mercredi, novembre 26, 2014
AU POIL!
LA NOUVELLE VÉRONIQUE
Par
La Troupe lyrique Méditerranéenne
D’après Véronique (1898), opérette d’André Messager,
libre livret adapté de l’original (Vanloo et Duval) par Mikhael Piccone en
collaboration avec Gwennaelle Seiferer et Marion Grégori.
Marseille, Théâtre du Lacydon
16 novembre
Belle et bonne idée : créer une
troupe d’artistes du cru et leur donner la possibilité de s’exprimer sur scène,
en troupe. Belle et bonne troupe que celle de ces jeunes et beaux chanteurs
menés tambour battant par le dynamique et enthousiaste Mikhael Piccone qui signe mise en scène et part de
l’adaptation avec ses complices Gwennaelle Seiferer et Marion Gregori. Le résultat : un spectacle
réjouissant, plein d’allant et de talent à partir d’une œuvre dont la musique
résiste encore au temps, au moins deux airs, mais dont le texte est
passablement vieillot.
L’œuvre
Encore que peu
originale mais courante à la scène, l’intrigue, le déguisement pour faire
advenir la vérité, ici un travestissement de la fiancée incognito pour jouer et
déjouer un Vicomte criblé de dettes et coureur de dot et jupons, pourrait
être du Marivaux, du Da Ponte/Mozart. Mais la trame, sans frôler le drame (un
adultère, une rupture, une aventure et mariage faussés), est desservie par un
texte d’une fadeur bourgeoise qui, sans être tiré par les cheveux, est loin
d’être ébouriffant, de décoiffer. Et c’est là que nos lascars, sans se faire
des cheveux, ont saisi la fortune par un cheveu, par la chevelure, en ont fait
des frisettes et des risettes, et même paré les personnages de perruques et de
nouveaux noms qui sont un programme digne d’un salon, sinon de la haute, de
coiffure. Dans ce monde bourgeois où prime l’intérêt, où Guizot, ministre de
Louis-Philippe, sous le règne duquel se passe l’action, lançait le fameux
« Enrichissez-vous ! », cette Nouvelle Véronique, sans que cela tienne à un cheveu,
ou plutôt oui, tout se monnaie non en monnaie de songe mais de singe : au
cheveu près ! On ne paie pas rubis sur l’ongle mais sous l’angle de sa
chevelure, on ne paie pas sur sa mine, sur sa tête, mais sur sa crête : on
paie sur la mine plus ou moins riche de ses cheveux plus ou moins fournis! Et
de tant devoir, de tant de dettes, certains, sans un radis, ont les cheveux
ras, sans être rasoir, menacés de calvitie totale par les remboursements.
Réalisation et interprétation
La mise en scène de Piccone, sur ce postulat chevelu farfelu,
fourmille de trouvailles, de détails cocasses colorés où l’on retrouve sa veine
et sa verve comique, bien servie par les échos coloristes des costumes et des
perruques du quatuor Agnès Pasqualini, Mireille Frayssinhes, Marie Pons, Marion
Redoutey, qui bien attifent et affublent
un quatuor de belles plantes du fleuriste, Alice Buro, Sabrina Kilouli,
Marie Pons, Laura Stamboulis, de beaux tailleurs et de perruques platine
d’abord, rousses ensuite pour la suite de demoiselles d'honneur de la noce qui
font jeu même avec la botte de carottes :
un carré de dames bien sexy pour
la sage robe virginale de mariée de la Véronique dévoilée. On apprécie
également l’harmonie de la robe de la tante qui joue même avec celle de son
parapluie, et l’arc-en-ciel de la robe de la volage Agathe, la belle Émilie Cavallo à la superbe voix. Jolie harmonie des couleurs et des
ensembles vocaux.
Mais la
trouvaille essentielle est d’avoir fait de Florestan, ci-devant Vicomte de Cheveux
courts (Gilen Goicoechea) menacé, pour dettes, d’être rasé à zéro comme son compte
en banque, un rocker, le rocker par excellence, un Elvis Presley en blouson de
cuir et le cuir chevelu brillantiné pour ce brillant ténor —pardon— baryton
brillantissime, timbre chaud de chaud lapin, voix sonore, ample et large comme
ses épaules de rouleur de mécaniques et comme son ego, miroir en main pour
vérifier sa rutilante dentition (« Cheese ! ») et sa coupe de
cheveux soigneusement et amoureusement plaquée de sa main et de ce peigne qui
ne le quitte pas.
