lundi, juin 30, 2008

FESTIVAL DE MARSEILLE 2008

LE FESTIVAL DE MARSEILLE
S’ANCRE AU CŒUR DU PORT


Le Festival de Marseille fête Marseille : depuis 1996 qu’elle en assure la direction, Apolline Quintrand en assume l’âme, profondément marseillaise et universaliste, loin de tout folklore superficiel, intimement près d’un sentiment et d’une sensation de cette ville sentie dans son histoire et vécue dans son présent, de sa puissance passée à sa ruine et sa volonté de renaissance.

Âme et lieux du Festival
Ce fut d’abord par des thématiques méditerranéennes puis élargies d’une cité ouverte aux quatre horizons de la rose des vents et par l’implantation dans des lieux symboliques de l’histoire de Marseille.
D’abord, dans la Vieille Charité du génial et malheureux Pierre Puget, architecte baroque local rejeté par Versailles. Étages de paupières rêveuses d’arcades aveugles, avides de regard sur la coupole ovoïde coiffant le théâtre intérieur de la chapelle aux colonnes serrées, bâtie dans cette rare pierre rose de l’Estaque et Carro prisée par les Romains, où l’on puisa pour la Tourette, la Tour du Roi René et le fort Saint-Jean, épuisée aujourd’hui : l’histoire pétrie dans la chair d’une pierre.
De la pierre encore vive, au béton du petit et doux théâtre de la Sucrière Saint-Louis : humble écrin au cœur ouvrier des quartiers nord, blotti au pied de l’austère forteresse des Raffineries de sucre, hélas récemment fermées, où des arbres anciens, témoins d’amère et amène mémoire ouvrière marseillaise, semblent veiller encore sur l’immense et désormais inutile gare de triage d’Arenc d’où les rails infinis partent pour nulle part.
Le Festival, qui faisait danser la chair dans la pierre, l’éphémère dans l’éternité, trouva aussi un cadre mouvant, émouvant, dans le théâtre végétal du parc Henri Fabre, alliant la danse à la chorégraphie naturelle des arbres immenses, autour de la majesté d’un micocoulier géant. Tout cela, je l'ai dit, écrit, mais il faut le répéter.

Enfin le port…
Puis coup de génie généreux, en 2008, sans renoncer à d’autres lieux, le Festival s’est ancré dans le saint du saint de Marseille, au cœur du Port Autonome, le cœur encore battant de la puissance marchande de Marseille, le cœur blessé de sa ruine après la perte des colonies, le cœur saignant de durs conflits actuels sur la réforme, le cœur palpitant de la question de ce renouveau espéré dont la tour en construction de la CMA-CGM semble amorce rêvée ou cauchemar de pierre si elle échoue.
C’est dans le Hangar 15 qu’ont lieu symboliquement nombre de spectacles et une exposition tout aussi emblématique venue du CND : La danse est une arme, l’art sorti de sa tour d’ivoire égoïste, est toujours un combat généreux au cœur de la cité, une interrogation individuelle sur le destin collectif.
Alors que le conflit sur la réforme statutaire des ports n’est toujours pas réglé, syndicat et direction se sont au moins accordés pour cette rencontre inédite dans le respect de la mémoire et du présent portuaire. Le Festival a surmonté la lourde gestion logistique, des contraintes douanières, policières (obligatoires) pour amener, par bus ou bateau, ces pèlerins nouveaux venus, joyeux et recueillis, émus souvent, dans ce navire inverse à quai, dans cette immense et austère cathédrale du travail en tôle ondulée, posée sur un môle devant une gigantesque grue hachurées sur le ciel telle une tour gothique à l’échelle des temps, face à la jetée du large qui semble en contenir son désir d'évasion sur les flots, au couchant, où des transats et des tapis à même le sol permettent ce face à face méditatif avec la mer. Ou avec le présent et le passé de Marseille.
On embarque au Vieux-Port, pas pour Cythère ni le Château d’If ou le Frioul, au milieu des voiliers serrés comme de sages moutons d’un troupeau marin bien gardé, on laisse derrière soi la joie facile de carte postale de la Vierge de la Garde, de la Mairie, puis les forts, le Pharo et, entre jetée du grand large et littoral flanqué par l’immense Major et ses rondes coupoles maternelles, l’on pénètre dans le port commenté par un invisible officiant : quelques grands et blancs navires, pour la Corse essentiellement. Mais où sont les bateaux à perte de vue d’autrefois amarrés le long de cette jetée presque vide ? On respire largement mais le cœur se serre et des images affluent et refluent entre aujourd’hui et hier, de ce Marseille entre ruine et renouveau qui dérive sur la rive au rythme de la navigation de la navette. Je l’ai écrit , je peux le répéter (1) :
« Docks déserts, usines délabrées, vieux silos en ciment désertés de grains perdus, anciennes minoteries autrefois regorgeant de farine, de riz ; huileries, savonneries, raffineries de sucre qui gardent encore, au souvenir, le tenace parfum, l'odeur rance, le relent du coprah, de l'arachide, du colza ou de la canne à sucre. Qui conservent des noms effacés des façades fantômes : Pâtes Scaramelli (aujourd’hui Panzani), Biscuits Coste, Huileries Roux, Sucres Saint-Louis, Savon le Chat, Savon l'Abeille, Javel Lacroix, Réparations navales Terrin... Hangars vides, entrepôts désaffectés, friches industrielles, vestiges, encore présents, d'une grandeur déchue comme l’ancienne gare maritime décharnée. Il n'en reste souvent que des toits défoncés, des pans de murs debout et des fenêtres vides, des ouvertures hagardes sur un passé enfui. »
Le regard et l’espoir s’accrochent sur les docks restaurés que le soleil éclaire, sur les tours promises, quelques silos repeints, la nouvelle Gare maritime, des conteneurs carrés, colorés comme un jeu de cubes enfantin pour une adulte résurrection à la fois ludique et fantastique.
Le Festival de Marseille, alliance de l'art et du travail, artisan au sens noble du terme, a vu et vise juste au Marseille profond, celui de notre cœur. Merci.

