DON
GIOVANNI
ossia
il dissoluto punito
Opéra en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart,
Livret de Lorenzo da Ponte
Chorégies d’Orange,
6 août 2019
Datée cette mise en scène qui nous
sert les mêmes vieilles recettes académiques, usées depuis un demi-siècle, du
mélange des époques pour le mythe mité de l’homme à femmes —anachronique en
notre temps— et dont l’intemporalité c’est justement notre éternel drame humain
du temps, le conflit entre immanence et transcendance, finitude et infinitude, bref
l’affrontement entre instant et éternité, le choc entre la fragile et
périssable chair contre le marbre immuable de l’immortalité, dans un concept
laïque profane ; ou, conception spirituelle, Don Juan d’ici-bas contre la statue du
Commandeur de l’au-delà, damnation et salut dans son vrai contexte idéologique
religieux, dont témoigne le personnage d’Elvire, même dans cette version de deux créateurs, francs-maçons
certes, mais pas athées.
Croyance et religion du chiffre : Catalogue
Il pouvait donc être intéressant, à
notre époque du retour dévastateur de croyances religieuses plus ou moins
falsifiées, de confronter ce personnage revu par les Lumières qui semble
d’abord indifférent au religieux, tout en maudissant le diable qui lui fait
rater les coups espérés, mais qui, néanmoins, invite un mort chez lui et en
accepte aussi une invitation, mourant sans accéder au repentir qu’on exige de
lui.
Intéressante aussi, bien que piratée
du Don
Giovanni de Bertati/Gazzaniga
de quelques mois antérieur, mais immortalisée par la musique de Mozart, la
notion centrale de liste
des conquêtes de son maître par Leporello. Du concret faisant catalogue
abstrait, cet acharnement à « mettre en liste » comptable la chair
des femmes abusées, de faire nombre, de faire du chiffre, n’est-elle pas un
trait d’une boursière actualité ? L’entreprenant Don Juan pourrait être
perçu comme un entrepreneur en femmes avec l’ambition, soulignée par son valet
d’étendre internationalement sa ou ses « donnesche emprese », expression ambiguë qu’on peut traduire,
au sens entrepreunarial par ‘entreprise(s) féminine(s)’ ou ‘exploits féminins’,
tel ceux d’un grand sportif aussi des temps modernes jugé aux performances, au
rendement, au record imposé à lui-même. Comme le Don Juan de Molière qui ne
croit qu’en « deux et deux font quatre », dont la religion est
l’arithmétique, celui-ci semble vouer un culte, plus qu’aux femmes réduites à
un nombre abstrait, aux chiffres.
L’approche aussi du personnage (bourses,
boursier) du plaisir par la dépense financière liée à la dépense libidinale,
« puisque je dépense mon argent, je veux me divertir !», était un
trait encore moderne bien parlant à notre temps.
On pouvait fouiller texte et
musique, assez riches, pour en donner une « lecture » moderne. Mais de la densité du mythe, cette
production de Davide Livermore ne
semble avoir retenu que l’épidermique
mythologie, ses clichés clinquants, ses images éculées, des nuées de femmes
qui n’ont même pas besoin d’être séduites par le héros car toutes semblent en
chaleur et se précipitent sur lui —même les hommes— jusqu’aux héroïnes abusées, au mépris du
texte, en contradiction totale avec l’action, un ratage total, puisque Don
Giovanni, dépité, se croit jouet du démon qui se moque de lui, avoue son échec
amoureux : il n’aura baisé aucune des femmes désirées, ni Anna, ni
Zerlina, ni la camérière de Donna Elvira. Mais ici, ce n'est pas l'amour avec un grand A mais avec un grand tas.
Cette pauvreté interprétative face à
une telle richesse, est saupoudrée d’une vague poussière politique sollicitée que
Livermore nous livre dans une
« Note d’intention » qu’on
ne voit guère notablement notifiée sur scène, figeant le mythe, dont lui-même
convient qu’il est universel, donc intemporel, au seul XVIIIe
siècle, « l’époque des révolutions », dit-il, (dont nous ne voyons
qu’une, la française). Il nous offre sentencieusement ce double axiome :
« Don Giovanni a besoin de règles pour les détruire alors que le
Commandeur veut le chaos pour le formaliser ».
Qu’un « dissoluto », qu’un
libertin, qu’un déréglé, se définisse, implicitement, contre les règles, cela
va sans dire, c’est défoncer une porte ouverte. Mais dans les deux scènes,
début et fin, avec une troisième au milieu comme statue acceptant l’invitation,
dans les quelques dix lignes de paroles prêtées au Commandeur, on ne voit
strictement rien qui justifie cette assertion abusive que lui prête Livermore. Bien sûr, un Commandeur de
Calatrava, maître d’une Ordre de chevalerie militaire et religieux, représente
un certain ordre ; certes, assassiné et statufié, mandaté par Dieu pour
punir le coupable après qu’il a refusé l’offre salvatrice du repentir, il est
la Justice, dont on ne voit pas pourquoi elle voudrait le chaos.