Le destin de son compère Loustot, baron
de Frisette sans un poil, tient à lui par un cheveux pour récupérer les siens
si l’ami règle ses dettes grâce au mariage d’argent. Il est campé avec drôlerie
par l’excellent ténor Guilhem Chalbos qui pourrait crier « Chauve qui
peut ! » avec le cocu Coquenard, la basse sombre Guillaume
Barralis,
dont le manteau est aussi enrichi des scalps d’autrui, signe extérieur de
richesse, que son crâne en est pauvre, et le front, orné par sa femme et
Florestan, est nu comme un œuf, le faisant rêver de la promotion d’une
perruque. On ajoutera à ces bien chantants mâles en mal de cheveux ou mariage,
le drolatique Séraphin d’Angelo
Citriniti,
sorte de Napolitain frustré par sa femme, la jolie Alexia M'Basse, couple haut en
couleur.
Côtés
dames de la high society, il faut saluer l’aisance scénique d’Annabelle
Sodi-Thibault en Ermerance de Cheveux durs/Estelle, tante aristo et pincée qui
en pince pour l’humble fleuriste Coquenard. Véronique —pour le dragueur
Florestan— en grisante grisette (mais en robe vichy et non en grisaille
ouvrière) Hélène de Cheveux d'Ange déguisée, a l’angélique et fraîche voix de Marion
Rybaka,
musicale et douce, mêlée, sinon encore mariée, à celle ardente du pendard
Florestan de Gilen Goicoechea. Ils nous font goûter les duos au charme
désuet attendrissant : « De-ci, de-là, cahin-caha, /Va chemine, va,
trottine !/ Le picotin te récompensera », de la balade et ballade en
âne, et le fameux « Poussez, poussez, l’escarpolette ». Il faut dire que
la fermeté et la vivacité de la direction musicale, à partir du piano, de Valérie
Florac tient bien toute la remuante et juvénile troupe, en maintien le
dynamique tempo sans faille avec le soutien feutré du violoncelle de Jean-Yves
Poirier
et de la flûte parfois espiègle de Danilo de Luca.
Même les silhouettes (Fabienne Hua, Émilie
Bernou, Jérémy Favret, Jeong-
Hyun Han) sont bien traitées. Mal
traitée ? Une jolie Colombine muette, mime, danseuse, pendant tout le long
spectacle, en contrepoint, se gondole, contorsionne, se tord et se distord
joliment, sans un temps d’arrêt : Alessia Tomasello.
Un spectacle de jeunes
qui pourraient en remontrer à des vétérans, qui a réjoui les uns et les autres
dans cette salle pleine et vibrante.
La Nouvelle Véronique
Marseille, Théâtre du Lacydon, 16 novembre,
Cabriès, maison des Arts, 7 décembre, 15
heures.
Direction musicale/piano : Valérie
Florac ; violoncelle : Jean-Yves Poirier ; flûte : Danilo de Luca.
Mise en scène : Mikhael Piccone. Scénographie
: Gwennaelle Seiferer ;
Costumes : Agnès Pasqualini, Mireille
Frayssinhes, Marie Pons, Marion Redoutey.
Distribution :
Hélène de Cheveux d'Ange/Véronique : Marion
Rybaka ; Agathe Coquenard : Émilie Cavallo ; Ermerance de Cheveux
durs/Estelle : Annabelle Sodi-Thibault ;
Denise : Alexia M'Basse ; vendeuses/
demoiselles d'honneur : Alice Buro, Sabrina Kilouli, Marie Pons, Laura
Stamboulis ; Tante Benoît : Fabienne Hua ; cliente : Émilie Bernou.
Florestan/Vicomte de Cheveux courts
: Gilen Goicoechea ; Loustot/baron de Frisette : Guilhem
Chalbos ; Coquenard :
Guillaume Barralis ; Séraphin : Angelo Citriniti ; un acheteur :
Jérémy Favret ; Patron du tourne bride : Jeong- Hyun Han ; Colombine
danseuse : Alessia Tomasello.
Photos
de JB Lev :
1.
Une jolie brochette de talents au Pharo;
2.
Marion Rybaka et Gilen Goicoechea dans l’escarpolette;
3. Un Florestan rocker et ses groupies (derrière, G. Chalbos , J.- H. Han, G. Barralis et E. Cavallo) ;
4. Une tante aristo (Annabelle Sodi-Thibault ) et ses rêves érotico-matrimoniaux ;
5.
