Sélika les laisse partir vers le Portugal et, préfigurant Lakmé, se donne la mort sous l’ombre et les effluves toxiques d’un mancenillier, en suivant le navire des yeux.

         Eugène Scribe, s’était attaché à dénoncer l’esclavage et la colonisation, sujet brûlant dans ses premières ébauches ; l’esclavage aboli en France en 1848, si le thème n’était plus d’actualité française lors de la création de l’opéra en 1864, il palpitait encore dans la terrible guerre de Sécession américaine (1861-1865).

Esclavage

         C’est à Nélusko, le seul personnage de quelque épaisseur de l’œuvre, qu’en est prêtée la véhémente dénonciation. Quand le Conseil portugais l’interroge sur son pays d’origine (on ne sait dans quelle langue, à moins qu’il n’ait appris le portugais durant le long voyage…) :

Lorsque vous marchandez
Un bœuf pour le labeur, pourvu qu’il ait la taille,
Que rudement chaque jour il travaille
De son pays jamais vous ne vous informez. 
Que vous importe donc d’où peut venir un homme, 
Qui n’est pour vous qu’une bête de somme ?  

         Quand la compassive Sélika veut l’empêcher de tuer son « Maître », il lui reproche sa mansuétude envers l’esclavagiste acheteur, et qui, de plus, les offrit en cadeau à sa fiancée Inés :

À prix d’or au marché nous lui fûmes vendus…
Voilà tous ses bienfaits !
Pour l’acheteur, jamais la marchandise
N’eut de la reconnaissance… jamais ! jamais !... 

         Sélika ne semble s’en offusquer qu’en termes d’injure amoureuse :

         Vendue à ma rivale/ Si brillante et si belle ! 

ÉPOQUE ÉPIQUE 

         Pour une rare fois sur la souvent fantasque scène lyrique, les notations historiques et la mention des personnages réels nommés sont justes sauf quelques péripéties fantaisistes comme Vasco en prison et ses démêlés amoureux.

         Plus que la mythique Africaine du titre, le héros, c’est donc le célèbre Portugais. Vasco de Gama (1460 ou 1469/ 1524). Nous sommes à l’époque des grandes découvertes. Mais la finalité de ces explorations du monde par les Portugais et les Espagnols en ce XVe siècle finissant est mercantile. Les Turcs, ayant pris Constantinople en 1453, barrent la fameuse Route de la soie et des épices vers l’Inde et la Chine. Les épices, on l’oublie, plus qu’un condiment raffiné de tables luxueuses est presque une nécessité : la conservation des aliments, notamment par le froid, n’existait guère. On mangeait pratiquement, des viandes faisandées, avariées, dont seule des sauces lourdes et des épices pouvaient masquer le goût douteux. Les Vénitiens, qui en contrôlaient le commerce filtré par les Turcs, se faisaient payer des sommes exorbitantes pour ces épices : un clou de girofle valait de l’or et servait aussi de monnaie, d’où l’expression « payer en espèces » qui signifiait « payer en épices » ( species en latin).

Les routes commerciales terrestres bloquées, comme celles de la Méditerranée, c’est par l’Atlantique qu’Espagnols et Portugais tentent d’atteindre les mirifiques Indes, par l’ouest comme Christophe Colomb, qui en 1492, aborde dans ces Indes occidentales (il ignore que c’est le continent que l’on nommera Amérique). De leur côté, les Portugais tentent de descendre le long des côtes africaines pour atteindre les mirifiques Indes orientales.