Passons sur cette maladresse
d’expression due peut-être à une traduction approximative. Passons encore sur
l’affirmation que le Commandeur serait « l’Ancien Régime », même si
elle fixe encore abusivement le mythe à l’époque de la Révolution française,
dont notre Don Giovanni « universel », mais ici limité
chronologiquement à l’opéra de 1786, serait une anticipation. Car à regarder le
personnage à travers le temps, s’il est, inconsciemment,
« révolutionnaire » dans un cadre historique précis, à l’étudier
sérieusement diachroniquement, dans son évolution temporelle, il apparaît
clairement, contrairement à ce qu’en dit (mais ne montre pas Livermore dans sa réalisation), que c’est Don Juan qui est " l’Ancien
Régime".
Je ne pense pas qu’on puisse
sérieusement se réclamer du mythe en ignorant toute l’épaisseur historique de
ce récit qui traverse les âges avant d’émerger et se condenser dans sa forme
définitive dans l’Espagne de la Contre-Réforme, au premier tiers du XVIIe,
dans une Europe déchirée religieusement par les polémiques sur la liberté de
l’homme et la prédestination, la grâce et le salut.
Ayant traité de Don Juan dans des
cours universitaires du plus haut niveau, agrégation et recherche, fait des
conférences, des émissions de radio, publié pendant des années, on pardonnera
au critique d’alléguer en passant des titres accréditant ses connaissances ès
la matière dont il traite, à l’essayiste de renvoyer à ses ouvrages et, au
dramaturge, à ses pièces.
Le mythe de Don Juan
Depuis
l’Antiquité, l’occident n’a créé que deux mythes, celui médiéval de Tristan et
Yseut, l’amour fidèle jusqu’à la mort, et celui qui en semble l’inverse, Don
Juan, l’infidèle à en mourir.
Ce dernier est
cristallisé dans la pièce espagnole El Burlador de Sevilla, ‘l’abuseur,
le trompeur’ de Séville, d’on on ignore exactement l’auteur (prêtée au moine
Tirso de Molina) et la date exacte, dans le premier tiers du XVIIe
siècle. Le jeune noble Don Juan, de Naples à Séville, fait la chasse aux
femmes, les abusant en leur donnant la main, gage concret de mariage sans
besoin de témoin ni même de prêtre selon le droit canon formalisé par le Concile
de Latran,
et les abandonne. Mais une nuit, il attente à l’honneur de la fille du
Commandeur de Calatrava et, le père intervenant, il le tue. Il se moque plus
tard de la statue du tombeau du Commandeur et, par dérision, l’invite à souper.
La statue lui rendra l’invitation et, par cette même main trompeuse prodiguée
aux femmes, le trompant à son tour, la statue du Commandeur l’entraîne en
enfer.
Les
pièces baroques espagnoles, populaires et sophistiquées, ont diverses entrées,
et celle qui donne naissance à Don Juan, est exemplaire par sa complexité
philosophique, métaphysique sous son écorce légère. L’arrière-fond théologique pose
le problème de la grâce et du libre arbitre de l’homme à propos duquel se
déchirent les théologiens jésuites et leurs ennemis augustiniens depuis la
Réforme. Mais grâce à son attrayante intrigue du premier niveau, son séduisant
héros et la spectaculaire statue qui parle et marche, la pièce prêtée à Tirso a
un succès foudroyant dans toute l’Europe, largement dominée par l’Espagne.
La
Commedia dell’Arte s’en empare comme scénario et la promène partout. Molière en
donne sa version en 1665, Dom Juan ou le Festin de pierre, qui fait du
héros « un grand seigneur méchant homme », avec « un cœur à
aimer toute la terre », un « épouseur à toutes mains », et,
surtout, un athée. Ce qui n’est pas le cas de l’originel Don Juan espagnol,
repentant, qui demande un confesseur au Commandeur, qui le lui refuse, contre
toute justice catholique (qu’on jugera luthérienne) car il est trop tard pour
le repentir : Don Juan, confiant, croyait en en Dieu d’amour qui pardonne
tout. Mais si Dieu pardonne tout, tout est-il possible ? Quelles sont les
limites ? Dieu pardonne mais encore faut-il être en règle avec lui à
l’heure de la mort. Or, cette heure ne nous est pas connue. À tous les conseils
de prudence qu’on lui donne à chacun de ses méfaits juvéniles, Don Juan, assuré
de sa longévité répond par son leitmotiv :
« Lointaine
est votre échéance, j’ai du crédit devant moi ! »,
Mais
il accumule des dettes morales dont il doit s’acquitter. Lors du repas chez la
Commandeur, des voix chantent en coulisses :
Tant qu'il vit en ce monde
Fou
est l'homme qui dit :
« J'ai du crédit devant moi ! »
Car
la vie soit brève ou longue,
Tout
se paie en une fois.
il y a un
terme à tout jeu
Et toute dette a son échéance.