(1) Dans mes chroniques du Ravi à paraître sous le titre : Marseille, Quart nord, Chronique marseillaise, Éditions Sulliver, janvier 2009.

Photos :
G. Ceccaldi

1. Vieille Charité ;
2. Sucrière
;

Agnès Mellon
:
3. La navette ;
4. Hangar 15 ;
3. Conteneurs.

mardi, juin 17, 2008

NORMA

NORMA
De Vincenzo Bellini
Livret de Felice Romani,
tiré de Norma ou l’Infaticide de L. A. Soumet
Opéra d’Avignon
15 juin 2008

L’œuvre
Le néo-classicisme du XVIII e siècle finissant et de l’aube du XIX e, entre retour à l’Antique gréco-latin ou celte, avait fantasmé sur ces vierges sacrées consacrées au culte de dieux, jaloux de leur chasteté. Spontini avait fait verser des larmes sur sa lyrique Vestale (1807) ; le lubrique et incestueux Chateaubriand, attelé aux pudeurs d’Atala (1801) et aux pudibonderies des Martyrs (1809) avait rêvassé sur une gauloise prêtresse d’Irminsul dont Felice Romani avait déjà tiré un livret pour Pacini en 1817 avant la pièce de Louis-Alexandre Soumet donnée à l’Odéon, Norma ou l’Infanticide (1831), dans la veine inépuisable des nombreuses Médée d’opéra. Pour Bellini, étoile montante du théâtre lyrique italien après l’éclipse volontaire de Rossini, Romani remanie son livret et, la même année que la pièce, la fameuse Norma échoue lamentablement à la Scala puis s’impose définitivement au monde.
Le sujet est simple mais fort : Norma, druidesse gauloise, non seulement enfreint ses vœux de chasteté par une liaison avec le proconsul romain Pollione dont elle a deux enfants mais trahit son peuple en lui intimant la paix avec l’occupant, avant d’être trahie par son amant, amoureux d’une autre prêtresse, Adalgisa avec laquelle il prétend fuir à Rome. Bafouée, la prophétesse aveugle sur son destin, ira jusqu’à délivrer de ses vœux sa jeune rivale pour qu’elle puisse épouser le perfide et élever ses enfants. La tragédie fera qu’elle même dénonce le sacrilège du Romain et le sien et demande le supplice pour tous deux : le bûcher sacrificiel des amants réunis dans les flammes d’un amour condamné d’avance.
Sottement critiquée souvent, la musique de Bellini, qui nourrissait Chopin, qui inspirait à Wagner sa souple déclamation, que Bizet se refusait à orchestrer pour en remplir les vides harmoniques de peur d’en faire perdre la magie, est de la pure poésie en voix : une longue cantilène sans découpe précise en général sauf la prière « Casta diva… », déploration, imploration, ligne sinueuse, rêveuse, infinie, chemin fleuri de vocalises qui ne sont que de folles acrobaties techniques que pour les chanteurs superficiels mais acquièrent leur véritable dimension d’exhalaisons miraculeuses de l’âme pour les vrais et rares artistes capables de servir ce répertoire. Callas, avec tous ses défauts, y laissa sa trace et sa voix ; Caballé l’exalta dans le monde et ici même à Orange et Marseille.