         Or, si les Espagnols découvriront et cacheront longtemps (secret d’état) les pratiques vents alizés qui soufflent régulièrement d’est en ouest, et presque à l’inverse, facilitant les terribles et longues traversées de plusieurs mois, la longue côte africaine, balayée de vents soufflant du sud au nord, freinant ou empêchant la course descendante des navires, paraissait une infranchissable barrière entre l’Atlantique et l’Océan indien. Dans son Orlando furioso (‘Roland furieux’), Ludovico Ariosto, dit « l'Arioste », au début du XVIe siècle, très attentif aux grandes découvertes des Espagnols et Portugais, offrant sa voix à une supposée prophétesse indienne, lui prête ces vers que j’ai traduits dans un livre[1] :

Et pour cela, depuis notre Levant indien,

Pour voguer vers l’Europe il n’est aucun navire,

Tout comme de l’Europe il n’est aucun marin

Qui notre bord lointain atteindre un jour désire

Car, à trouver ainsi cette terre devant,

Aucun navigateur qui au retour aspire

Ne peut imaginer, si longue la voyant,

Qu’il existe un accès vers un autre océan.

Les plus hardi des navigateurs descendaient le long des côtes de ce continent interminable dont ils ignoraient s’il avait une fin avant que Bartolomeu Dias n’en atteignît le bout, sans qu’il pût le franchir. En effet, la pointe extrême de l’Afrique, le Cap, surnommé le Cap des tempêtes (symbolisé par Adamastor, le géant de la tempête invoqué par Nélusko) paraissait une limite infranchissable à cause de ses vents tempétueux opposant leur refus, une malédiction divine à l’intrusion européenne.

Pour contourner ces vents contraires, les Portugais devaient prendre le vent bien plus au large à l'ouest (ce qui leur fera apercevoir dans le lointain ce qu’ils croiront une île, en fait le Brésil) et c’est notre héros Vasco de Gama qui, le premier, réussit le contournement de l'Afrique lors de son premier voyage (1497-1499), par ce Cap, appelé ainsi de Bonne Espérance puisqu’il ouvre la route espérée des Indes. Il est le héros de l’épopées des Luisiades de Camõens[2] qui séduisit Mayerbeer qui décida de lui consacrer un opéra, Vasco de Gama, puisque tel était le titre originel de l’œuvre.

La romance d’Inès se remémorant l’air mélancolique que lui chanta Vasco la veille de son départ, « Adieu, mon doux rivage », me semble un souvenir de l’un des plus beaux sonnets des Luisiades que j’ai traduit aussi dans mon livre, plein déjà de cette saudade, cette nostalgie qui baigne encore les fados portugais, qui serre le cœur à mesure que le navire, gagnant la haute mer, lancé vers l’inconnu, perd de vue les rives rassurantes de la patrie, dont on ne perçoit encore que les sommets :

Déjà notre regard tout doucement s’éloigne

Des monts de la patrie, qui derrière restaient :

Le cher Tage restait et la fraîche montagne

De Cintra embuée, où nos yeux s’attardaient ;

La terre bien-aimée restait au cœur ému

Qui derrière laissait les souvenirs amers ;

Et lorsqu’enfin tout au loin disparut,

Nous ne vîmes plus rien que le ciel et la mer.

 Dans son meilleur, le livret vibre de ces images épiques exaltant l’héroïsme et la curiosité de Vasco qui, après l’échec de l’expédition avec Bartolomeu Dias qui y laissa la vie, entend achever la folle entreprise de passer le Cap redoutable :

Terrible et fatal promontoire,

Que nul n’a pu doubler encor,

Le cap de la Tempête et ses flots furieux !

D’apercevoir de loin, sans l’avoir pu franchir,

Ce géant de la mer, ce cap de la Tempête,

Du pied touchant le gouffre et le ciel de sa tête,

J’ai gravi ces rochers et ce sol ignoré

Où nul Européen encor n’a pénétré.

            Pour vaincre les résistances du Conseil, il pare son désir personnel de gloire de la raison politique coloniale :

Ces pays inconnus, je les veux découvrir ;

Donnez-moi les moyens de vous les conquérir.

On comprendra, à l’émerveillement de Vasco de Gama, abordant dans l’île paradisiaque, qu’il mêle ces deux ambitions, vivre son rêve et servir matériellement son roi.