Véronique et sa tante ;
6.
Barralis, Cavallo, Rybaka , Sodi-Thibault : explications.
lundi, novembre 24, 2014
samedi, novembre 22, 2014
À PERDRE LA TÊTE
ANNA BOLENA
(1830)
Opera seria en deux actes de Gaetano
Donizetti (1797-1848)
Livret de Felice Romani (1788-1865)
Opéra de Toulon
14 novembre
La folie dans l’opéra [1]
Le premier tiers du XIX e
siècle, de l’Italie à la Russie, l’Europe se penche sur la folie, dans la
littérature (Gogol Le Journal d’un fou, 1835) et le théâtre.
Mais on assiste à une véritable épidémie, une contagion de la folie chez les
héroïnes lyriques. A l’opéra, en effet, les folles font courir les foules, une
vraie folie, littéralement.
Remarquons d’abord que nos
héroïnes folles, plutôt que folles héroïnes, semblent pratiquement toutes venir
du froid, du nord : Ophélie d’Hamlet de Shakespeare est danoise par le lieu de la
scène mais anglaise par la langue ; Ana Bolena de Donizetti, Anne
Boleyn, anglaise ; Elvira des Puritains de Bellini, est aussi
anglaise, Élisabeth d’Angleterre, cela va de soi, et, dans Roberto Devereux de Donizetti de 1837,
la reine, prompte à couper des têtes, perd un peu la sienne, un accès de délire,
à la mode romantique et Maria Stuarda, sa rivale, est reine d’Écosse, ainsi que
lady Macbeth. Lucia di Lammermoor est également écossaise. Amina, de la
Somnambule de Bellini est suisse et Marguerite, tirée du Faust de Goethe, est
Allemande et il y aura une version française de Berlioz, une autre de Gounod et
deux autres encore, italienne dans Mefistofele de Boïto, et
italo-allemande avec Busoni.
Voilà donc des héroïnes
romantiques des brumes du nord mais des opéras du sud dans des opéras qui montrent
non comment l’esprit vient aux filles comme dirait Colette, mais comment elles
le perdent, pratiquement toutes par amour.
La première à ouvrir la
ban est l’Imogène de Il pirata de Bellini (1827), œuvre inspirée d’une pièce
française du XVIIIe siècle, mais traduite d’une pièce d’un auteur
irlandais de 1816 (nous ne quittons pas le nord). Contrariée dans ses amours,
mariée de force, son amant et son
mari la croient infidèle, mais l’amant ayant tué son époux est mis à mort, elle
perd ses deux hommes et la raison.
La scène de folie, grande
et longue scène entremêlée de chœurs avec d’abord partie lente et douce dans
les grandes arabesques belliniennes, puis la cabalette avec toute une folle
pyrotechnie vocale, grands écarts, notes piquées, trillées, gammes montantes,
descendantes, etc, fit grand effet
et la cantatrice se paya un triomphe.
Naturellement, toutes les
autres cantatrices réclament aux compositeurs un air de folie pour pouvoir y
briller. Giuditta Pasta, grande vedette et vocaliste se voit vite offrir par
Donizetti, confrère et rival de Bellini, le rôle d’Anna Bolena (1830), Anne Boleyn,
la malheureuse épouse d’Henri VIII d’Angleterre qui, désireux de changer encore
de femme après avoir divorcé de Catherine d’Aragon, entraînant le schisme
d’Angleterre, la rupture avec le pape et le catholicisme. Dans la Tour de
Londres, attendant son tour sur l’échafaud, Anna perd la tête avant d’être
décapitée.
Le sujet : un roi en mal de mâle
Felice Romani, le librettiste, loin
des outrances et invraisemblances romantiques d’un Victor Hugo jouant avec
l’Histoire, tisse un livret solide, près de la vérité, où l’action, le sort de
la reine Anne Boleyn est pratiquement scellé dès le lever du rideau, en cette
an qu’on ne peut dire de grâce de 1536. Il met en valeur les rapports de la suivante
Jane Seymour avec sa souveraine qu’elle trahit sans le vouloir vraiment,
séduite par le volage Henri VIII, frustré d'un héritier mâle avec ses deux épouses, la passée et la présente pesante. Jane refuse une liaison de l’ombre,
exigeant un mariage dont elle sait pourtant qu’il signe la mort de la
souveraine régnante, le roi ne pouvant s’offrir le luxe d’un autre divorce,
comme l’avait exigé Boleyn, qui joua aussi longuement de sa fausse virginité
pour obtenir la main du roi.
