L‘ACMÉ DU CHANT FRANÇAIS
LAKMÉ,
Opéra en trois actes de Léo Delibes (1836-1891), livret d’Edmond Gondinet (1828-1888) et
Philippe Gille (1831-1901) d’après Rarahu ou le Mariage de Loti
Création : Paris, Opéra-Comique, 14 avril 1883
OPÉRA DE TOULON,
12 octobre 2014
L’œuvre
Fin du XIXe siècle, la mode
orientaliste règne en France sur la scène et les arts, appuyée aussi sur un
colonialisme tranquille, à la bonne conscience. Pierre Loti, officier de
marine, fait rêver avec ses récits, ses romans sur fond autobiographique
d’amours faciles et sans engagement pour le mâle occidental triomphant. Cela
donnera des tragédies comme Madame Butterfly, victime d’avoir cru au mirage d’un mariage qui
n’était, pour le fallacieux époux américain, qu’une union par location,
révocable à chaque instant. Mais, quinze ans avant Puccini, il y a, entre
autres, cette Lakmé dont
l’agréable et séduisante musique cache mal une douloureuse trame, un drame de
l’incompréhension entre deux cultures, ici l’indienne, écrasée par l’arrogance
supérieure de la colonisation anglaise, le fatal décalage entre deux cultures
et deux milieux sociaux incompatibles malgré l’amour partagé entre la jeune
hindoue et le jeune officier britannique.
Intégrisme religieux, terrorisme ?
En effet, dans l’Inde colonisée du XIXe siècle, où l’occupant blanc
interdit la religion autochtone qui devient clandestine, avec tous les secrets
inquiétants que cela peut supposer et la haine accumulée, la rencontre entre
Lakmé, vouée au temple et sacrée comme une vestale autrefois, et Gérald,
officier anglais occupant, ne peut déboucher que sur une impasse, raciale,
sociale, culturelle. C’était déjà le nœud de la prêtresse Norma pactisant en
secret avec l’envahisseur romain, trahissant sa patrie : Lakmé est fille du
Brahmane Nikalantha, qu’on dirait aujourd’hui intégriste religieux, fanatisé,
proche d’un terrorisme
venir ; elle est une sorte de déesse, donc intouchable, en tout
opposée au charmant colonisateur pour qui ce pays est une source d’exotisme et
de curiosité esthétique. Le contraste entre les Hindous et les Anglais, Gérald,
son ami Frédérick, les deux filles du gouverneur et leur gouvernante pincée, Mistress
Bentson, est habilement traité par la musique qui en trahit l’inadéquation aux
lieux, encore que le premier air de Gérald a une poétique saveur orientalisante
qui exprime en lui, peut-être, au-delà de son sens esthétique émerveillé d’un
bijou, un possible sentiment d’adaptation, sensible et amoureux.
Le discours
endogène des femmes, guère porté à la communication autre qu’exotique, ne fait
que renforcer leur sentiment presque freudien d’inquiétante étrangeté face à ce pays, l’Inde, son peuple et ses rituels,
d’autant que la situation politique est tendue entre occupants et occupés : le
regard supérieur et rapide du touriste. Seul Frédérick a une approche plus
sympathique et moins superficielle, seul personnage à n’être pas un sommaire
« caractère » simpliste de convention, comme Nikalantha, le méchant
« intégriste » bien méchant, même non sans raisons, contre l’envahisseur :
à part Frédérick, tous sont pratiquement unidimensionnels, d’un simplisme
conventionnel d’Opéra-comique, aux gros traits sans grandes nuances. Si Lakmé,
douce et tendre, en attente inconsciente de l’amour comme un Chérubin féminin
mélancolique, dans son air délicat
d’introspection, et Gérald, présenté comme un rêveur poète, énamouré d’un
bijou, même pas d’un portrait de femme comme Tamino dans La Flûte enchantée, leur amour en une seule rencontre est bien fulgurant
et d’une convention qui n’offre guère de place à un développement affectif
vraisemblable, que pourtant, leur deux airs solitaires, deux âmes en recherche,
laissaient entrevoir. Mais la grâce de la musique est telle qu’on se laisse
embarquer, même sans autre émotion que musicale et lyrique, dans leur
schématique aventure perturbée par la traditionnel baryton jaloux, ici un père
quelque peu incestueux.