RÉALISATION ET INTERPRÉTATION

         À la tête de son équipe si rôdée, pas du tout érodée par le temps, Emmanuelle Favre (décors), Katia Duflot (costumes), le metteur en scène Charles Roubaud ne nous inflige pas la disgrâce de la réécriture en scénario du texte (comme l’actuel Löhengrin à Paris, Don Giovanni naguère à Aix), il nous fait grâce en ne situant pas l’action dans un camp de concentration ou de Palestiniens, ni dans un MacDo, ni dans une clinique pour virilités défaillantes de la Carmen aixoise, ou autre lieu incongru selon la mode de metteurs en scène qui désormais, apparemment, tiennent non les applaudissements mais les huées qui saluent leur travail comme titres de gloire. Il se contente d’en rester à l’académisme usagé, qui depuis Ponnelle et Chéreau et leurs réussites, révolutionnaires en leur temps, affligent les scènes depuis plus d’un demi-siècle, accablant le spectateur assidu de répétitions de répétitions puissance mille, sans nulle puissance, recettes éculées, usées de trop d’usage. Il ne m’en voudra pas si, je lui répète amicalement, spectateur érodé vraiment à tant être rôdé, qu’on ne renouvelle pas une œuvre en en changeant simplement les costumes. Il ne s’agit pas de prêcher pour en revenir à des mises en scène de papa ou grand-papa, mais de revenir à l’œuvre elle-même. Quand la lecture nouvelle ne vient pas de l’intérieur, on reste forcément à l’extérieur de l’œuvre, à un placage sur la surface, simplement décoratif : même si le décor est beau comme cette structure géométrique de Favre, un cadre en pure épure praticable, mâchoire oppressante de la prison de l’Inquisition prête à écraser, avec l’espoir évidé, évadé, de cette vaste fenêtre de liberté au-dessus, qui sera habile mise en valeur du temple indien en vivante carte-postale exotique encadrée. Le talent de Katia Duflot est largement ample, pour, peut-être, proposer des costumes, sinon d’époque platement stricte, du moins imaginés à partir de ceux du temps, comme le firent autrefois de célèbres costumiers, laissant un reliquat d’historicité à quoi raccrocher la mémoire ou l’imagination.

         On rappellera que Ponnelle et Chéreau avaient « actualisé » des œuvres ahistorique, d’un temps mythique, poétique, de Wagner, sans inscription historique. Le problème, c’est quand un drame, daté dans l’Histoire, en est arraché. Impossible à inventer mais plus à pleurer qu’à rire, comment oublier, il y a déjà plus de vingt ans, cet étudiant interrogé lors d’un oral de licence en lettres sur le Cid ? Invité, pour l’aider, à préciser plus ou moins l’époque, il me répond, avec une assurance retrouvée :

         « Oh, c’est vieux, très vieux : au moins du siècle dernier ! »

Aujourd’hui, on découvre les ravages des cours d’Histoire par thèmes mais sans chronologie imposés aux enfants, alors, en une époque où pères et repères se perdent, je ne crois pas, qu’au-delà de l’effet spectaculaire —ou comique— on serve la mémoire historique des jeunes qui découvrent l’opéra en mêlant les époques, en machant, mâchouillant le sujet, prétendant le moderniser, prêt à digérer —ce qui reste sur l’estomac des spectateurs non ignares qu’on insulte en les estimant incapables de voir la modernité, l’actualité d’une œuvre ancienne toujours vivante, qui concerne toujours notre plus actuelle humanité.

         Tant qu’à faire, au connaisseur, en l’occurrence de cette Africaine usurpant le titre à Vasco de Gama, le parallèle —et la distance— s’imposent de comparer ces aventuriers et découvreurs marins d’autrefois, lancés avec des instruments rudimentaires à la découverte hasardeuse du monde inexploré, quand un minime degré d’erreur sur l’astrolabe se payait en milliers de kilomètres de route erronée, d’échouages, de naufrages sur des récifs et côtes inconnus, avec notre moderne et mathématiquement et minutieusement précise exploration de l’espace. D’autant que Roubaud a la bonne idée de projeter une carte ancienne de ces routes maritimes, et nous faire frémir avec une tempête impressionnante avec ses moyens habituels de la vidéo (Camille Lebourges), ce qui est bien dans l’esthétique du grand opéra à la française qui usait des moyens scéniques les plus modernes de son temps. Cartes anciennes, mais pour modernisation douteuse, qui les brouille.

