RCF N°501
Semaine 2
De l’Ensemble Sollazzo de musique ancienne, dirigé par Anna Danilevskaia nous
avions aimé, présentés ici-même, deux remarquables disques, Leeuven
Chansonnier, Sollazzo ensemble, chansons de la fin du XVe siècle
et En seumeillant. Voici aujourd’hui :
Firenze 1350 : Un
Jardin Médiéval florentin Anna Danilevskaia, Sollazzo, label Ambronay
C’est un beau florilège de musique vocale et
instrumentale du milieu florentin du XIVe siècle, qui met en valeur
toutes les possibilités de l’ensemble, les deux soprani (Perrine Devillers, Yukie
Sato), le contre-ténor Andrew Hallock, et le ténor Simon Vivien,
et, pour les instruments, Christoph Sommer, luth Sophia Danilevskaia,
vièle à archet, Roger Helou, organetto, Franziska Fleischanderl, psaltérion
et Anna Danilevskaia elle-même, vièle à archet et direction.
Disons d’emblée que le disque, comme ceux qui l’ont
précédé, est beau, d’une rigoureuse et même facétieuse interprétation quand il
convient. Il déploie un éventail de pièces musicales qui sont une convaincante
illustration de la musique inventive de la foisonnante Florence qui, de son Moyen-Âge
déjà renaissant —et je ne parle ni de la peinture ni du sonnet de Pétrarque qui
fonde pour longtemps une tradition poétique européenne—va laisser des moules musicaux,
entre autres, cette chasse de la plage 17, virtuose canon à trois
voix, dont l’animation apparemment brouillonne, l’appel pressé aux chiens, la
rythmique haletante, semble anticiper de loin d’autres chasses figuratives, et je pense au baroque Actéon de Charpentier.
Cependant, hors le programme musical, il est bien dommage
que ses promoteurs ignorent tant son actualité historique que contemporaine.
En effet, le livret, s’il est intéressant sur les pièces
des musiciens florentins et leurs techniques, très bien présentés, s’il
rappelle une anecdote plus tardive dans un jardin nommé « Il Paradiso » où,
selon la légende, l’organiste aveugle Francesco Degli Organi
(‘des Orgues’), nommé Francesco Landini (c. 1335-1397), aurait musicalement
cloué le bec aux oiseaux par sa virtuosité,
s’il évoque rapidement le bouillon de culture de la Florence de ce temps
où déjà les trois quarts de la population masculine aurait su lire, il n’explicite
en rien cette date de 1350, passant de la sorte à côté du moment historique
crucial et cruel que vivait la ville toscane.
Jardin absent
Je me
permettrai donc de remplir les blancs et de combler les silences,
malheureusement les ignorances du texte, partant de la symbolique du jardin, si
puissante dans notre culture, dont j’ai parlé en d’autres occasions, on me le
pardonnera. Ce jardin florentin, nous dit le livret sans en rien tirer,
s’appelait « Il Paradiso », le ‘Paradis’, rien de moins. Mais, hors
la référence au premier grand poète florentin oublié du livret, Dante, qui
vécut un siècle avant, aucun hasard, signalons et soulignons-le dans ce nom :
tout jardin se veut, par l’art et l’artifice, c’est-à-dire la technique de
l’homme, une image adressée de la terre à Dieu, d’un paradis divin retrouvé
: le malheur de l’homme, pour les croyants, n’est-il pas d’avoir été chassé du
jardin d’Éden ? Jardin des Délices mais aussi Jardin des Oliviers :
le meilleur et le pire. Nous avons une tradition, une culture mystique et
poétique, finalement amoureuse, du jardin, qui remonte au Cantique des
cantiques de Salomon (4, 12), avec cette sentence :
« Hortus conclusus soror mea, sponsa ; hortus conclusus, fons signatus. » (‘Ma
sœur et bien-aimée est un jardin enclos ; le jardin enclos est une source
fermée.')
L’hortus
conclusus (‘jardin enclos’) est un thème iconographique
de l'art religieux et profane européen qui représente souvent la Vierge Marie.