Réalisation
Orange la confia il y a quelques années à la soprano arménienne Hasmik Papian qui revint à Marseille dans la même et production triplement marseillaise : Charles Roubaud pour la mise en scène, Isabelle Partiot pour les décors et Katia Duflot pour les costumes. Nous retrouvons à Avignon ce triplé gagnant, avec la même efficacité dramatique, épurée dans le lieu clos, champ clos réduit mais intense des duels que sont presque tous les duos. Après l’épreuve du plein air, la preuve par l’intimité que les grandes œuvres trouvent leur souffle et dimension quel que soit le lieu.
Le monde de pals, de pieux gaulois affrontés comme une menaçante forêt celtique de lances titanesques, que les couronnes de gui n’adoucit pas, prenaient un relief épique saisissant contre le mur romain colossal du théâtre antique d’Orange : le bois contre la pierre, la cruche contre le pot de fer, un peuple fier mais fragile dressé contre l’envahisseur latin d’airain. Ici, dans cet opéra plus petit, les voix s’exhalent en murmures de demi-teintes et de soupirs, mais les passions confinées, inavouées, deviennent plus angoissantes dans l’espace plus resserré de ces farouches troncs oppressants sur fond lumineux livides ou rouges, qui sembleront se serrer comme un piège autour de l’arrogant proconsul et, à la fin font une terrible croix au centre de laquelle Norma, prête à son propre sacrifice, paraît crucifiée. Un triangle géant, couperet ou épée de Damoclès pèse sur les enfants endormis pendant le rêve cauchemardesque de la mère abandonnée tentée par le parricide dans sa cape sanglante : l’ultime vengeance de la femme contre l’orgueil dynastique, la filiation implacable de la loi du mâle. Le monde des hommes, couleurs brunes des guerriers armés d’épieux s’oppose dramatiquement aux robes blanches et floues des femmes : la guerre contre l’amour, la dureté contre la tendresse. La ronde de lune des prêtresses, corolle ouverte autour de Norma en voiles blancs, circonscrite, assiégée par le cercle sombre des guerriers assis, sublimé par la lumière irréelle de Marc Delamézière, qui sculpte les drapés des robes, est d’une poésie immédiate et l’air « casta diva… », ‘chaste déesse’, si galvaudé, retrouve tout son charme magique et pur d’imploration à la paix universelle rêvée par les femmes, les mères, les amantes et Papian lui prête sa voix argentée, diaprée de nuances tendres, la rend à sa douceur émouvante de prière. Même les chœurs, dans l’espace réduit de cette scène, resserrent finalement le drame par une intimité touffue mais charnelle, contagieuse.