Il reste que, comme toujours avec cette équipe, le résultat est esthétiquement beau : collusion du sabre et du goupillon, costumes sévères, militaires ou civils, sombres, pour l’austère Conseil portugais, bardés de décorations, parés de croix, d'écharpes bleues sur fond gris sous l’écrasant, impérieux et impérial blason du Portugal, les deux femmes en vêtements New look années 50, référant sans doute à l’époque rigide du monacal Salazar, mais qui n’avait pas encore déchaîné les guerres de décolonisation, comme le sera l’Angola. On aurait pu souffler à l’ami Charles l’ironique FFF : Fátima, Fado, Football, religion et divertissements, opium du peuple portugais, du cirque sans forcément du pain; du bon Docteur Salazar.

Comme toujours aussi, Roubaud sait manier les masses, ces chœurs affrontés du Conseil, avec un autre bel effet choral de fresque, presque en ombre, des marins en noir avec le seul saisissant Nélusko contrastant et presque dansant en clair, seul personnage complexe de ces héros univoques, héroïque Vasco, femmes aimantes d’une pièce, se sacrifiant à l’homme aimé guère aimant, sans guère se jalouser. Les couleurs solaires, safranées des costumes orientaux, leurs tissus légers, contrastent avec la grisaille et noirceur, la raideur de ceux des Portugais, dont le cuir brutal de Vasco, et la parure vert et rose du navigateur serrant l’or jaune de l’Indienne lors du mariage est d’un grand raffinement pictural.

         Raffinement et force font celle, convaincante et séduisante, de l’Orchestre de l’Opéra de Marseille sous la conduite minutieusement attentive et explosive du chef Nader Abbassi qui en fait presque une formation chambriste pour les délicats solos instrumentistes de l’ouverture et des préludes, et en déchaîne la puissance dramatique a tutti, sans jamais mettre en danger les voix, des pianissimi poétiques de l’héroïne dans son air du sommeil aux éclats vainqueurs du héros de cette exigeante partition.

         Christophe Talmont, actuel chef de chœur intérimaire, fait une belle première démonstration de maîtrise en dirigeant superbement sa phalange marseillaise. La distribution, des premiers aux derniers rôles nécessaires, est toujours aussi soignée, signature de Xiberras, parfait connaisseur reconnu des voix. Tous méritent un salut, le matelot de Jean-Pierre Revest ; même en passant, on reconnaît Wilfried Tissot, passé d’huissier à matelot et prêtre. La stature athlétique et vocale de Cyril Rovery, Grand Prêtre de Brahma répond, en indien,

 à l’imposant Grand Inquisiteur lusitanien de Jean-Vincent Blot, aussi odieusement fanatiques, faisant planer, tonner excommunications et malédictions en baryton et basse. Dans cette œuvre aux registres sombres de mâles ombrageux, Christophe Berry, Don Alvar, ténor, est un clair conseiller de bonne nouvelle en contraste vocal avec la basse de François Lis, Don Diego, père noble et autoritaire, soucieux d’alliances rentables, offrant sa fille, à défaut d’un Vasco supposé puis espéré mort, au puissant et arrogant Don Pedro, l’immense et sépulcral Patrick Bolleire, rival du héros en amour, émule en navigation.