On
ne peut mieux simplifier, pour le peuple, les finesses casuistiques de la
théologie en de telles leçons morales faciles à retenir. On signalera que,
selon les préceptes du Concile de Trente repris d’Horace d’un art utili dulce, ‘utile et doux’, devant docere, movere, delectare, ‘enseigner,
émouvoir en divertissant’, même l’opéra sacrifie an couplet moralisateur de
l’histoire chanté dans le vaudeville final par tous les interprètes, se
réjouissant de voir le « dissoluto punito », le libertin, le méchant
puni.
Malgré
cette profondeur, l’intrigue et son héros sont si fascinants que Don Juan reste
pour tous, au niveau commun, comme l’homme à femmes par antonomase. S’il est « révolutionnaire », non
par ses idées et ses actes mais par ses actions, ce n’est que dans le cadre
historique strict du régime patriarcal qui lui donne naissance et dont il
est une parfaite incarnation. Je donne ci-dessous quelques paragraphes tirés de
mes ouvrages.
Libertinage, liberté : Raison d'état de l'individu
La
société espagnole du temps est faite par les hommes, pour les hommes. L'état fonctionne comme une famille et la
famille, comme un état,
autoritaires tous deux. Au centre, à la
tête de l'un, le Roi et, de l'autre, le Père. Au-dessus de tous, Dieu le Père, au centre du cercle qui
circonscrit tous les autres. Le Père est
évidemment un mari au centre de la famille, pierre angulaire de la société.
Le mariage est au mari ce que le serment d'hommage est au suzerain : le
contrat qui lui livre le vassal ou la femme, avec la garantie de la religion, d’une monarchie et d’une famille de droit
divin.
Dans
cette société patriarcale si centralisée, hiérarchisée (Père, Roi, Dieu), toute
atteinte à cet ordre immuable est
subversive. Et, en effet, face à un Dieu répressif ou à un possesseur
exclusif de la femme, le libertinage,
qu'il soit religieux ou érotique, affirmation de l'individu contre la Loi : c’est la
découverte de la liberté de l'esprit et
du corps, de la légitimité de la libre
pensée et du plaisir. Le libertinage, dans ses deux dimensions, est donc une première expérience de la liberté,
une raison d'état de soi-même et,
forcément, l'expression individuelle est toujours un danger pour une
collectivité qui cherche à la canaliser.
La
jeune fille cloîtrée qui découvre le plaisir, la mal mariée qui prend amant, la
duchesse qui n'attend pas le bon-vouloir politique du roi et, enfin, la nonne malgré elle (dans certaines
versions du donjuanisme) qui enfreint la règle de chasteté, toutes ces femmes ont dû d'abord sentir les
barrières familiales, politiques, matrimoniales, religieuses, l'oppression de père, mari, souverain ou Dieu. Les
briser, c'est faire acte de liberté, c'est s'affirmer, tenter une réalisation
individuelle. Dans cette société, sans
autre issue, le chemin de la liberté
féminine passe par le libertinage et par l'infidélité au Père, au Mari, au Roi,
à Dieu. Infraction qui se paie très cher.
La
virginité devient monnaie d'échange, c'est
le cachet, l'emballage qui garantit le passage intact de la marchandise-femme
du Père au Mari, du producteur au
consommateur, qui doit la faire
fructifier en lignage à la pureté garantie. Tout manquement à l'honneur des
hommes, qui risquerait de contaminer l'arbre généalogique d'un sang impur qui usurperait l'usufruit
de la transmission de la propriété aux rejetons légitimes, peut être puni
de mort. Le Mari hérite du Père ce droit
de vie ou de mort.
Dans
ces conditions, consciente ou non, la révolte des femmes se manifeste ou
s'exprime dans le couvent par
l'illuminisme (toutes les nonnes ne sont pas des Sainte Thérèse !) dans le monde par l'hystérie de femmes significativement
vieilles ou célibataires (sorcières), dans
la maison-prison par les intrigues amoureuses illégitimes qui finissent souvent
très mal.