L’épée et non la hache,
faveur royale, tranchera dans le vif du sujet, en l’occurrence, le cou de la
reine Anne. Le Roi fomente réellement un complot pour instruire un inique
procès et accuser sa femme d’adultère, probablement faux pendant leur union,
avéré si l’on considère le temps de ses longues et chastes
« fiançailles » où la coquette Boleyn batifolait de très près avec
son ancien amant, Percy, qu’elle n’hésitera pas à sacrifier pour conquérir le
monarque enflammé, désireux d’enfanter un enfant mâle. L’adultère avec Percy,
ne suffisant pas, on y ajoute celui avec son page musicien, Stemton, et
l’inceste avec son frère Rochefort pour faire bonne mesure. On comprend que,
emprisonnée dans la Tour de Londres, antichambre de la mort, la reine perde la
tête avant de la perdre littéralement. Du moins dans l’opéra car il semble,
historiquement, qu’Anne, comme Marie-Antoinette, repentie de son passé, se
montra fort digne à l’heure de son exécution priant même le peuple de prier pour le
roi… Il en avait sans doute bien besoin.
Réalisation et interprétation
On aime cette frise
ou fresque de courtisans ombreux, assis sur le sol et commentant à voix basse
la situation précaire de la reine, les cols blancs frôlés de lumière ;
puis la guirlande des femmes déplorant plus tard son inéluctable sort et, enfin, hommes et femmes réunis, tournant le dos au passé, Anne Boleyn disgraciée, faisant ingratement des grâces au roi et à Jane Seymour qui dansent cyniquement
leur joie de s’être débarrassés de l’encombrante souveraine.
La mise en scène de Marie-Louise Bischofberger, a de la sorte des effets picturaux
intéressants, mais s’attache surtout régler, non sans raisons, les rapports des
deux femmes, la reine en disgrâce et la favorite de l’ombre pour l’heure dans
l’éclat de sa maîtresse, l’une ignorant la trame, l’autre déjà dans le drame et
déchirée de scrupules et de remords : c’est la vérité de l’œuvre, on leur
doit les plus beaux moments. Après les soli, les soliloques troublés des deux
héroïnes, Seymour, la suivante, Anne, la reine, qui nous dévoilent leur âme et
leurs remords (l’une de trahir la reine, l’autre d’avoir trahi son amour
d’autrefois) et, par la beauté physique de ces chanteuses et par leur chant,
par la perfection technique, on ne départage pas les deux rivales, la reine en
fin de course et la reine en devenir : les deux sont souveraines dans leur art.
Après ces prises de conscience douloureuse, les duos des deux cantatrices, la
soprano et la mezzo, Jaho et Aldrich, rivalisant de
virtuosité vocale expressive, mêlant le tissu somptueux de leur timbre,
brillante soie de la soprano et velours chaud de la mezzo, à l’inverse de la
robe rouge de la première et bleue nuit de la seconde. Premier duo d’autant plus dramatique que nous
en savons plus que la principale intéressée qui ignore encore qu’elle joue sa
tête.
Altière, froide au début,
Ermonela Jaho, en Boleyn, semble
au début dangereusement se hausser du col, de ce cou si mince à l’épée
du futur bourreau comme elle le dira elle-même. On sent en elle la morgue de l’intrigante
arrogante, aussi rugueuse avec la cour qu’elle fut rusée avec le roi :
elle avait réussi, suivante insinuante, à
évincer une rivale légitime, la malheureuse reine injustement répudiée,
Catherine d’Aragon. Juste retour des choses, elle va être payée de la même
monnaie par sa propre suivante, mais tourmentée des scrupules qu’elle n’a
apparemment pas connus dans l’ivresse de la conquête du pouvoir d’un roi à la chair faible auquel elle aura tenu la dragée haute d’un abandon de sa fausse
virginité (elle était maîtresse de Percy) contre le mariage au prix d’un
divorce forcé aux conséquences historiques incalculables. Le personnage figuré par Jaho, drapé
dans les oripeaux de la royauté, de la puissance, l’est autant dans la draperie
et la broderie des ornements vocaux dont elle semble royalement se jouer mais
va progresser en intériorité douloureuse au fur et à mesure de la compréhension
de sa disgrâce, jusqu’à devenir, brisée mais non domptée, la voix toujours
fraîche, cette jeune femme fragile qui déroule si délicatement la fine dentelle
de sa voix au souvenir délirant des jours passées heureux : elle arrache
des larmes par sa douceur de victime résignée.