         Cependant, le véritable rival en musique de Vasco de Gama, c’est Nélusko, seul personnage échappant au stéréotype, portant le seul discours faisant sens politique, historique, dénonciateur du colonialisme et de l’esclavage, rebelle, assoiffé de vengeance ; la convention lyrique en fait l’esclave d’amour fidèle à sa reine, forcé cruellement à la complicité qu’elle lui impose pour sauver son rival,  douloureusement impuissant à la sauver. Il est campé par le baryton Jérôme Boutillier aussi excellent acteur que chanteur, qui exhale ses désespoirs, sa déchirure, son impuissance avec puissance, sans déchirer sa voix dans des aigus percutants impressionnants.

         Le Vasco de Meyerbeer, tout d’une pièce héroïque, sans une faille morale ou sentimentale, tout à son rêve de gloire par sa grandiose entreprise qui l’immortalise, c’est Florian Laconi, étoffe vocale de héros, qui entre tout naturellement dans le costume,personnage, avec une aisance tout autant de rêve, aigus aussi pleins et solaires que sa course vers un autre soleil, un autre hémisphère, assuré que le monde lui appartient. Le compositeur, habilement, en parallèle avec l’air de douceur de l’héroïne, tempère sa trempe épique par un air rêveur, vaporeux, sur l’île paradisiaque qu’il découvre, avec ravissement, mais qu’il veut offrir à son roi, conquête oblige de ce navigateur et non brutal conquistador espagnol.

         Seconde dame, donc après la prima donna de la convention de l’opéra, Hélène Carpentier en Inès fiancée de Vasco et rivale de la reine esclave, démontre aussi qu’elle peut être première dans un rôle ajusté à sa voix claire, égale sur tout le registre, conduite avec maîtrise, actrice sensible et crédible, à la parfaite diction. Nous aimons, comme toujours depuis toujours, à ses côtés, l’élégance de Laurence Janot, Anna, qui arrive à exister scéniquement même dans ce simple rôle de suivante. 

De Karine Deshayes, je me souviens, en 2010, elle débutait à Avignon avec La Cenerentola de Rossini, signé par la même équipe artistique, Roubaud, Duflot, Favre, qu’une prétendue critique voulant doucher mon enthousiasme pour sa voix et sa technique, haussant des épaules dédaigneuses, avec une assurance arrogante et imbécile, décréta : « Peuh…elle n’ira pas loin… ». Je ne sais jusqu’où est allée cette prophétesse de malheur critique, mais nous voyons les sommets qu’a atteints la chanteuse, fleuron incontesté de la France lyrique, et que le bonheur nous redonne dans cette œuvre ardue de Meyerbeer. Le compositeur est expert en art lyrique, ménageant à ses chanteurs, en les ménageant sans doute plus que dans Les Huguenots à la vocalité échevelée pour des vedettes acrobatiques de son temp, des plages de charme à côté des airs de fureurs, de tourment, tels que les avait catalogués le chant baroque. Son Air du sommeil, au deuxième acte, dans la tradition de l’amante veillant tendrement sur le sommeil de l’aimé, est une merveille de délicatesse et de nuances émotionnelles et musicales, avec des sauts piqués en douceur, pleins de poésie, donnant l’impression qu’elle a des rossignols dans la gorge. Son long monologue final sous le mancenillier fatal du suicide, préfigurant Lakmé, qui la voit osciller, vaciller, entre forte et piani, est une scène digne de celle de la folie mortelle de Lucia.

Même si le jaillissement de fleurs (peut-être du datura mortel de Lakmé) à la mort de l’héroïne nous rappellent les roses sur la tombe de la Didon de Purcell que chante le chœur, l’image nous semble douteuse.

Un triomphe à tous niveaux, applaudi unanimement à juste titre. 