En
sorte qu'il n'est pas interdit de voir en Don Juan une vengeance, non contre les femmes comme le prétend le héros
lui-même au premier degré (« fléau
des femmes ») mais bien une vengeance des femmes contre l'injuste
société, contre Père, Mari ou Dieu, un
sacrilège féminin plus ou moins conscient contre la religion abusive de
l'honneur des hommes qui se célèbre
par le sacrifice de leur liberté sur l'autel du culte viril. Don Juan est
sans doute suscité par les femmes.
Au
premier degré, donc, Don Juan joue de
cette société mâle : il est l'épouseur à toutes mains et obtient des
victoires par la promesse fallacieuse du mariage envers des femmes qui adhèrent
sottement à cette loi aliénante des hommes, mariages clandestins de libre
consentement main dans la main, avec Dieu seul pour témoin, déconseillés mais
non condamnés par l’Église[i]. Mais, au fond, il déjoue, subvertit cette
société : il défie Dieu, les Maris, les Pères. À Dieu, il enlève la religieuse, au Mari, la femme, la fille au Père.
Autrement dit, il arrache la femme-marchandise au réseau habituel de
distribution : il lui montre une autre voie, qui n'est pas celle tracée par
l'ordre des hommes. Le libertin fait
passer le souffle de la liberté. Dans son cadre et temps. Dans le nôtre, il ne serait que le reste, bien menacé, de la
phallocratie patriarcale. Réactionnaire donc, par ses abus de pouvoir et le
pouvoir de sa fortune et naissance noble, c’est donc lui qui incarne
« l’Ancien Régime ».
Échangisme, internet, mariage pour tous : mort de Don
Juan
Si avec la puissance de l’argent et
de la position sociale tout peut s’acheter aussi aujourd’hui, dans tous les
sens et sexes, le mythe de l’homme à femmes, est donc bien mité. Depuis la mode
prolétarisée des partouzes depuis 68, des clubs échangistes avec pignon sur
rue, des sites de rencontre internet, un palmarès de mille et trois femmes (en
Espagne) de sa liste non exhaustive, n’est pas, pour un riche oisif sans
occupation autre que de baiser une seule fois une seule femme, même multipliée à
l’infini, n’est pas un exploit extraordinaire. D’ailleurs, maladresse encore de
la mise en scène qui le montre faisant l’amour à plusieurs, la vérité textuelle
ne nous le montre qu’avec une femme à la fois : Don
Juan, sans être, comme semble le proposer Livermore, un serial killer littéral sinon littéraire (on peut tuer la femme
aimante de bien des façons, il est vrai) est pour moi, comme je l’ai écrit
autrefois, un serial monogame, sans même
un sérail : sa collection de femmes se réduit à un catalogue, un album
de photos comme on l’a vu ailleurs plusieurs fois.
D’autant que, s’il prend la peine de séduire une seule femme, Zerlina, la
paysanne surtout séduite par son propre narcissisme, s’il promet à chaque fois
un mariage, à l’époque du mariage pour tous, mariage pour personne, puisqu’il y
a plus d’unions libres que réglées devant maire et curé, l’argument ne peut
porter, Don Juan est surtout un violeur (duchesse Isabelle, Ana comme exemples
dans la pièce originelle) qui serait déjà traîné devant le Commandeur des
tribunaux à l’ère du #Metoo qui criminalise le viol, où même le « Harcèlement de rue » est pénalisé.
Donc, si le problème du mariage
demeure fondamental dans le Don Juan historique, symbolisé par la promesse de
la donner prodiguée par « l’épouseur à toute mains » comme résume
Molière, et que lui demandera aussi le Commandeur depuis le texte premier
espagnol : « Donne ta main en gage » « Dami la mano in
pegno », la statue le prenant à son propre
piège arme, cela est ridicule à notre époque.
RÉALISATION ET INTERPRÉTATION
Gags et gadgets contre musique et texte
Automobiles
L’ouverture n’est pas encore finie
que débouche à cour, écrasant la musique, pleins feux et pneus glissants
crissants sur scène, un taxi, une rutilante Mégane Renault jaune canari :
Leporello en chauffeur conduit son maître qui s’apprête, par un ascenseur
virtuel très visuel le long du mur, à aller violer tout là-haut Donna Anna en
combinaison de soie noire, pas plus étonnée que ça en dépit du texte et d’une
gifle au mufle. Évidemment, capté par ces surprenantes images, on n’aura guère
écouté le valet vigile se plaindre de son sort et de son maître.
