L’Amour de Madeleine
par le Concerto Soave,
Chapelle Sainte-Catherine,
6 décembre 2008
Amour christique et misogynie chrétienne
Religion d’amour dans son principe christique évangélique, qui invite à aimer son prochain comme soi-même, et même son ennemi, la religion chrétienne, dévoyée abusivement par des Pères ou parâtres de l’Église misogynes, a lentement marginalisé la femme et frappé d’opprobre le commerce charnel. Mais, paradoxalement, condamnant la chair non rentabilisée par l’enfantement, elle n’a fait que la mettre en valeur, a contrario. Et il a fallu tout le besoin populaire d’amour féminin pour ériger en lumineuses figures tutélaires deux femmes opposées et complémentaires, la Pécheresse et la Vierge, Eva et Avé, l’une rédimant l’autre. Car il s’en faut de beaucoup que l’Église des Pères, des patriarches, ait aisément accordé à Marie une place théologique parmi ces hommes.
La ferveur populaire avait vite consacré un culte à la mère douloureuse, l’imaginant directement montée au ciel après sa mort sans attendre le Jugement dernier comme le reste des mortels. Mais ce n’est qu’en 1854 que l’Église proclame le dogme de l’Immaculée Conception qui la reconnaît née sans péché et il faut attendre 1950 pour que lui soit reconnu le privilège de l’Assomption. Et même Jean-Paul II précisait par encyclique que Marie n’était pas la « Mère de Dieu », car Dieu ne peut avoir d’antécédent, mais sa « servante » et plus fidèle disciple. La puissante catholique Espagne n’avait pu imposer au XVII e siècle ces dogmes mariaux pour lesquels Bossuet avait aussi combattu.
Quant à Madeleine, tout autant vénérée par le peuple et mise en avant par l’Église, les Évangiles sont très évasifs sur elle. Il y a bien celle que Jésus a exorcisée de sept démons (Luc, 8 : 2-3, Marc, 16 : 9), présente à la crucifixion (Matthieu, 27 : 55-56 ; Marc, 16 : 9) et premier témoin de la résurrection (Jean, 20 : 11) mais qui est sans rapport avec l’imagerie traditionnelle. En effet, Luc (7 : 36-50) ne nomme pas la pécheresse qui pleure et oint les pieds de Jésus, pas plus que n’est nommée la femme qui baigne de parfums la tête de Jésus dans Marc (14 : 3-9) et Matthieu (26 : 6-13), non qualifiée de pécheresse. À partir du VIIIe siècle, on la confond avec Marie de Béthanie, sœur de Marthe et de Lazare qui oint les pieds de Jésus et les essuie de ses cheveux (Jean, 12 : 3). La fameuse pécheresse si romancée est en fait un produit de la médiévale Légende dorée. Et sans doute un besoin affectif du croyant.
Duo amoureux
La mythique belle pécheresse a pourtant suscité une belle littérature pieuse et une superbe musique, témoin ce puissant et doux concert offert par le Concerto soave, conçu et mis en espace par Catherine Cessac. Digne disciple d’Eugène Green, l’initiateur de la déclamation et gestique baroque, Benjamin Lazar, à la fois chanteur, musicien, metteur en scène (son Bourgeois Gentilhomme et son récent Cadmus et Hermione de Lully font référence), est ici récitant, ou mieux, récitant-chantant, tant son art de déclamer Bossuet dans la prononciation restituée du Grand Siècle tient du théâtre et du chant, ce qui n’étonnera que ceux qui ignorent que Lully calqua son récitatif français sur la déclamation tragique de la Champmeslé, maîtresse et interprète de Racine. On comprend aussi, à ses crescendi grandioses de la voix suivant l’éloquence du texte du prédicateur, montant la courbe de l’affect, de son climax, que l’auditoire en pleurait d’émotion. Surtout que ces textes sensuels (« qu’il me baise du baiser de sa bouche ») sur Madeleine aux pieds de Jésus, au pied de la Croix, puis au pied du tombeau où il lui apparaît ressuscité comme un don d’amour à portée de main mais intouchable (« Noli me tangere », ‘Ne me touche pas’) est une véritable histoire de couple, entre un Jésus séducteur qui a la cruauté de partir, imposant à l’amante « si passionnée », qui a une « faim furieuse de cet amour insatiable » cette longue pénitence mythique mais exemplaire dont parle Bérulle.
Et c’est un véritable duo entre cette voix d’homme parlée et celle, chantée, de cette femme. Elle, c’est María Cristina Kiehr, soprano à la voix ample, égale, « ton de pêche » me souffle quelqu’un, dont elle a le velouté tendre, puissante et légère, menée avec une douceur de miel violoncelliste dans le médium, de violon ailé dans l’aigu lumineux. Mais une belle voix, une technique sans faille, ce n’est rien sans cette musicalité et, surtout, cette sensibilité du texte, cet art immédiat de servir l’affect avec une grande sobriété pudique dans l’ornementation, souvent à peine un trille en cadence de fin de phrase. Les textes latins (prononcés à la « françoise ») mis en musique par Charpentier sont austères et sensuels et le « Sola Vivebat in antris » sur Madeleine pénitente est une grandiose déploration. Son « Gloria » concis est une auréole incandescente comparé au long déroulement de vocalises extatiques de celui d’Agneletti. Couronnement du programme, le Lamento d’Ariane de Monteverdi, déjà devenu celui de la Vierge, est ici, inédit, celui de Madeleine, au prix de quelques mots et harmonies changées. Femme de toute sa belle carnalité, Vierge dans ses lamentations, María Cristina, regard illuminé vers un ailleurs, est aussi Madeleine par la ferveur et la passion.
À l’orgue ou au clavecin, à la direction, Jean-Marc Aymes déroule souplement le tapis somptueux du continuo de l’arioso, relayé par les arpèges scintillants de l’archiluth (Diego Salamanca), les ondes de la basse de viole (Christine Plubeau), qu’illuminent et auréolent les violons aériens d’Odile Edouard et Marie Rouquié.
Photos 2 et 3 : Marie-Ève Brouet :
1. Benjamin Lazar ;
2. María Cristina Kiehr ;
3. Jean-Marc Aymes.
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