L’interprétation
Tour à tour hiératique et troublée, sans rien perdre de sa noblesse, exprimée par des gestes simples mais beaux, Papian sert le chant au redoutables sauts du grave, superbe, à l’aigu, plein, aérien, aisé, maîtrisé, avec d’une technique sans faille qui lui permets de laisser exprimer la violence de la passion jusqu’au déchirement et la douceur de cette âme généreuse et tendre en pianissimi frémissants : elle est bouleversante. En Adalgisa, Sophie Koch, timbre sombre et chaud, voix puissante et égale sur toute la tessiture terrible, hérissée d’aigus éclatants, phrasé superbe, vocalises dentelées, est une digne rivale et une amie vibrante : le duo des deux femmes exprime en musique, texte et voix, cette solidarité de femmes sensibles, temples de chair de la vraie civilisation, de la nature, de la vie, contre la brutalité, la cruauté et l’instinct de destruction du monde des hommes. Diana Axentti, la servante Clotilde, laisse entendre aussi un bel organe et apporte aussi sa note tendre à cet univers de pauvres oiseaux autour d’un nid, d’un foyer détruit par la force aveugle.
A côté de ces femmes exigeantes et incandescentes, s’il n’a pas le profil romain (mais l’Empire était vaste et multi-ethnique), le médiocre héros (même s’il se rattrape stoïquement à la fin en bon Romain) est un puissant ténor coréen, Jeong Won Lee, au timbre d’acier, à l’aigu tranchant de lame, aux beaux accents passionnés. Orovèse bénéficie de la stature immense et de la voix d’airain sombre, impressionnante, de Woitek Smilek et Olivier Dumait campe la silhouette trop brève de Flavio.
Les chœurs (Aurore Marchand) sont dramatiquement travaillés et la baguette de Cyril Diederich, d’une précision, d’une intensité qui ne se dément jamais, conduit sans faille le feu de cette partition dès une ouverture haletante, au rythme inexorable jusqu’à la catastrophe finale. Il sait mettre au pas les délicats passages un peu légers, telle la marche des Gaulois, souvent guillerette et guère martiale, par une scansion virile, et la nuance à la seconde occurrence. Pour le reste, il caresse amoureusement les grandes ondulations belliniennes, nostalgiques et poignantes, pathétique sans pathos, gracieux sans gracieuseté.
Un grand moment, une fin de saison exceptionnelle qui couronne une programmation avignonnaise de premier choix dans un Opéra menacé par l’inculte misère des temps.

Photos Cédric Delestrade/ACM-Studio :
1. Hasmik Papian, Norma douloureuse ;
2. Dramatique trio : l'amant infidèle, Adalgisa et Norma ;
3. Pollione et Norma.

FADOS

LA DIVA DU FADO
Mísia à l’Opéra de Marseille

Saudades symphoniques
31 mai 2008

Fado
Le nom du fado a pour origine le fatum latin, 'fatalité', 'destin' qui donne en portugais « fado », en espagnol « hado », d’où dérivent aussi les « fées », divinités du destin et même le « fada », existant en ancien français, celui qui est touché par la fée, « hada » en espagnol ou « fata » en italien.
Il y a des polémiques sur les origines du fado. Certains lui cherchent des lettres de noblesse en antiquité, en nationalisme, inventant le mythe d'un fado aristocratique, tentatives bien-pensantes pour en gommer les origines louches gênantes. Les premiers témoignages de fados remontent à deuxième partie du XIX e siècle pour les plus anciens connus, musique bien de cette époque, fondée sur l’alternance tonique/dominante sans archaïsme ni particularisme musical très marqué comme le flamenco. Né apparemment à Lisbonne, c’est au départ une chanson urbaine essentiellement, portuaire (comme le tango), des bas quartiers, du monde marginal des tavernes, des marins, des bordels, des tristes filles de joie, expression fataliste, amère, nostalgique du destin. Le mode de vie « fadista », c’est celui des bohèmes, des voyous, des quartiers populaires.
L'apparition de la radio dans les années 30, le fado scénique des revues, l’ordre moral et le nationalisme de la dictature salazariste le popularisent dans tout le pays en créant des variétés soi-disant folkloriques et ancestrales, sainement paysannes, inventant le mythe d’un fado qui serait une forme artistique spontanée de tout le peuple, loin des miasmes citadins. Mais les recherches musicologiques sérieuses des années 8O et 90 ont fait litière de cette vertuiste mystification. L’écrasante figure d’Amàlia Rodrigues, qui lui donna la dignité universelle du classicisme, fut d’abord réfrigérante pour les jeunes générations mais, passé le moment de rejet à cause de la confusion du fado avec le régime fascisant de Salazar qui l’avait récupéré, des artistes ont trouvé une voix et des voix nouvelles pour dire, avec des mots et moyens d’aujourd’hui, un fado d’autrefois qui se veut de toujours. Ainsi, le groupe Madredeus, la jeune Cristina Branco, ou l'intimiste expression de Guida Bastos, auteur-compositrice s'accompagnant elle-même.