À jardin arrivera, en plein débat
sinon ébats batailleurs entre la femme violentée et son violeur, tous
clignotants, un autre imposant véhicule noir, qui s’impose brutalement à
l’attention, un gros 4x4 BMW
vitres fumées d’où sort le Commandeur pistolet à la main, escorté de deux
gardes de corps à lunettes noires, tout aussi armés et noirs, le cliché d’un
capo mafioso et de ses hommes. Duel aux pistolets d’aujourd’hui pour Ancien Régime d’autrefois, deux formes tombent : « Qui est le
mort ? » interroge naïvement Leporello et sur cette boutade, lieu
commun théâtral, Livermore pose la
grave question de savoir qui est effectivement bien mort, et tant pis pour ce
nœud fondamental de l’action, l’intrigue, ses péripéties, les pleurs,
l’évanouissement, le deuil de Donna Anna, le désir de vengeance, l’enquête, la
statue du tombeau et le tombeau qu’elle donne au meurtrier en dénouement.
Si c’est la fin de l’Ancien Régime, c’est un
drôle de régime moteur ces deux autos, les voitures encombrant désormais les
plateaux depuis quelques années déjà : l’an dernier, nous eûmes ici même
une Cadillac et une Fiat 500, mais dans une merveilleuse transposition étincelante
d’intelligence du Barbier de Séville
filmé à Cinecittá. Mais ici, où est le sens ? Faudrait-il donner la carte grise avec date
d’immatriculation des véhicules pour coller au symbole flambant neuf de leur
modernité plaquée sur l’œuvre ? À tant de voitures lyriques vues sur
scène, de quoi faire un garage, voie de garage des mises en scène ne sachant
sur quelle roue danser.
Hippomobile
On oubliait : pour faire —presque—couleur
locale historique, une calèche tirée par un cheval, puis un autre cheval, tirant
à deux le taxi aussi en panne que la (qué)quête amoureuse avortée de Don
Giovanni poursuivi par la fureur castratrice d’Elvire. Des chevaux, en a-t-on
vu aussi ! ici même pas plus tard qu’en juillet pour Guillaume Tell, superbe image d’Annick Massis en amazone
autrichienne, et tel autre inoubliable roussin s’abandonnant sur scène (le
trac, la pauvre bête !), faisant s’exclamer un spectateur :
« Té, le cheval, lui au moins, il pisse en mesure ! »)
Costumes
hétéroclites
La mise en scène qui afflige
depuis cinquante ans les théâtres a donc décidé que le spectateur, ignare,
n’est pas capable de discerner ce qu’il y a de moderne, d’éternel, dans une
situation en costume d’hier (et quand on lit simplement le texte ou écoute le
disque ?) et se donne pour mission, afin que nul n’en ignore, d’en
souligner l’intemporalité, qui nous serait invisible, par de voyantes strates,
qu’on dirait géologiques, de modes de tous temps.
Avec des vêtements de toutes les époques, du
costume d’aujourd’hui au pourpoint d’Ottavio et vertugadins baroques des deux
dames, certains joliment carnavalesques et Zerlina, à l’imprimé près, une belle
jupe goyesque, rien donc, dans cette mise en scène qui ne relève des tics, des
tocs de bric et de broc vus et revus depuis un demi-siècle comme si l’invention
n’existait plus, épuisée dans la répétition industrielle en série de metteurs
en scène qui puisent et s’épuisent dans un répertoire archi commun de signes
qui ne font plus sens de tant d’usage ressassé. Même l’appareil photo de
Leporelle remplaçant le Catalogue écrit est un gadget connu, reconnu…
Bref, ces énormes véhicules
incongrus qui occupent la scène sans se préoccuper de la musique, sans qu’on
leur trouve une nécessité autre que faussement décorative, émettant même leur
gaz, polluent l’écoute, déclenchent des rires, captant le regard par leur masse
et leurs évolutions virtuoses : bravo à tous les chauffeurs, les chanteurs qui,
peut-être plus que de travail d’acteur ont dû recevoir des leçons de conduite
automobile pour prendre ces audacieux virages
en épingle à cheveux, ces départs sur les chapeau des roues, ces coups de
freins palpitants de film d’action, qui crissent les pneus et grincent les
dents, sur-imprimés (musique concrète de la modernité ?) plombant l’oxygène
musical de Mozart.
Quand Don Giovanni, qui ne chante
que des airs courts et expressifs, commence son dit « Air du
champagne » sur la margelle entourant l’orchestre, l’arrivée intempestive
en arrière-plan, sur la scène, du gros tank du Commandeur en détourne aussitôt
l’attention : le Commandeur, trouble-fête qu’on croyait mort, va-t-il
sortir l’arme lourde ? On s’interroge, distrait, la tension de la scène
détourne de l’attention au chanteur : je ne saurai donc vraiment dire
honnêtement comment s’en tire Erwin
Schrott, par ailleurs déjà loin et de dos
sur la passerelle. Passerelle, passage obligé, quart d’heure de gloire qu’aura
chaque chanteur plus proche ainsi du public, effet sensible sans doute mais
pervers : si le mur et le toit du théâtre projettent et protègent naturellement
le son, sur ce fragile pont étroit, en avancée vers les gradins mais sous le
plein air sans couverture, à découvert,
sans protection, avec la nécessité de mesurer précautionneusement les pas, et
le chef invisible au dos, on a senti une certaine déstabilisation de certaines
voix, notamment dans de beaux piani
héroïquement donnés, rattrapés in extremis par la technique de ces merveilleux
chanteurs.