Cette hauteur, cette
distance puis cette faiblesse de la reine mettent en valeur, justement, les
remords de Jeanne Seymour, servie avec une passion convaincante par Kate
Alfrich,
séduisante (et on comprend le roi), mais si humaine (et on comprend la reine)
partagée entre son amour pour le roi et sa fidélité à la souveraine qu’elle trahit,
protestant hautement, avec émotion, son refus de sa mort. La joyeuse danse
finale avec le roi alors qu’Anne va marcher vers l’échafaud, ce qu’elle
refusait, semble une contradiction avec le personnage, mais il est vrai
qu’exigeant du roi le mariage, elle exigeait implicitement la mort de sa
maîtresse.
Belle trouvaille, dans le
quintette, la reine tenue, tendue
par la main entre son ancien amant et le roi comme une figure de proue au bord
du gouffre ou un insecte dans la toile d’araignée de ces bras. Bel effet,
aussi, d’une dame d’atours en noir, fraise blanche, immobile, un cierge à la
main, comme sortie d’une toile du Greco. Mais on peut regretter le minimalisme
ou la pauvreté des temps de la scénographie (Décors Erich Wonder), un vague banc doré pour trône ou
piédestal, un impensable miroir rond Art déco (le miroir plat et modeste en
dimensions ne date que de la fin du XVIe siècle) devant une vaste
trouée découpée en carton-pâte est un écrin trop maladroitement abstrait pour
le concret des sentiments que tente d’exprimer le jeu des affects. Malgré tout,
les habiles lumières de Bertrand Couderc, dans ce fond, fondent les figures, créent
des cadres dramatiques et angoissants et le décor se fermant en noirs chevrons
ou lames triangulaires de haches est saisissant avec le roi au milieu, en
ordonnateur des fastes sanglants de ses noces, un Simón Orfila à la voix de baryton
basse, sombre, puissante mais un peu brute, ce qui convient à la brutalité
d’Henry VIII, hachant les vocalises comme il hache menu ses épouses. Face à
lui, Ismaël
Jordi,
allure et figure de jeune premier, de ténor léger rossinien passant au lyrisme
dramatique mais toujours virtuose de l’œuvre, émeut par la vérité qu’il met
dans ce personnage d’amoureux romantique et héroïque, osant le luxe de nuances
en demi-teintes en voix mixte mais toujours virile. Face à lui, avec des effets
de symétrie réussis, séparés par les gardes, en Rochefort, Thomas Dear, dans la convention de l’opéra
romantique, offre
un amical et élégant contrepoint vocal de basse
sombre à la lumière du timbre du ténor.
L’espion et perfide Hervey est bien campé par la voix affûtée du
ténor Carl Ghazarossian, tandis qu’en page mal et ridiculement travesti
Smeton, Svetlana
Lifar, malgré ce
handicap, déploie la beauté et la puissance d’un mezzo rond, chaleureux, digne
d’un meilleur sort.
À la tête de son docile et ductile Orchestre de
Toulon, Giuliano Carella est doublement chez lui dans cet opéra romantique et nous y
mène et promène avec bonheur, dessinant des lignes, même rarement complexes,
estompant des chœurs (excellemment préparés) en murmures feutrés de courtisans,
faisant fleurir avec précision des couleurs instrumentales, des timbres, sans
jamais rien perdre d’une continuité musicale et d’une solidarité sans faille
envers les chanteurs dans une œuvre vocalement impondérable souvent où toute
erreur défaille et déraille l’ensemble.
Les costumes (Kaspar Glarner) de la reine et de la
suivante sont très beaux et les autres, sombres, le sont aussi quand ils sont
temporels, avec la belle frise de leurs fraises ou cols colorés de blancheur
sans ces longs manteaux inutilement intemporels, dans l’académisme déjà
cinquantenaire de la soi-disant modernisation des œuvres anciennes, comme les
signes naïfs, lunettes modernes pour Rochefort, cigarette désinvolte de
l’espion et bourreau sadique et cynique, inexistante à l’époque si le tabac,
était connu grâce aux Espagnols. Qu’y a-t-il, d’ailleurs, à moderniser une
histoire si ancrée dans l’Histoire à notre époque où l’on divorce chez les
têtes couronnées sans être obligé de les couper ?
