Célimène Daudet, piano,
Messe noire,
Franz Liszt et d’Alexandre Scriabine, label NoMadMusic.
Pianiste franco-haïtienne vivant à Paris, Célimène Daudet s’apprêtait à animer une master class et se trouvait prête aussi pour un concert, tout annulés fin mars. Heureusement, si elle ne put de la sorte présenter son dernier disque qui sortait aussi au printemps, au moins l’avons-nous, cette Messe noire qui confronte, sans affronter, le pianiste Hongrois Franz Liszt (1811-1886) et le Russe Alexandre Nikolaïevitch Scriabine 1871-1915), guère séparés par le temps, l’un classé comme romantique par son époque (et sa tumultueuse vie sentimentale) et le second, venant après, comme postromantique. Mais tous deux partageant un certain mysticisme, Liszt, avec une vie de scandales amoureux, devient finalement abbé à Rome ; quant à Scriabine, c’est un mystique de l’extase et traduit ce sentiment dans son Poème de l’extase symphonique. Sa musique, détachée de tout folklore, sans référence à aucune école, est originale et a sans doute bénéficié, comme ses compatriotes musiciens, des expériences de Liszt.
Liszt, fut le pianiste follement acclamé, ayant pratiquement créé le rôle de récitaliste, de concertiste vedette virtuose, parcourant l’Europe avec une caravane (passant même à Marseille pour s’embarquer pour la Turquie et y acquérir un fameux piano qui se fabriquait alors chez nous) ; il est souvent simplement étiqueté comme père de la technique pianistique moderne, mais c’est un innovateur qui promeut ce qu’il nomme la « musique de l'avenir ».
C’est donc, par Célimène Daudet, une heureuse mise en écho de ces deux compositeurs, épris de modernité, le « dernier Liszt » et le « dernier Scriabine ». Mais ces pièces aussi unies par un choix thématique de la pianiste qui en fait un programme pratiquement dramatique, ouvert par la lugubre gondole de Liszt, couvert par ses Nuages gris, avec une lumière qui diminue jusqu’à l’obscurité, pesante ambiance nocturne, La notte, de Lizst, Poème nocturne de Scriabine et cette lumière obscure, musique noire, expressément référencée par le titre du CD, Messe noire, nom repris d’une pièce de Scriabine, qu’il disait hantée de cauchemars sataniques dont la pianiste nous fait sentir l’ascension mystérieuse, inquiétante, sur les échelons toujours montants de l’angoisse dans une oppressante progression.
Cette pourrait n’être là qu’un pittoresque montage de musique à programme, séduisant l’esprit par son habile unité thématique. Mais, au-delà de cette cohérence, qui se suffirait, Célimène Daudet nous offre intelligemment un voyage musical historique autrement passionnant qui justifie pleinement ce jeu, parfois un peu superficiel, de rapprocher gratuitement deux compositeurs. En effet, nous sommes ici, avec ces deux musiciens à la frontière entre XIXe et XXe siècles, dans le crépuscule musical de la tonalité qui laisse pointer l’atonalisme proche. La tonalité, qui s’est imposée avec la fin du modalisme pratiquement au milieu du XVIIe siècle, est déjà battue en brèche par les audaces chromatiques de Beethoven, poursuivies par celles de Wagner et que Liszt prolonge et explore. Le chromatisme exacerbé à l'excès de Liszt est déjà atonal comme, dans la Bagatelle sans tonalité que le talent de l’interprète visite avec un naturel confondant, en rien démonstratif. C’est déjà l’accord mystique » de Scriabine dont elle propose une trace trop rapide, « Vers la flamme » la belle lumière noire de ce disque.
Messe noire, Franz Liszt et d’Alexandre Scriabine, par Célimène Daudet, piano, label NoMadMusic
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Presque contemporain de Lizst et de Scriabine, Johannes Brahms (1833 -1897), mais ne cherchant pas la modernité musicale, entre romantisme et postromantisme, est présent dans toute sa paradoxale puissance chambriste, mais aussi son sentiment mystique qu’il partage avec les deux premiers, dans un autre beau CD justement intitulé Trois choses demeurent, par Béatrice Reibel-Petit, violoncelle Delphine Bardin, piano, label Pro Clam Art.
« Trois choses demeurent », le titre, est une citations de saint Paul, 1 Corinthiens 13:13 : « En somme, trois choses demeurent : la foi, l’espérance et l’amour, mais la plus grande d’entre elles, c’est l’amour. » L’amour étant la « charité », ce sont ce qu’on appelle, les vertus théologales.
Entre 1865 et 1868, encore jeune, Brahms compose Ein deutsches Requiem (Un requiem allemand), sur un ensemble de citations de la Bible dans la traduction de Luther, le premier monument de la langue allemande. Bien plus tard, en 1896, l’amour de sa vie, Clara Schumann est victime d’un accident vasculaire cérébral le 26 mars, jour même jour de son anniversaire. Brahms, redoutant sa mort (lui et Clara, comme un couple de légende, meurent en cette même année), compose, comme un testament méditatif, Vier ernste Gesänge, op. 121, ‘Quatre chants sérieux’ sur des textes de l’Ancien Testament.
C’est le cœur du disque d’après la présentation de Béatrice Reibel-Petit, qui se dit fascinée par l’alliance « des mots et des sons » : mais si ce cycle de lieder était destiné à la voix de basse, si les textes nous sont fidèlement donnés dans le livret, ils ne sont nullement chantés, mais transposés pour le violoncelle, vraie voix humaine, et le piano, ainsi que Prélude- Choral n°10 pour orgue, sur une version de Bach d’un choral de Luther.
Deux très belles sonates, pour violoncelle et piano, la N°1, op. 38 en sombre mi mineur et la N°2, op. 99 en fa majeur, précèdent ce noyau bouleversant des Vier ernste Gesänge. On n’écoute pas sans émotion la plage 10 de ce beau disque intense, le chant numéro 3 qui, même sans voix humaine, nous laisse sans souffle :
O Tod, wie bitter bist du Jesus Siracide, 41 [‘O mort, que ta pensée est amère’]
Trois choses demeurent, par Béatrice Reibel-Petit, violoncelle Delphine Bardin, piano, label Pro Clam Art
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