Elvire et les filles-fleurs
Comme si les voitures ne suffisaient
pas à détourner l’ouïe par la vue, d’autres facéties perturbent l’écoute et
l’émotion du chant. Ainsi, valise à la main, Elvire entre en scène
tempétueusement de rouge passion et robe à paniers vêtue, au milieu d’un essaim, d’affriolantes pompom girls en affolantes nuisettes de soie rouge, bouquet à
la main et son air déchiré de sauts qui traduisent la détresse et le sentiment
de vengeance de la femme bafouée est complètement parasité par cette dansante
nuée, presque nue, se bécotant et s’étreignant pour se consoler. Victime aussi,
pauvre Elvire, de ces fleurs qu’elle cueillera à la fin, vestiges fanés de ses
espoirs déçus : la belle scène où, à sa fenêtre ou balcon, superbe image
ici de l’architrave de la porte monumentale du théâtre, son air si doux de
femme aimante blessée mais toujours prête à pardonner, qui va être encore
trahie sous nos yeux par Don Giovanni qui la livrera à son valet, son tendre et
naïf pathétisme est tourné en comique par un gag. Poussé par son maître,
Leporello lui lance, une à une, d’au moins vingt mètres plus bas, des fleurs que,
par un jeu de scène, certes réussi mais cassant la vraie scène dramatique, comme
un jongleur, elle semble attraper au vol de l’altitude de son perchoir,
déclenchant à chaque envoi et réception de cirque réussis les rires sonores du
public. Elle finira sa nuit dans la banquette arrière du taxi avec un Leporello
heureux de l’aubaine.
Catalogue Pressbook
Mais guère plus heureux dans son
« air du Catalogue », contrarié par la projection, sur l’immense mur
du théâtre devenu géant tableau d’indices d’un commissariat, de photos de
femmes de la liste, apparemment mortes, assassinées, répertoire ou Pressbook d’un serial killer que, soudain, devenus inspecteurs, détectives ou profileur de série policière, nous
sommes invités à décrypter. Sans écouter le chanteur. Mais le metteur en scène
lui offre une compensation, la petite mais vorace gâterie de la femme, qui au
lieu d’être refroidie par la liste où elle figure comme les autres, sans doute
échauffée par tant de sexe, plonge main en avant vers le sexe de Leporello qu’elle
tente de violer…
Viol consenti : contresens
Décidément, vos dames, Livermore… On
avait commencé par Donna Anna, aimable violée à la volée d’une simple baffe au
violeur au cou duquel elle sautera ensuite (au dos de son chaste fiancé Ottavio
ridiculisé, déjà marri mari cocu d’avance), le récompensant d’un goulu baiser
sur la bouche quand elle le retrouve, décidée à se venger de l’inconnu violeur
et meurtrier de papa : la gifle de la retrouvaille, symétrique de la
première dans la chambre, nous souligne explicitement qu’elle l’a bien reconnu
alors qu’elle lui demande de l’aide pour démasquer le traître. Ah, quel cerveau
de femme…
C’est là encore un emprunt, une resucée du
vieux et beau livre de Pierre-Jean Jouve,
dont la théorie romanesque et romantique de l’amour de Donna Anna pour son
violeur et assassin de son père n’est assurément pas le meilleur. Cette sorte de syndrome de Stockholm, empathie ou
sympathie de la victime envers son tortionnaire, prêté à la jeune femme, n’est
en rien justifiée par le texte ou la musique. Parler de son ambiguïté
sentimentale parce qu’elle oppose des délais à l’impatience matrimoniale de Don
Ottavio c’est manifester une grande inculture historique, tant sociale que du
contexte tout de même hispanique : les lois de la bienséance réglaient les
termes du deuil dans les nobles familles et quand on sait qu’en plein XXe siècle la Bernalda
Alba de García Lorca impose à ses filles un deuil et une claustration de huit
ans, la pudique patience de la jeune femme à son fiancé, un an d’attente, n’est
tout de même pas exorbitante après ce qu’elle a subi, ce n’est pas une fin de
non-recevoir, le mariage aura lieu : le lieto
fine, la ‘happy end’ obligatoire des opéras du temps est respecté tout
comme aussi les lois rigoureuses de la bienséance théâtrale, le public eût été
choqué par une fête de mariage juste après une tentative de viol et un
assassinat.