Opéra de Toulon
Anna Bolena de Donizetti,
14, 16 et 18 novembre
2014
Orchestre et chœur de
l’Opéra de Toulon
Production Opéra
National de Bordeaux
Mise en scène : Marie-Louise
Bischofberger
Décors : Erich Wonder
Costumes : Kaspar
Glarner
Lumières : Bertrand
Couderc
Distribution :
Anna Bolena : Ermonela Jaho ;
Giovanna Seymour : Kate Aldrich ;
Smeton : Svetlana
Lifar ; Enrico VIII : Simón Orfila ;
Lord Riccardo Percy : Ismael Jordi ;
Lord Rochefort : Thomas Dear ;
Sir Hervey : Carl
Ghazarossian
Photos Frédéric
Stéphan :
1. E. Jaho, K.
Aldrich ;
2. I. Jordi, Th. Dear ;
3. Au centre, S.
Orfila ;
4. À gauche, S. Lifar au
sol, Aldrich, Orfila, Jaho au sol, Jordi et Dear à droite ;
5. Une reine déchue, le roi
danse avec la nouvelle.
[1] Je reprends
ici quelques éléments d’une émission de France-Culture sur La Folie dans
l’opéra à laquelle j’ai longuement
participé.
jeudi, novembre 20, 2014
DIEUX AFFRONTÉS
MOÏSE ET PHARAON
(1827)
Opéra en quatre actes
livret de Luigi Balocchi et Etienne de Jouy
Musique
Gioacchino Rossini
Version de concert
Opéra de Marseille, 8 novembre
L’Opéra
de Marseille nous a habitués à la découverte ou redécouverte, sous forme de
concert, d’œuvres rares ou inédites, injustement oubliées, jalon intéressant
dans l’histoire de la musique ou simplement dans la carrière d’un grand
compositeur de la sorte éclairée d’un maillon négligé de sa production. Ainsi ce
Moïse et Pharaon enfin créé ici.
L’œuvre
: brûlante actualité
Tiré du fameux Livre de l’Exode de la Bible,
fondamental, car le héros central, Moïse, est le premier prophète et le
fondateur de la religion dite mosaïque ou juive. On sait que, né en Égypte,
sauvé des eaux du Nil dans son berceau, il arrachera son peuple dit-on (mais
Égyptien de naissance, son peuple est-il celui du sol ou du sang ?) à la
captivité égyptienne et lui donnera, en route vers la Terre Promise, les Tables
de la Loi, les Dix Commandements. Le sujet a été traité par tous les arts,
même le cinéma, avec ses divers épisodes au romanesque impressionnant, les Dix
plaies
d’Égypte et, surtout, les Hébreux menés par Moïse passant à pied sec la Mer
Rouge où les poursuivants Égyptiens seront engloutis par les flots. Bref, un
Proche-Orient déjà en conflit entre mêmes peuples sémites, affrontement d’un
Dieu contre les dieux, également présent dans Nabucco, avec aussi
déportation, esclavage des Juifs, menaces d’extermination et solution, sinon
finale, in
extremis,
suivie de l’exode salvateur des Hébreux libérés.
1824 :
l’italianissime Rossini s’exporte à Paris. Mais qu’importe ? Il y importe
et apporte son italianitá, son savoir faire, et faire vite —et bien—
et va vite le faire savoir très bien. Dans une logique culturelle nationaliste, on
lui confie la direction du Théâtre des Italiens où il sert le répertoire
adéquat, et le sien. Mais il vise la chasse gardée, héritage de l’Ancien régime
récemment restauré après la tourmente révolutionnaire et l’épopée
napoléonienne, l’Académie Royale de Musique, temple national des productions
françaises passées et compassées, d’un art du chant français vainement
décrié par Rousseau au siècle précédent qui le trouvait, dirai-je pour résumer
ses longues diatribes, pompeux, pompier, pompant.