Mísia
Mísia s’est créée une place à part, partout reconnue aujourd’hui. Sans rien renier du fado façon Amàlia, elle l’a d’abord élargi par la recherche, sur des timbres, des « standards » anciens, de textes nouveaux, plus ambitieux, sollicités de grands écrivains pas forcément poètes au départ, Agostina Bessa Luis, José Saramago, Prix Nobel de littérature, n’hésitant pas à enrichir son répertoire (comme le faisait aussi Amàlia), de chansons dans d’autres langues, français, anglais et, naturellement en espagnol, comme cette tendre et douce Nana de la cebolla, qu’elle nous fait déguster dans son amertume terrible comme une ‘Berceuse à l’oignon’ tragique et douce, texte de Miguel Hernández, le poète paysan mort dans les geôles franquistes, mis en musique par le catalan Joan Manuel Serrat de cette Barcelone où naquit la mère de Mísia et où elle vécut. Elle se lance aussi dans un tango turc, une Habanera japonaise, mais, surtout, elle agrandit le champ (et chant musical) du fado en le confiant d’abord à un quintette (Camerata de Bourgogne) et, ici à un grand orchestre, élargi à des pages symphoniques sur la « saudade », le ‘blues’, la ‘nostalgie’ typiquement portugaise.
Belle, allure de reine, souriante, Mísa est un mélange rare de sophistication et de simplicité, sobre en gestes efficaces, caressant sa joue d’une main, elle commente directement les œuvres qu’elle interprète, mettant en valeur les poètes, les musiciens, ses deux complices de Lisbonne, Bernardo Couto à la guitare portugaise, Daniel Pinto à la viola de fado, qui donnent la couleur « fadiste ». Cependant, sa voix, qu’elle garde prudemment dans sa tessiture moyenne si ronde et veloutée, souvent confidentielle, malgré le micro, semble parfois noyée dans le déploiement orchestral et paraît prisonnière de la rythmique qui bride sa liberté et c’est dans les cadences a cappella, quand elle se lance dans des ornements, que je retrouve une vraie émotion du fado.
À la tête de l’orchestre, Bruno Fontaine, rompu en la matière, signe aussi les arrangements des chansons interprétées par Mísia, délicats, respectueux, convaincants. Trois morceaux symphoniques, le tango éclaté de Piazzola, une pièce d’un autre Argentin, Horacio Salgan, aux modulations proches de subtiles dissonances, hérissé de syncopes, et une large ballade de Coimbra du Portugais José Eliseu complètent cette soirée où le populaire s’ennoblit de classique et le classique s’enrichit de populaire, pour le bonheur du public ravi.

Les Saltimbanques

LES SALTINBAMQUES
de Louis Ganne, livret de Maurice Ordonneau

Marseille, Théâtre de l’Œuvre

1 er juin

Contexte
Marseille est cette vieille ville au sens dramatique grec et latin inné qui, pour quelque 800 000 habitants, compte plus d’une cinquantaine de théâtres, des cinq grands à la constellation décroissante des moyens jusqu’aux petits, même si la municipalité, réduction ou suppression de subventions oblige, n’en admet qu’une trentaine, au moment paradoxal où elle prétend au titre de future « Capitale culturelle»… Contre vents et marées, des passionnés de théâtre, professionnels ou contraints par la dureté pécuniaire des temps au statut d’amateurs, y maintiennent leur vocation, leur foi, sacrifiant beaucoup de leur temps et souvent de leurs finances, à créer, à jouer, à chanter.
Ainsi, trois petits théâtres (qui conservent un fond impressionnant de décors naïfs en toiles peintes d’autrefois dignes pour certaines d’un musée des traditions populaires) accueillent tous les dimanches des amateurs qui y chantent variétés et opérettes, un répertoire qui a le charme des souvenirs presque effacés, sinon pour un public souvent âgé qui redoute de le voir disparaître avec lui. La salle Nau y perpétue la fameuse Pastorale Maurel, la plus célèbre, en provençal, qui fut créée dans ses murs en 1844 ; la salle Mazenod, fait aussi le plein ainsi qie le Théâtre de l’Œuvre , avec minuscules loges et balustrade de plafond à l’italienne.
Ce dernier recevait la Troupe lyrique Sull’aria, composée de quatre bons chanteurs, élargie sur audition et selon les œuvres à d’autres, qui s’est vouée à porter des spectacles lyriques maison dans des lieux démunis et pour des occasions festives diverses, accompagnées au piano, dont une opérette en français par an. Elle présente, en ce dimanche, à une heure commode de la journée pour le retour paisible chez soi, Les Saltimbanques (1899) de Louis Ganne (1862-1923).