L’AFRICAINE

Giacomo Meyerbeer

 OPÉRA DE MARSEILLE

NOUVELLE PRODUCTION

Direction musicale  : Nader ABBASSI

Mise en scène :  Charles ROUBAUD

Décors : Emmanuelle FAVRE,

Costumes :  Katia DUFLOT

Lumières  : Jacques ROUVEYROLLIS

Vidéos : Camille LEBOURGES

Selika  : Karine DESHAYES ; Ines : Hélène CARPENTIER ; Anna: Laurence JANOT

Vasco de Gama : Florian LACONI

Nélusko :  Jérôme BOUTILLIER

Don Pedro  : Patrick BOLLEIRE

Don Alvar :  Christophe BERRY  ; Don Diego  :François LIS

Le Grand Prêtre de Brahma  : Cyril ROVERY
Le Grand Inquisiteur :  Jean-Vincent BLOT
Un Matelot / Un Prêtre / Un Huissier Wilfried TISSOT

Un Matelot : Jean-Pierre REVEST

Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille, Christophe Talmont

 Photos : Christian Dresse :

1. Sélika (Deshayes) ; 2. le Conseil ; 3. D. Pedro, D. Alvar, Anna, Inés (Bolleire, Lis, Janot, Carpentier); 4. La prison ; 5. Tempête et abordage ; 6. Le temple ( Sélika, Nélusko (Deshayes, Boutillier) ; 7. Mariage ; 8. Mort de Sélika.


 




In[1] Figurations de l’infini, 2000, le Seuil.

[2] J’en traduis aussi des strophes dans le même ouvrage.

samedi, octobre 14, 2023

LA PESANTEUR ET LA GLACE

         Non La Pesanteur et la grâce de la philosophe mystique Simone Weil, mais bien le réel poids du gel allégé par la grâce irréelle de marionnettes virtuosement voltigeantes. Je crois ingratement n’avoir pas éprouvé le même charme au théâtre de Chaillot, à Paris, au plus grandiose spectacle de glace aussi, L’Homme mauvais, qu’une brillante metteuse en scène, Émilie Valentin, avait pourtant tiré, en 2002, de ma prose du Criticon de Baltasar Gracián.

 

LES VAGUES

D’après Virginia Woolf

Théâtre Joliette, 10 octobre 2023

         On entre dans le noir dans la salle, la gorge saisie par un brouillard roussâtre sous des lumières latérales, très fog ou smog britannique qui force l’allergique à s’apposer le masque, l’esprit saisi aussi par cette atmosphère de grisaille morose qui distille un peu l’ennui neurasthénique de certain univers de Virginia Woolf. Au fond, une armoire vaguement lumineuse, vaste congélateur contenant d’indistinctes figures de glace rutilantes d’éclats de lumière vitrifiés dans leur gel. N'était-ce l’insolite lueur qui semble émaner, irradier du profond de leur chair de glace, on se croirait dans l’antre atterrant de quelque tueur en série rangeant dans la vitrine d’un frigorique transparent les victimes cryogénisées de ses meurtres. Ambiance angoissante de polar anglais dont de délicieuses ladies, entre thé et scones, semblent les sadiques tricoteuses et brodeuses de l’horreur. Des ombres, des fantômes à cour et à jardin hors cadre et scène, se coulent silencieusement sur le plateau, sombres à l’exception de la robe solaire d’une femme.

On est environné, enveloppé, autant que de cette ouate humide, vapeur indéterminée, d’une musique acousmatique, qui s’enflera du grondement et roulements de tonnerre au fracas, parfois réduite à la simple ligne, lancinante, obsédante, brume indéfinie de sons, de clusters pressés, d’une grande efficacité dramatique, dont la trame sourde, lourde souvent, ne met que plus en valeur, à l’oreille soulagée, quelques gazouillis et pépiements d’oiseaux, et la fraîche voix d’une petite fille dont on s’étonne soudain d’entendre un terrible « j’aime et je hais », et, plus tard, grandie sans doute, dénonçant brutalement « la passion bestiale de la maternité ».

