L’heure du thé
Opéra de Marseille
Jeudi 15 avril 2010
UTILITÉ PUBLIQUE
Encore un bonheur à petites ou grandes gorgées offert par les solistes de ce nécessaire C. N. I. P. A. L., Centre National d’Insertion Professionnelle d’Artistes Lyriques.
Marseille a le privilège de l’abriter, mais pas assez pour le mettre à l’abri, par des moyens dignes, de poursuivre la dignité de sa mission. Cette structure unique en Europe, née en 1983, offre à de jeunes chanteurs de France et du monde entier, minutieusement sélectionnés, un stage professionnel qui les prépare, tant au niveau technique que dramatique, à leur métier. Les jeunes artistes y sont suivis scrupuleusement par une équipe hautement spécialisée de maîtres de chant, de professeurs de langues, d’art dramatique ; ils bénéficient de « masters classes » données par de prestigieux chanteurs. Enfin, chaque mois, ils sont confrontés à un auditoire passionné lors de récitals donnés gracieusement deux fois par mois à l’Opéra de Marseille, offerts aussi, pour une modique entrée, à Toulon et Avignon, en passant par Albi et Bordeaux. Ces remarquables concerts lyriques ont aussi la vertu d’être une excellente formation pédagogique pour le public, car les programmes ont un vaste éventail qui embrasse la musique contemporaine. Et même la création : ainsi, le mois dernier, en première mondiale était donné Le Gâteau d'Anniversaire, de Tim Benjamin, jeune compositeur franco-anglais (né en 1975), interprété par Nina Uhari (maître de chant) au piano et trois solistes, la merveilleuse Aï Wu, mezzo-soprano chinoise (voir ici Archives : L’Heure du thé décembre 2009 et janvier 2010), Elodie Kimmel, soprano française et Geoffroy Buffière, basse, Français, ces deux derniers non encore entendus, car, hélas, j’étais absent pendant ce récital.
Malheureusement, avec le dramatique retrait de l’État des activités culturelles et son transfert à des régions qui vont devenir exsangues, porté à bout de bras par la ville, ses finances qui se rétrécissent comme peau de chagrin, chagrinant son public nombreux, le CNIPAL, qui ne peut plus offrir de bourse à ses stagiaires qui doivent assumer seuls leurs frais, risque de devoir quitter Marseille, ironie grotesque en cette veille de capitale culturelle 2013, peut-être au profit de villes qui furent écartées dans cette compétition.
HEURE DU THÉ
C’est donc en redoutant toujours que ce soit la dernière que le public anxieux a goûté l’heure du thé, que l’on prend à l’entracte en bavardant sur les mérites des solistes.
Programme dévolu à quatre compositeurs à succès contemporains de la fin du XIX e siècle, trois français et un russe, Ambroise Thomas (1811-1896), Charles Gounod (1818-1893), Georges Bizet (1838-1875), et enfin Piotr IlitchTchaïkovski (1840-1893).
Des trois solistes, le seul à ne m’être pas connu était Yann Toussaint, solide baryton français, timbre clair, claironnant, voix aisée, excellente diction, qui a déjà un joli palmarès. Dans le duo entre Micaëla et Moralès de Carmen, malgré sa belle voix, on voit mal comment il séduirait la belle, surtout incarnée par la souple Bénédicte Roussenq, avec tant de rude raideur militaire : on comprend qu’elle s’envole. Même si elle reste là en Tatiana confuse, pour le duo avec Eugène Onéguine, trop marmoréen dans son jeu, il manque encore ici de la désinvolture cynique du dandy mais se rattrape dans le duo final où on sent vraiment le déchirement du héros pris au piège sentimental de sa prétention. Il a un déploie beau panache dans l’air à boire sinistre d’Hamlet : bref, il semble plus à l’aise dans des airs au dramatisme d’une pièce que dans des emplois plus ductiles et nuancés en jeu.
On ne présente plus ici sa partenaire Bénédicte Roussenq (voir Archives : 2009, L’Heure du thé décembre, etc, février 2010) qui a des qualités de jeu très variées dans le grand éventail de rôles qu’elle explore. On a eu peur un moment que cette jeune chanteuse ne soit dévorée par une voix trop grande pour son âge et, au contraire, avec ravissement, on constate qu’elle l’a domptée et qu’elle cohabite harmonieusement, intelligemment avec elle : timbre au médium doucement feutré et fruité, doucement sensuel, à l’aigu d’or éclatant, ampleur, projection, et sens subtil du texte. Elle nous gratifie d’un air somptueux mais rare de La reine de Saba de Gounod et bouleverse dans l’air de « la Neva » de Lisa de La Dame de pique et incarne une Tatiana aussi digne que passionnée, en grande tragédienne aux effets sans effectisme, du duo final d’Eugène Onéguine.
On avait aussi salué en février le rare métal sombre et chaud de la voix de la Japonaise Yasuko Arita (voir ici Archives : L’Heure du thé décembre 2009 et janvier 2010), égale et ronde sur tout le registre, mezzo profond à couleur verdienne. Elle fait merveille avec Bénédicte dans le duo de La Dame de Pique, or et bronze des timbres jouant de leur complémentaire lumière. L’air de Pauline est un bref chef-d’œuvre dramatique de Tchaïkovsky : la jeune fille va chanter un épithalame, un chant de noces allègre, pour le futur mariage de son amie Lisa, mais c’est une sorte d’air funèbre scandé par la fatalité d’accords arpégés immuables qui sort de sa bouche et, avec cette voix, cette émotion, cette intensité retenue, Yasuko fait passer le frisson du drame. Ce sont tous les sentiments contrastés de la Jeanne d’Arc de La Pucelle d’Orléans du même compositeur qu’elle fait planer d’une généreuse voix dans la salle subjuguée.
C’était l’excellente Nino Pavlenichvili qui accompagnait au piano les solistes, mais soliste elle-même, elle en offrit une brillante illustration en interprétant l’ouverture de La Dame de pique, la fougueuse Polonaise d’Eugène Onéguine et ce magnifique Intermède de l’Acte IV de Carmen , inspiré d’un polo de Manuel García, où elle en perla le contrepoint avec une véritable virtuosité et « propreté », une netteté du phrasé toute hispanique.
Photos :
1. Yann Toussaint ;
2. Bénédicte Roussenq ;
3. Yasuko Arita ;
4. Nino Pavlenichvili.
Opéra de Marseille
Récital des solistes du CNIPAL.
Ambroise Thomas, Georges Bizet, Charles Gounod, Piotr IlitchTchaïkovski.