On ne s’attardera pas sur
l’incohérence, l’absurdité, démentie en texte et musique par la scène
dramatique où Donna Anna, éclairée par une monté angoissante et lumineuse de
tout l’orchestre, reconnaît, à la voix, l'agresseur, avec, pour la première fois,
l’éclat des trompettes de la vengeance.
Parquées les voitures, quand la
musique peut enfin se déployer et respirer sans brouillage visuel ou sonore,
quel bonheur ! À la tête de l'Orchestre de l'Opéra de Lyon, intelligemment réduit en formation Manheim, le chef Frédéric
Chaslin, par une battue haletante, sans trou ni dans les ensembles ni dans
les airs, dont ces superbes chanteurs ne seront jamais en manque malgré le
tempo, sait tenir un équilibre si délicat entre amour et humour chez Mozart. Le
second acte, voitures au garage, où l’action se fige un peu au profit du
statisme obligé de ces trois grands airs de bravoure de concert que sont les airs
d’Anna, d’Ottavio, qui n’apportent rien à l’intrigue, à l’exception miraculeuse
de celui d’Elvira, tout psychologique, préparant sa tentative de sauver
l’impie, comme les ensembles, sont un pur bonheur musical. Les chœurs de
Monte-Carlo/Avignon, invisibles, sont impressionnants comme la voix amplifiée
du commandeur tombant de la statue d’Auguste.
Les projections mouvantes et
angoissantes, les lumières expressionnistes superbes, sont le seul signe surnaturel dont l’œuvre a
été dépouillée car l’arrivée, symétrique de la première du Commandeur dans sa
grosse voiture avec ses gorilles, tous parabellum à la main pour flinguer Don
Giovanni tout aussi armé avec Leporello, duel non au soleil mais dans l’ombre, règlement de comptes à Chorégies Corral,
et les coups de feu attendus (on en avait prévenu préalablement le public pour
ne pas l’effaroucher), fait rire comme une parodie de film noir. On ne jurerait
pas que la basse du malheureux Alexeï
Tikhomirov, Commandeur, en Parrain d’opera buffa affublé, n’en est pas victime de quelque vibration ou vibrato
ému de sa grande et belle voix. On regrette que le solide Masetto d’Igor Bakan soit desservi par des
positions trop lointaines à cour ou en fond de scène pour bien apprécier son
travail. Il est vrai qu’il a fort à faire avec la Zerlina d’Annalisa Stroppa, gredine coquine,
câline, voix charnue pour charnelle présence physique, sans doute alter ego de
Don Giovanni qui sent nécessaire de tenter de la séduire (de l’acheter) alors
qu’il y va sans ambages avec les autres.
L’Ottavio de Stanislas de Barbeyrac sauve sa mise, même ridiculisé par la mise
en scène qui méconnaît tout l’héritage chevaleresque et courtois du personnage,
par son élégance, sa ligne de chant, son phrasé, une pureté vocale qui fait sens
et contraste avec les couleurs diaboliques sombres du héros. On n’a pas
facilité la tâche du Leporello d’Adrian
Sâmpetrean, parasité dans son chant, chantant, en juste un peu plus clair,
et moins puissant, sur la même ligne que le héros, juste jeu et dégaine
juvénile.
En
Donna Anna, Mariangela Sicilia
n’est pas la grandiose Némésis, déesse de la vengeance dont elle est pourtant
l’instigatrice, épée à la main : comme Colomba l’espérant de son légaliste
de frère, comme Chimène la réclamant d’un champion, dans l’impossibilité
sociale pour une femme de l’exécuter elle-même, elle la commet aux soins de son
fiancé Ottavio, l’exhortant, dans une sorte de vocero, corse ou hispanique, cri rituel d’appel féminin à la
vengeance de sang. Jolie, facile, ductile mais trop légère, sa voix ne peut
rivaliser avec les trompettes féroces de la vindicte. En courte combinaison sexy
de soir noire, peineta et mantille de
deuil, belle, elle semble plutôt une plausible jeune fille de bonne famille
saisie par la dolce vita, la
débauche, mais sans rapport avec le texte et la musique, issue d’une autre
histoire.
On n’attendait pas
la mezzo Karine Deshayes dans la soprano Elvire. Pourtant, la longueur de sa
voix, sa flexibilité pliée aux exigences vocalistes du vrai bel canto, sa
sensibilité en font, même parasitée par le fatras fantaisiste de la scène, le
personnage le plus émouvant de l’œuvre, voix entre grave et aigu, ciel et
terre : le trait d’union avec l’au-delà spirituel d’où elle tente de
sauver Don Giovanni au bord du gouffre qu’elle voit et chante, désespérée,
pardonnant en amante et chrétienne.