Rossini,
avec prestesse et élégance, y fera une éclatante démonstration de son sens de
l’adaptation au génie du lieu sans rien perdre du sien avec la création, en
1827, de Moïse et Pharaon, reprise francisées, nationalisée
française, de son Mosè
in Egitto créé au
San Carlo de Naples en mars 1818, où il faisait la part belle à la virtuosité
de sa femme, la cantatrice espagnole Isabel Colbrán. Un habile librettiste, Etienne de Jouy
, adapte en français le livret original
de Luigi Balocchi. On y remarque la plaisante transformation des noms de
l’original italien avec des désinences fleurant, en plein romantisme, le
néo-classicisme du siècle précédent : Anaïde, Sinaide, Aufide, Osiride, qui ne déparerait
pas quelque tragédie d’un épigone tardif de Racine, de Voltaire.
Pour ce
qui est de la musique, tout en conservant sa patte originelle, l’espiègle
signature de ses flûtes et piccolo, et la pâte italienne d’une orchestration
transparente, Rossini nourrit davantage son orchestre et gonfle ses chœurs qui
deviennent, très loin de l’opéra italien et des siens en particulier, de
véritables protagonistes antagonistes de l’action, Hébreux contre Égyptiens.
Enfin, il se moule avec aisance dans un type de déclamation française un peu
solennelle, du moins dans les récitatifs, tous obligés, accompagnés par
l’orchestre, qui donne un tissu musical continu non haché par le recitativo
secco
au clavecin. Il concède une noblesse de ton remarquable aux personnages
primordiaux, notamment Moïse et Pharaon, au discours à la virtuosité assagie ; mais, bon chant pour tous, il réserve le bel canto au sommet, vertigineux par la tessiture élargie et les sauts, par une
ornementation acrobatique extrême, à l’improbable couple inter-ethnique de jeunes premiers amoureux : Anaïde, Juive, et Aménophis, Égyptien, parallèle et chiasme que l’on retrouvera
plus tard dans celui de Fenena et Ismael du babylonien Nabucco de Verdi, et, dans les deux opéras, une sublime
prière des Hébreux qui conduiront les deux compositeurs à leur dernière demeure. C’est dire si Rossini, l’air de rien, ouvre des portes,
tant du grand opéra à la française que de l’italien à venir.
L’ouverture
n’est plus simplement un morceau simplement destiné à meubler le temps
d’ouverture du théâtre et d’installation du public et, pour cela souvent
interchangeable : elle crée une atmosphère, laisse présager, sinon la
houle, les vagues du passage de la Mer Rouge, qui devait être le clou spectaculaire
du mythe juif. Les divers épisodes des Dix plaies d’Égypte donnent
aussi lieu à des passages d’une musique figurale expressive.
Interprétation
Libérée
des contingences représentatives, bien complexes à mettre en scène, forcément
oblitérées par trop d’images grandioses de cinéma, la version scénique a le
mérite de concentrer l’attention sur la musique et le chant, ce qui
laisse forcément les interprètes impitoyablement à nu.
À la
direction musicale, Paolo Arrivabeni, est l’élégance en personne : avec une
économie gestuelle remarquable, il tire de l’Orchestre de l’Opéra de Marseille
au mieux les meilleurs des effets sans effectisme, étageant clairement les
plans, caressant les cordes lumineuses, dorant doucement les cuivres, si rares
chez Rossini, sans renflement ni ronflement, faisant surgir les couleurs de certains pupitres, flûtes, clarinette, hautbois dans une clarté générale qui
montre combien Rossini a assimilé les leçons viennoises classiques de Mozart et
Haydn. Attentif en bon chef de chant également, sans jamais les mettre en
danger, il guide souplement les chanteurs dans les périlleuses ascensions et
descentes ornées de ce bel canto qui est aussi l’élégance suprême de la voix,
où les plus redoutables obstacles vocaux deviennent une voluptueuse victoire du
souffle et d’une technique travestie, investie par la grâce, ravissant
d’effroi le spectateur de la difficulté vaincue avec aisance, apparemment sans
effort : la politesse du beau chant. Et de ce vaste chœur, admirablement
préparé par Pierre Iocide, Arrivabeni tire les effets
musicaux et émotionnel d’un vrai personnage, vaste horizon sonore, belle
fresque ou frise de laquelle se détachent, sans solution de continuité dans le
flot musical, les solistes.
N’était-ce
l’intrigue amoureuse obligatoire pour le temps mais superfétatoire, cet opéra
est en fait un magnifique oratorio qui nous dévoile encore une facette du
facétieux (en apparence) cher Rossini aux visages finalement très divers.
