Parla, canta, respira,
Madrigaux de Barbara Strozzi, poèmes d'Erri de
Luca,
Lise Viricel (soprano),
Peter de Laurentiis (récitant), Le Stelle, label Seulétoile
Dans la foisonnante Florence au tournant des
XVIe et XVIIe siècles, autour du salon, la Camerata de’
Bardi, naît la nouvelle musique, la monodie accompagnée, favellare in armonia ('parler en musique') recitar
col canto ('jouer en chantant'), la musica rappresentativa,
la musique théâtrale, de ce qui sera nommé plus tard l’opéra. Les plus connus
des représentants sont Monteverdi et, avant lui, Giulio Caccini (1551-1618), le chanteur, compositeur et
théoricien, dont la fille Francesca
Caccini (1587-1641), chanteuse et instrumentiste de sa troupe, est la
première femme à avoir composé, entre autres musiques, un opéra fastueux, la Liberazione di Ruggero dall’ Isola
d’Alcina. Une génération plus tard, cette musique théâtrale installée dans
la culture et la géographie italiennes, la Vénitienne Barbara Strozzi (1619-1677) s’inscrit magistralement dans ce
paysage musical féminin, d’instrumentistes et interprètes, muses qui
s’émancipent pour voler sur les ailes de leurs propres œuvres. Francesca
Caccini demeure injustement mal connue, alors que Barbara Strozzi est bien servie au disque depuis les années 80,
devenue un emblème triomphant d’un féminisme créateur trop occulté par la
culture patriarcale.
Mais
c’est à cette dernière que consacre son premier disque le tout jeune ensemble Le Stelle, dont la fondatrice et
directrice est Lise Viricel, soprano
très appréciée dans notre marseillais Mars en Baroque. Ces jeunes musiciens
nous offrent une transcription de seize pièces, extraites des huit volumes de
madrigaux publiés sur vingt ans, entre 1644 et 1664 par Barbara Strozzi, initialement
écrits pour voix et la rituelle basse continue baroque. On aurait aimé en
connaître les dates de composition pour suivre une évolution de la
compositrice. Ce minimum d’accompagnement est judicieusement élargi par une riche
et expressive palette d’instruments tissée des cordes pincées d’une harpe, d’un
lirone, et des cordes frottées de violes de gambe, d’un violon, d’un orgue, et
de vents, un cornet à bouquin, de saqueboutes et un basson. Des passages
instrumentaux dessinent un paysage poétique musical où, parfois, le basson semble
assumer une voix masculine dans un grave fond brumeux d’orgue, cuivré de
sacqueboute, adouci du miel ombreux et ambré des violes, auréolé des cordes aiguës. Là
aussi, nous manquent le nom de l’auteur et les options des transcriptions, dont
on nous dit que l’improvisation ludique a une part, sans dire laquelle. Quoiqu’il
en soit, la plage 5 est particulièrement belle, gamme descendante d’un lamento émouvant.
Des textes amoureux de
l’écrivain italien Erri di Luca sont
un contrepoint contemporain à ceux mis en musique par Strozzi. Ils ne sont pas lus, pas récités, mais
sobrement interprétés par Peter de
Laurentiis d’une belle voix grave, confidentielle. Ils sont d’une
simplicité directe, murmurée, qui contraste avec les poèmes baroques déclamatoires,
encore qu’ici relativement sages grammaticalement et métaphoriquement. Les
mètres sont traditionnels : heptasyllables (sept pieds) et endecasyllabes
(onze pieds) pour les vers nobles, trois sonnets, dont un avec strambotto, estrambot, un vers de plus. Signalons,
ce que ne dit pas le livret, que ces poèmes sont de Giulio Strozzi, le père, officiellement adoptif mais sûrement vrai,
de Barbara dont il fera sa légataire.
On regrette les
nombreuses maladresses des traductions. La presque seule hyperbate baroque, inversion,
pourtant pas très forcée ici, donne lieu à un contresens :
Cuando deluso e escluso errar di
fuori
L’ira mi fa d’un Demone adorato
Devient :
Quand
exclu et déçu par un Démon adoré,
La
colère me fait errer dehors,
Alors qu’il faut
comprendre : L’ira d’un Demone adorato/ mi fa errar di fuori , ‘la colère d’un démon
adoré (la « très cruelle Dame » du titre même) me fait errer
dehors ’, victime de cette colère, puisque le malheureux se dit ‘baigné de
pleurs’ (« di lagrime bagnato»),
car elle lui refuse l’entrée, faisant errer dehors l’amant dédaigné, qui frappe
et martyrise en vain ce heurtoir de sa porte, son seul interlocuteur (Al battitor…).