Don Giovanni noble ?
En chemise et immuables pantalons
noirs ajustés érotiquement au corps, avantageux, sûr de son sex-appeal
surligné, sourires ravageurs, aguicheurs au public (féminin, masculin ?)
comme les mannequins moins d’un défilé de mode que d’une plateforme de marché
au sexe ou de casting porno, Erwin
Schrott n’est pas un élégant aristocrate rêvé d’un Visconti. Loulou,
loubard canaille de banlieue, c’est un vitteloni
à la Fellini, un ragazzo ambigu à la
Pasolini, traînant paresseusement se guêtres en quête d’un coup. Le personnage
est plus que bien campé et Schrott a
un charisme évident. On apprécie ses talents de comédien, l’excellent jeu de
scène du récitatif avec Zerlina où, lui débitant des fadaises, il semble
hésiter, cherchant à « briconcelli » une rime, « belli »,
bien que ce staccato de sa voix carnassière d’acier gomme le velouté voluptueux
du légato murmuré de la séduction, n’offrant à la jeune femme, pour tout « casinetto »
confortable, que la banquette arrière de son taxi pour lit d’amour.
Cependant, pour
être « méchant homme », Don Giovanni n’en est pas moins un
« grand seigneur », s’il n’en a pas la morale interne, il en a du
moins les formes et le geste : c’est avec une grande générosité, reconnue
par le trio des masques priés impromptu à sa sauterie (où il pense sauter tant
de femmes) qu’il invite fastueusement toute une noce dans son palais;
c’est avec un noble panache qu’il invite la statue, qu’il la recevra et défiera
chez lui, et même la pauvre Elvire reçoit une marque de sa civilité courtoise,
refusant de rester debout si elle reste
à ses genoux, l’invitant aussi à partager son repas. Du noble, dans cette vision, il ne reste que le
profiteur de sa situation et fortune et d’une société à castes qui le place,
patron parfois brutal, au-dessus d’une masse servile.
Bref, il ne mérite pas ici le « Don », marque de distinction ou
noblesse : ce n’est pas un DON Giovanni ni Giovanni tout court mais un giovinotto Giovanninetto, irresponsable et fol , plein de
charme il est vrai, qui nous est présenté.
Chorégies d’Orange
Don Giovanni de Mozart
Théâtre Antique
2 août et 6 août
DIRECTION MUSICALE Frédéric Chaslin
MISE EN SCÈNE Davide Livermore
DÉCORS Davide Livermore
COSTUMES :
historiques Rudy Sabounghi, contemporains Stéphanie Putegnat
ECLAIRAGES Antonio Castro
VIDÉOS D-Wok
CONTINUO Mathieu Pordoy
DON GIOVANNI Erwin Schrott
LEPORELLO Adrian Sâmpetrean
DONNA ANNA Mariangela Sicilia
DONNA ELVIRA Karine Deshayes
DON OTTAVIO Stanislas de
Barbeyrac
ZERLINA Annalisa Stroppa
MASETTO Igor Bakan
LE COMMANDEUR Alexeï Tikhomirov
Orchestre de l'Opéra de Lyon
Chœurs des Opéras d'Avignon et de Monte-Carlo
(Coordination
chorale : Stefano Visconti)
Coproduction avec le Festival de Macerata
Photos Philippe
Gromelle (n° 2, 3 et 7 Bruno Abadie)
1. Taxi sans compteur et monnaie au vent (Schrott);
2. Combien de CV la BMW du Commandeur armé? (Tikhomirov);
3. Fantasmagorique décor;
4. Elvire et ses pompom girls (Deshayes);
5. Catalogue de serial killer;
6. Ottavio et Anna ( Barbeyrac, Sicilia) :
7. "Laci darem la mano…" (Stroppa, Schrott);
8. L'Amour avec un grand tas…
L’original espagnol en offre une ébauche comme je l’ai montré dans mes travaux
cités plus bas.
Ignorer cela, c’est ne rien comprendre à l’argument essentiel du faux
séducteur, « épouseur à toutes mains ». C’est pour contrer ces
mariages de l’ombre que le Concile de Trente exigera la publication de bans et
la présence de témoins. Je renvoie encore à mes travaux.
L’idée de la photo, avec le valet comme voyeur et
vidéaste attitré de la vie érotique du maître, est bonne à l’heure de Facebook
et dément la vielle affirmation de Camus qui explique l’inconstance de Don Juan
en disant : « Il ne sait pas regarder les portraits », que j’avais
déjà réfutée dans mes travaux sur le mythique héros.