Réalisation
et interprétation
Le minimalisme de la scénographie de Caroline Ginet, au lever de rideau, sur un fond indécis de verdure
ombreuse, un tertre de terre rouge pour figurer le temple et son autel, nous
épargne un pittoresque exotique à couleur locale trop colorée. La profanation
de l’intrus anglais, la souillure, est élégamment symbolisée avec sobriété par
le récipient renversé de poudre jaune, or ou safran, égales denrées précieuses
pour les avides colonisateurs, à côté de corbeilles de fleurs, fleurs perdues,
profanées, préfigurant le délicieux duo de Lakmé et sa servante ; au dernier
acte, un énorme saule pleureur, signe éploré des amours à pleurer, avec encore
ce rideau de fond, fondu végétal de lianes hésitant entre ombre et lumière,
rêve et réalité, filtrant de superbes éclairages bleutés de Gilles Gentner, ont la même simplicité d’épure pour les pures amours
ainsi mises en relief par la mise en scène sobre ou pauvre, trop a minima
dramatique de Lilo Baur. Cependant,
à l’acte II, peut-être trop serré sur la scène de Toulon, et trop crûment
éclairé, l’entassement du portique, colonnettes et piliers métalliques,
apparemment méticuleusement astiqués, claquent comme un clinquant hétéroclite
de brocante de quincaille de bric et de broc, de temple hindou attendant des
touristes pour une exotique fête locale au colorisme accusé par contraste.
Les
costumes d’Hanna Sjödin sont
sagement post-victoriens pour les Anglais et pittoresquement exubérants pour
ceux qu’on appelait les « indigènes » dans l’acte II, à grand renfort
de jaunes éblouissants. Quelque arrogante brutalité des dominateurs européens,
si elle traduit la botte impérialiste et justifie la haine du brahmane, est
sans doute trop discrète, au milieu des agréables danses obligées des bayadères
(chorégraphie : Olia Lydaki),
pour montrer une tension politique explosive, juste un peu d’amertume dans le
sirop amoureux entre la dolente hindoue et l’indolent Anglais. Hors cela,
l’arrière-plan politique, qui aurait pu soutenir une tension dramatique
puissante, malheureusement d’actualité aujourd’hui, est juste allusif et on
regrette aussi que le personnage du Brahmane, monolithique religieusement mais
père ambigu, qui guette même, comme un amant jaloux, le sommeil de sa fille, ne
soit pas traité : « J’ai voulu t’écouter dormir », avoue-t-il
dans une formule bien plaisante qui supposerait que la tendre Lakmé ronfle… (et
l’on passera aussi sur le formule pléonastique d’une « ombre assombrit ta beauté. »
L’acmé chant français
Dépassés l’amusement d’un Casanova à l’Opéra de
Paris sur la façon française de chanter, ou les sarcasmes d’un Rousseau sur
l’« urlo francese », ‘le hurlement français’, oubliées les failles
d’une certaine école aujourd’hui dépassées par la jeune génération, on peut
dire sans hésiter que la distribution entièrement française de cette production
de Lakmé, du premier au dernier
chanteur de l’œuvre, a représenté l’acmé, un sommet sans doute du chant
français dans sa plus belle expression d’élégance, de clarté, de diction :
un bonheur. Une réussite chorale d’une équipe (et l’on n’oublie pas le chœur
bien mené) au service d’une musique française raffinée et délicate, d’un exotisme
de bon ton, mais bon teint, efficace sans démonstration, aussi évanescente
parfois que l’héroïne rêveuse, efflorescente non seulement de tant de fleurs
évoquées, effeuillées par Lakmé et Mallika dans leur duo poétique et charmeur, mais au lyrisme fleuri de vocalises
en guirlandes : fleur du beau, du bien mais aussi du mal puisque la jeune
fille en fleur se donne la mort en mangeant la datura fatale.