Même s’il n’y est pas fait de rapport dans le Cd, nous y placerions comme
logique la douloureuse supplique justement à la Vierge de Francesco Landini,
qui rappelle le péché d’Adam et l’exclusion du jardin Paradis et la « création »
de Marie pour rédimer ce péché et permettre la reconquête de ce jardin perdu du
paradis : Creata fusti, o vergine Maria. (plage 6)
Jardin d’amour
Si
la Vierge est la Dame parfaite des
troubadours, les belles dames, divinisées par le culte d’amour courtois qu’ils
leur rendent, sont aussi souvent peintes et chantées en leur jardin intime,
secret, d’où le départ de l’amant est toujours un déchirement, assorti de
serments de loyauté comme dans le texte français d’adieu, hérité de Guillaume
de Machaut, très utilisé en son temps, mis en musique encore Francesco Landini Adiou, adiou, douce dame jolie. Mais les serments de fidélité dans
un jardin idéal sont rarement tenus dans la vérité et réalité de la distance.
On peut alors écouter comment Vincenzo
da Rimini, par la voix du ténor, exprime par des vocalises déchirantes, qui
m’évoquent celles d’Orfeo de Monteverdi deux siècles et demi plus tard, le
désespoir de l’amant trahi qui évoque les grands amoureux abandonnés de la
mythologie que le futur Baroque ressassera : « Ay,
sconsolato… », ‘Ah malheureux… » (plage 12). Scènes d’amour heureux
ou perdu qui se pourraient passer en un jardin dont tant de miniatures d’époque
nous peignent les riantes et idylliques couleurs. Une lointaine et délicate chanson française évoque encore ce jardin
d’agrément, de « battement », de plaisir :
L'amour de moy s'y est
enclose
Dedans un joli jardinet
Où croît la rose et le muguet
Et aussi fait la passerose.
Ce jardin est bel et plaisant
Il est garni de toutes flours ;
On y prend son battement
Autant la nuit comme le jour.
Jardin contre la mort : 1350
Mais
revenons à notre jardin, nommé dans le titre, à peine évoqué qu’oublié aussitôt
dans le livret et dont je trace personnellement la symbolique et, en
l’occurrence, l’importance du moment historique qui est passée inaperçue dans
ce Cd qui se donne aussi pour titre la date de 1350.
Nous
sommes au XIVe siècle, donc, juste avant la Renaissance qui élargira
et resserrera le sens, profane et humaniste, à l’hortus conclusus, au jardin fermé,
dont je parlais : jardin enclos de murailles,
crénelées souvent comme celles d’une forteresse, aux allées de plantes taillées
très artistiquement, géométriquement, anticipant intellectuellement le futur
jardin dit « à la française ». L’architecture géométrique des
murailles et les dessins ordonnés des massifs cultivés, toute cette ordonnance métaphorisait,
symbolisait la culture défendue jalousement par ses murs contre la nature
inculte de l’extérieur du jardin, dont les fourrés touffus, les frondeuses
frondaisons désordonnées débordent par-delà les murs protecteurs de l’espace
intérieur qu’ils délimitent et protègent. Mais quelle est, à l époque,
cette nature si inculte, si sauvage
qui fait peur, que l’on veut contenir derrière des barrières, des frontières
protectrices ?
Eh bien, en cette année de 1350 que se donne le disque
qui en ignore le contexte historique, Florence, que je disais bouillon de culture en double sens,
depuis deux ans, assiégée par la Peste Noire. Le virus inconnu alors, déjà
chinois serait arrivé par la route de la soie et des splendeurs et luxes
orientaux importés, important au faste de la luxueuse cité. La peste tuera
entre 30 % et 50 % des Européens en cinq ou six ans (1347-1352),
faisant, selon les estimations d’aujourd’hui environ 25 millions de victimes. Une pandémie déjà puisqu’elle n’épargna même
pas l’Afrique à ce que l’on sait aujourd’hui.
Mais, fuyant Florence même avec des amis, sept dames et
trois hommes, pour exorciser leurs peurs et passer le temps qu’il faut déjà
appeler de confinement, Boccace écrira ses cent Contes pour eux, qui
deviendront fameux, le Décaméron. Le
livret cite Boccace, créateur avec Pétrarque de la langue toscane qui devient l’italien.