Les fantômes s’incarnent en habiles marionnettistes extirpant les figures de glace de leur prison de verre et leur prêtant mouvement et voix, et peut-être nom : Bernard, Neville, Louis, Suzanne, Jinny et Rhoda plus un invisible Perceval, victime plus tard d’un cheval rétif, noms que je transcris du programme faute de toujours bien les comprendre dans leurs interlocutions sur fond indiscret musical. En fait d’interlocuteurs échangeant de la parole, on a le sentiment d’absence de dialogue, la sensation de monologues, de soliloques juxtaposés d’êtres qui coexistent mais demeurent imperméables les uns aux autres : des « Je » juvéniles autocentrés, de six amis d’enfance courant après les papillons après les classes, mais lardés, alourdis de petites jalousies allégées de jeux d’eau enfantins comme batailles de polochon. C’est peut-être, poétisés d’enfance, une image du littéraire et sélect Bloomsbury Group de Woolf and Co, ces artistes rivalisant d’ego, blagueurs souvent, facétieux, individualistes toujours.

Quelquefois, au-delà de ces bribes de phrases dispensées par un auteur omniscient sautant de la pensée de l’un à l’autre des translucides pantins, une voix singulière simplement discursive, décrit poétiquement les contours d’une côte ourlée de vague brodées d’écume, dont les diverses lumières solaires sont les marqueurs chronologiques du jour, de l'aube au crépuscule, telle la vie : va et vient des vagues comme la permanence dans le mouvement, qui scande l’infinitude du temps naturel auquel se mesure la finitude du temps humain, celui qui passe sans revenir de l’enfance à la jeunesse à l’âge adulte. Un âge qui s’écoule, goutte à goutte comme celles qui coulent inéluctablement des êtres de glace inexorablement fondus par la cruelle intensité des lumières, agités, dansés par les marionnettistes, fatale déchéance, qui s’écroule en déchirants lambeaux, morceaux bruyants, brouillons, dans le réceptacle du grand bassin du plateau où pataugent maintenant ceux qui leur donnaient semblant de vie en tirant habilement les ficelles.

         Cependant, peut-être étreint par l’impitoyable fonte des glaces qui s’accélère, avec la sorte de ballade des pendus qui, après danses et cabrioles, donne soudain un tour morbide, puis macabre à la lumineuse et gracieuse farandole, on trouve trop longue la seconde et partie, trop démonstrative sur la dégénérescence et dégringolade des corps, de la déliquescence des chairs et l’écoulement en eau du temps.

Les oreilles captées par la bande sonore et les yeux captivés par la beauté gracieuse des images, heureusement, on ne capte plus tout du texte pour l’estime que l’on voudrait conserver pour Virginia Woolf, lui laissant le bénéfice du doute de l’inentendu plutôt que de l’inouï : autant les notations disperses du début avaient la grâce enfantine de la petite fille qui les égrenait, autant ces observations sensibles, l’herbe, la transparence d’une feuille au soleil, « les ailes repliées des collines », autant ces images poétiques décousues avaient un certain charme nébuleux dans la torpeur ombreuse et la sonore vapeur évanescente, autant dès que le texte se coud, se file et veut s’étoffer, on étouffe, sinon un bâillement, une gêne par cette enfilade de clichés, truismes pour un philosophe. On avait bien compris, sans besoin d’insistance, qu’il n’y avait pas de frontière entre la prose narrative, linéaire, et la poésie, ponctuelle, tout comme il semble qu’il n’y en a pas entre les six ou cinq personnages, sans doute divers états —avatars en philosophie indoue— d’un même être et conscience en diverses incarnations, illustrant le fameux stream of consciousness, ‘le flux de conscience’ défini par le philosophe psychologue américain, frère de l’écrivain Henry James, William James en 1890 dans ses Principles of psychology, devenu un peu une tarte à la crème littéraire au début du XXe siècle, avec des sauts associatifs et dissociatifs plus que narratifs, dont James Joyce, ami de Virginia Woolf, donne la première et meilleure illustration dans Ulysses (1922). À l’inverse de cette vision égotiste, nombriliste, élitiste, bourgeoise, vers la même époque, d’autres écrivains, comme Jules Romains, cherchaient, dans l’unanimisme, l’individu pris dans le collectif, le social. Heureusement, dis-je, on n’entend pas trop, grâce à la gomme protectrice ou pudique de la sono qui efface ou estompe, une ébauche de dissertation, d’interrogation sur l’identité, les identités qui se confondent quand les personnages de glace à vue fondent : c’est confondant de redondance, frôlant le pléonasme.