Au-delà des langues, la poésie baroque
est aussi un langage formulistique international et les images sont presque
exactement transposables d’un idiome à l’autre et il convient d’en connaître
les presque exactes équivalences. Ainsi, La Belle Dame, même sans Merci, ne
peut avoir des « yeux méprisants » envers l’amant qui la prise :
ce serait se mépriser elle-même. Ils ne sont que « dédaigneux », ne
daignant pas descendre, condescendre du piédestal où il l’a placée et le
choisir. De même, on voit mal une belle abandonnée d’un amant vainqueur lui
crier : « Interromps ton pas ! » quand un
« Arrête ! » ou « Ne pars pas ! » suffit
bien ; « Profiter dans le temps de la jeunesse » pour Godere in gioventú, (‘Jouir de la
jeunesse’) est bien lourd quand la soprano Manon chante tout simplement :
« Profitons bien de la jeunesse » et « d’un court matin bref le beau
temps » est bien long pléonasme par cette maladroite juxtaposition de
termes synonymes par ignorance de l’antéposition de l’adjectif « È d’un
corto mattin//breve il sereno » et de l’inversion : ‘d’un court matin le beau temps éphémère’. D’autant
que la musique sépare parfaitement les syntagmes, accordant la broderie d’une longue
vocalise à « breve » en ironique jeu comme si l’on voulait éterniser,
par le souffle inépuisable de la voix, cette brièveté de la joie, passage
jubilant de virtuosité heureuse de Lise
Viricel qui allège avec une gracieuse ivresse ce groppo, trille à la Caccini, la même note martelée.
On est donc
déçu que la connaissance si juste que ces jeunes musiciens manifestent de cette
musique, de sa technique et style, soit beaucoup moindre pour les textes, d’autant
que nous sommes ici en plein dans l’esthétique du premier Baroque, de la musica rappresentativa, destinée à la
scène, où la musique est serve de la parole (« prima la parola, doppo la
musica », la mode du chant virtuose des castrats inversera bientôt la
hiérarchie).
Ces maladresses textuelles, fort heureusement,
n’affectent en rien l’interprétation vocale par une femme, de ces poèmes d’amour
ardent, presque tous masculins, adressés à une dame, à l’exception du cri
douloureux, inlassablement répété, fatigué de supplier, tentant vainement de retenir
le pas de l’amant en partance inéluctable, l’homme, cruelle exception,
insensible à cette voix amoureuse qui va s’éteindre de chagrin.
Lise Viricel sait se glisser dans la chair délicate du texte et en traduit dans
toutes les nuances de la voix, les effets, les affects, du murmure au cri, du
grave à l’aigu, la théâtralité ou la confidence, la pudeur ou l’éclat. La voix
est limpide et sa fraîcheur juvénile brille dans la joie et déchire dans la
douleur, laissant pressentir une future puissance tragique.
La plage
15, La Riamata da chi amava, qu’on pourrait
dire ‘Retour de flamme’ est d’une pudeur sensible, dans un doux, un vaporeux recours,
appel au sommeil pour apaiser la souffrance, dans une brumeuse et presque déjà baudelairienne
supplique à mi-voix : « Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille… »
Barbara
Strozzi (1619-1677) : seize airs des livres de madrigaux opus 1, 2 et 8. Erri
De Luca (né en 1950) : poèmes. Peter de Laurentiis, récitant ; Ensemble Le
Stelle, direction et chant : Lise Viricel. 1 CD, label Seulétoile.
RCF :
émission N°533 de Benito Pelegrín. Semaine 25
LOUISE VIRICEL ET L'ENSEMBLE LE STELLE ANIMERONT DEUX SOIRÉES DU FESTIVAL MARS EN BAROQUE :
1) Cabaret baroque, l, Èolienne , vedredi 25 juin, 20h30 ;
2) Parla, canta, respira, Église Saint-Théodore
Renseignements :