Quant à la distribution,
des petits (par la durée) aux grands rôles, c’est un bonheur que n’avoir qu’un
même hommage à rendre à leur qualité et cohésion. En quelques phrases, le jeune
ténor Rémy Mathieu
laisse en nous le désir de l’entendre plus longuement ; connu et entendu
déjà souvent depuis ses débuts, Julien Dran fait plus que confirmer des
promesses : il se tire de la partie d’Eliézer,
hérissée de difficultés, avec une vaillance pleine de maestria et il montre et
démontre qu’il est prêt pour le saut de grands rôles autres que de ténor di
grazia où on l’a vu exceller. Philippe
Talbot, ténor d’une autre teneur, dans
l’ingrat personnage d’Aménophis, peut-être le seul héros de quelque dimension
psychique bien que trop symétriquement contrasté par des affects contraires,
déchiré, entre haine et amour, pardon et vengeance, déploie une voix franche,
brutale parfois, dont la rudesse acérée à certains moments de cette follement virtuose partition qu’il affronte héroïquement, sert l’expressivité émotionnelle et
fiévreuse du personnage et rend crédible son tourment, se pliant en douceur aux
duos avec la femme aimée. Familier de notre scène, dans un rôle trop bref pour
le plaisir que l’on a toujours à l’entendre, Nicolas Courjal, basse, affirme l’étoffe rare du velours
sombre et profond de sa voix.
Quant au baryton québécois, Jean-François
Lapointe, chez lui
à Marseille, que dire qu’on n’ait déjà dit de ce grand
artiste ? Beauté de la voix, égale sur toute la tessiture ici très
longue, élégance du phrasé, aisance dans un emploi apparemment inhabituel par
des traits bel cantistes, brillant de l’aigu, il est souverain par la noblesse
et justesse de l’expression convenant au personnage d’un Pharaon traversé par
le doute. Aucun de ces chanteurs, dans leur juste place, n’est écrasé par la
présence imposante de Ildar Abdrazakov en Moïse, voix immense mais humaine,
puissante et parfois confidentielle, large, d’une égalité de volume et de
couleur dans toute la tessiture, en rien affligée du vibrato souvent excessif
des basses slaves : vrai voix de prophète, d’airain, propre à graver dans
le roc les Tables de la Loi.
Et
que dire des dames ? En peu de répliques, Lucie Roche, réactive à la
musique et aux propos de ses partenaires, immergée dans toute la partition
et non seulement sa partie, impose le velouté de sa voix de mezzo,
sa belle ligne de chant et l’on goûte pleinement cette douceur de mère
symétrique de l’autre mère amère et douce du futur Pharaon, Sonia Ganassi, mezzo moins
sombre, cuivré, chaud, défiant tous les pièges d’un rôle qui, pour être relativement
bref, relève de la plus haute volée du bal canto le plus acrobatique. En
Anaïde, stéréotype féminin hésitant entre l’amour humain et divin, la soprano Annick
Massis se joue avec une grâce angélique de sa diabolique partition,
hérissée de sauts terribles du grave à l’aigu, avec des intervalles de gammes
véloces vertigineuses, brodés de trilles, dentelés de toutes les fioritures
expressives du bel canto ; sur un soupir, la caresse d’un souffle, elle
fait rayonner des aigus
impondérables aux harmoniques délicatement scintillantes, une infinie palette
de nuances iridescentes : mille rossignols, mille musiques dans une seule
voix.
Un triomphe amplement mérité.
Opéra
de Marseille,
8,
11, 14, 16 novembre
Moïse
et Pharaon de Giocchino Rossini
Orchestre
et Chœur de l’Opéra de Marseille,
Direction
musicale Paolo Arrivabeni
; Chef du chœur Pierre Iodice
Distribution ;
Anaïde :
Annick Massis ; Sinaïde : Sonia
Ganassi ;
Marie : Lucie Roche ;
Moïse : Ildar
Abdrazakov ; Pharaon :
Jean-François
Lapointe ;
Aménophis : Philippe Talbot : Eliézer Julien Dran ;
Osiride / une voix mystérieuse : Nicolas Courjal ;
Aufide :
Rémy Mathieu
.
Photos : Christian Dresse :
1. A. Massis
et L. Roche ;
2. A.
Massis ;
3. S.
Ganassi et Ph. Talbot ;
4. I. Abdrazakov
5. J.-Fr. Lapointe, Ganassi, Talbot ;
6 . N.
Courjal ;
7. Saluts : à gauche et à droite, Fran et Mathieu.