Inévitablement, ces figures du froid ne nous laissent pas de glace et, par la fatalité théâtrale de la sympathie de la proximité, c’est la plus proche latéralement de moi —qui refuse au théâtre la « place du roi » pour une marge plus isolée— je me prends d’attentive affection pour cette demoiselle, en lointain chandail anglais me semble-t-il, très british années 30 sur jupette blanche plissée, d’abord au loin, avant de paraître à ma proche avant-scène et s’envoler, évoluer, virevolter vers les cintres acrobatiques sur le fil de l’influx des fils arachnéens de la marionnette éclairés, comme en transparence par les lumières, striant délicatement l’ombre, innocente petite fille à la balançoire, ou, dans ses voltes audacieuses, licencieuse gamine des Hasards heureux de l’escarpolette, vers ma tête, d’un libertin Fragonard frigorifié.

À ses balancements gracieux, je fonds de tendresse puis me glace d’inquiétude quand je vois les premiers signes alarmants de sa liquéfaction, à la voir fondre goutte à goutte : sa jupe arrachée me semble un viol. Autour d’elle, ses congénères de congères sculptés, subissent le même implacable sort, mais, finalement, on a senti tant d’humanité dans ces humains de glace, enlacés, manipulés amoureusement par une humanité d’interprètes virtuoses, que leur disgrâce serre le cœur et que je crois bien qu’on étouffe mal un cri quand, à l’annonce de la mort de Perceval, elle explose dans un éclat de lumière, poussière d’étoile retournant aux étoiles, comme la cendre humaine revient à la cendre, ou, rendant inutiles et redondantes ces bouteilles d’eau dévidées aussi dans le bassin maintenant bien plein, l’eau retournant à l’eau dans laquelle Virginia Woolf se noya.

 

LES VAGUES

D’après Virginia Woolf

Théâtre Joliette, 10 octobre 2023

Distribution

mise en scène & scénographie Élise Vigneron
assistant à la mise en scène Maxime Contrepois
marionnettistes-interprètes Chloée Sanchez, Zoé Lizot, Loïc Carcassès, Thomas Cordeiro & Azusa Takeuchi en alternance avec Yumi Osanai
manipulation scénique Vincent Debuire
dramaturgie et adaptation Marion Stoufflet
direction d’acteur Stéphanie Farison
création sonore Géraldine Foucault & Thibault Perriard
création lumière César Godefroy
construction des marionnettes Arnaud Louski-Pane assisté de Vincent Debuire d’Alma Rocella & Ninon Larroque
fabrication des marionnettes de glace Vincent Debuire assisté de Line Ramel ou Louna Roizes ou Margaux Sahut
construction d’objets animés Vincent Debuire & Élise Vigneron
construction & scénographie Vincent Gadras
construction d’éléments scéniques Samson Milcent et Max Potiron
costumes Maya-Lune Thiéblemont & Juliette Coulon
régie son Camille Frachet ou Alice Le Moigne
régie lumière Tatiana Carret ou Aurélien Beylier
régie plateau Max Potiron ou Marion Piry
régie générale Marion Piry
regard extérieur Sarah Lascar
oreille extérieure Pascal Charrier
administration & développement Lucie Julien & Roberta Giulio
production & diffusion Lola Goret
remerciements à Laura Chemla, Perle Duvignacq, Héloïse Marsal, Cyril Cottet, Jan Erik Skarby, Tim Pieter Lucassen, Jeanne Bruc, Lena Sipili, Gérard Vivien, Sayeh Sirvani, Solveig de Reydet de Vulpillières, Line Ramel, Jean Yves Courcoux, Fanny Soriano et Erwan Keravec

 

Photos 1, 2, 3 : Damien Bourletsis ; 4 : Christophe Loiseau