Si l’on excepte deux grands aînés, Cécile
Galois, campant une Mistress Bentson
très british de sa voix d’ample velours grave, et Marc Barrard, voix d’ombre adoucie de tendresse paternelle et
amoureuse dans « Lakmé, ton doux regard se voile… », effrayant dans
la scène du complot, toujours magistral, la jeunesse des autres interprètes est
remarquable. En une seule phrase, dans le rôle du serviteur Hadji, Loïc
Félix, déjà remarqué à Marseille dans
Orphée aux Enfers, impose la
beauté de son phrasé et de son timbre. Deux jeunes anciennes — du prestigieux
CNIPAL misérablement abandonné— Elodie Kimmel et Jennifer Michel, ravissent de leur joli timbre de soprano, pimpantes
Rose et Ellen. Duettiste dans le fameux duo des fleurs, Aurore Ugolin, au timbre charnu et voluptueux, donne une grande
envie de la réentendre. Christophe gay, baryton, est un beau et élégant Frédérick à la superbe voix et
allure, qui semble chez lui sur scène. Le ténor Jean-François Borras est un
ténor de grande classe en Gérald :
d’une rare finesse de timbre, il varie élégamment les couleurs de sa voix qu’il
plie aux plus délicates nuances, passant du registre de poitrine, sachant être
héroïque, aux demi-teintes de la voix mixte, avec des effets sans afféterie
d’une exquise poésie. Il est le digne partenaire de la Lakmé de Sabine
Devieilhe, menue poupée qui n’est pas
défigurée par une grande voix, émouvante et sensible dans son air
d’introspection et les duos, elle déploie toutes les irisations d’un timbre
délicat, moelleux même dans l’aigu extrême, sans nulle dureté, une technique
impressionnante de précision et d’aisance : une petite grande Lakmé.
À le tête de l’Orchestre et chœur de l’Opéra
de Toulon, l’italianissime Giuliano Carella se fait le plus français des chefs pour servir cette musique élégante et mesurée, qu’on
dirait exemplaire de la culture française si les frontières n’étaient absurdes,
artificielles, et la musique, universelle, comme ceux qui la servent et la
dirigent. Musicalement, vocalement, une réussite.
Lakmé de Léo Delibes
Opéra de Toulon
10 -12 - 14 octobre
Coproduction Opéra de Lausanne et
Opéra-Comique
Direction musicale Giuliano
Carella. Orchestre, chœur et ballet de l’Opéra de Toulon
Mise en scène : Lilo Baur. Chorégraphie : Olia
Lydaki. Décors : Caroline Ginet.
Costumes : Hanna Sjödin.
Lumières : Gilles Gentner.
Distribution :
Lakmé : Sabine
Devieilhe ; Mallika : Aurore Ugolin ; Ellen : Elodie
Kimmel ; Rose : Jennifer Michel ; Mistress Bentson : Cécile
Galois.
Gérald : Jean-François
Borras ; Nilakantha : Marc Barrard ; Frédérick : Christophe Gay ; Hadji :
Loïc Félix.
Photos ©Frédéric Stéphan
1. Anglais dans le temple : C. Galois (sur le talus), de gauche à droite : J.
Michel, B. Arnould, J.-F. Borras, Elodie Kimmel.
2. Découverte de la profanation par les Hindous. De gauche à
droite : L. Félix, A. Ugolin ; M. Barrard, S. Devieilhe.
3. Lakmé et Gérald (Devieilhe, Borras).
4. Place du marché : au centre, Nikalantha et Lakmé en
mendiants.
5. Danse des bayadères.
6. Mort de Lakmé entre son père et son aimé.