Dommage que l’auteure, Anna
Danilevskaia, n’ait pas pris la peine de le feuilleter car, l’introduction
est une description des ravages terribles de la peste :
« Combien de vaillants hommes, que de belles dames, combien de
gracieux jouvenceaux, que non seulement n'importe qui, mais Galien, Hippocrate
ou Esculape auraient jugés en parfaite santé, dînèrent le matin avec leurs
parents, compagnons et amis, et le soir venu soupèrent en l'autre monde avec
leurs trépassés. »
Le Décaméron, Première journée
Fuyant donc le fléau, la troupe va se protéger dans un « délectable
jardin » orné de mille fleurs at agrémenté de chants d’oiseaux. Chaque lecture était suivie de chants et de danses.
L’autre danger historique, guettant ce symbolique jardin
protégé de l’art, c’était l’implacable avancée turque : l’Empire byzantin,
déjà très affaibli depuis la fin du XIe siècle, ravagé par
la peste, était pratiquement moribond et allait vite subir les cinq sièges
successifs des Ottomans qui, finalement en 1453, s’emparent de Constantinople.
Pressentant ce désastre, des lettrés, des savants byzantins se réfugiaient à Florence,
lui apportant l’inestimable trésor de leur culture grecque et latine ancienne,
des manuscrits précieux dont le Florentin Pétrarque, alors en Avignon avec le
Pape, fera collection et traduction, nourrissant la Renaissance à venir. Un
concile eut même lieu à Florence pour tenter de réunir les Églises séparées d’Orient
et d’Occident pour faire front commun contre le Turc.
Ce
disque, enregistré sans doute en 2019, avec copyright de l’année suivante, sorti
le 2 mars 2020, ignorait bien sûr notre proche confinement, on ne peut lui tenir
rigueur d’un parallèle impossible à prévoir, bien sûr. Mais, le situer en un
jardin, le dater de l’année 1350, citer Boccace, en ignorant sa symbolique, le
moment historique le contexte de ce dont on parle, le cadre culturel de cette
musique, est une dommageable négligence. Le disque passe donc à côté de la
terrible actualité de 1350 qu’il se donne pour date, mais se glisse, sans le savoir,
dans le plus aigu de la nôtre.
Mais,
cette musique, dans ce jardin florentin, que je resitue dans son contexte
historique de 1350, je le voudrais comme symbole et exemple d’une culture qui,
même dans les pires conditions, vit, survit, aide à vivre.
Firenze 1350 : Un
Jardin Médiéval florentin Anna Danilevskaia, Sollazzo Ensemble, label Ambronay.
Livret en français et en anglais. Textes des airs en
langue originale, traductions en français et en anglais.
1. Paolo da
Firenze (c. 1355-c. 1436), Godi Firenze.
2. Donato di
Firenze (actif 1350-1370), Come ‘I potes’ tu far,
instrumental
3. Francesco
Landini (c. 1325-1397), Adiou adiou.
4. Giovanni
da Firenze (actif v. 1350), Per larghi prati, caccia.
5. Bartolino
da Padova (actif 1365-1405), Quel sole che nutrica’l
gentil fiore (arr. Vincent Kibildis).
6. Francesco
Landini, Creata fusti o vergine Maria, à
chanter sur l'air Questa fanciulla amor.
7. Anonyme, Benedicamus domino, à
chanter sur l'air Ja Falla.
8. Paolo da
Firenze, Benedicamus domino.
9. Anonyme, du manuscrit de Messine, Benedicamus
domino.
10. Andrea
da Firenze (c. 1415), Non più doglia ebbe Dido.
11. Francesco
Landini, Che cosa è quest’Amor.
12. Vincenzo
da Rimini (actif v. 1350), Ay schonsolato.
13. Giovanni
da Firenze, Quando la stella.
14. Jovannes de Florentia (attribué), Quand’amor.
15. Anonyme, Poi
che veder non posso, instrumental
16. Francesco
Landini, Conviens’ a fede.
17. Lorenzo
da Firenze (c. 1372/1373), A poste messe