Texte et musique
Il n’y a pas grand chose à dire du texte, fade version bourgeoise de l’enfant noble perdu et retrouvé chez des saltimbanques, empêchant puis facilitant le mariage, accommodement hypocrite de la lutte des classes, et non subversion des codes de la bourgeoisie comme chez Offenbach. De Louis Ganne, élève de Massenet et de Franck, qui n’est pas un indigne musicien, on a presque tout oublié de la grande production, sauf la fameuse Marche Lorraine et le Père de la Victoire de la Grande Guerre, et la valse « C’est l’amour… » de cette opérette qui a l’avantage de permettre à cette pétaradante troupe ensembles et solos où chacun peut s’exprimer à son tour avec une évidente bonne humeur communicative.

Interprétation
La mise en scène de Vince Castello, gentiment à l’aise avec le sextuor de tête, peine avec le chœur nombreux sur la petite scène, d’où viennent quelques décalages avec le piano de l’excellent Frédéric Isoletta qui maintient malgré tout la cohésion musicale. Les costumes de Nicole Bruneton jouent le kitsch avec humour et cocasserie, notamment avec l’hercule aérobic apparemment gonflé à l’air comprimé du guère déprimant Pierre-Emmanuel Clair, solide baryton et joyeux comédien. Christian Dragon a la grande gueule de bravache à cravache et la faconde de Malicorne, Saïda Boucharoui la ronde silhouette de sa femme, Armande Lovera l’abattage charnu de Marion ; Michel Tortel, Paillasse, est exact vocalement et scéniquement. En couple de jeunes premiers, André et Suzon, Michel Touahri, baryton léger, tout en finesse, excelle en nuances vocales et Catherine Bocci, au joli vibrato perlé, joue aussi des demi-teintes dans une harmonieuse compréhension du style intimiste de l’opérette. Le reste campe avec un plaisir communicatif des personnages comiques (le Baron) ou sérieux (Comte, aubergiste, soldats, etc.)
En se rôdant un peu, le spectacle réussira l’objectif de la troupe.

Photos Gilbert :
1. André et Suzon ;
2. L'Aubergiste, Paillasse, Suzon, Pingouin, Marion ;
3. Malicorne, Pingouin, Paillasse et ces dames.

vendredi, juin 06, 2008

CNIPAL, Heure du thé, Opéra de Marseille

LE CNIPAL, MARSEILLE

Je le répète ici pour les lecteurs de classiquenews.com : le CNIPAL (Centre National d’Insertion Professionnelle d’Artistes Lyriques), unique en Europe et en France, situé à Marseille, créé en 1983, par le Ministère de la Culture et de la Communication, le Conseil Régional Provence-Alpes-Côte d'Azur, la Ville de Marseille et le Conseil Général des Bouches-du-Rhône, reçoit des jeunes chanteurs solistes du monde entier, rigoureusement sélectionnés, débutants ou ayant déjà un certain palmarès vocal. Ils y viennent perfectionner leur métier, musicalement, vocalement, dramatiquement, grâce à l’enseignement qui leur est dispensé par d’excellents professionnels, pianistes, maîtres de chant et de prestigieux chanteurs qui y donnent des « master classes ». Parmi ces derniers, on peut citer les lointains Rita Streich, Ileana Cotrubas, Luigi Alva, Teresa Zylis-Gara, les plus proches Yvonne Minton, Robert Tear, Tom Krause, Mady Mesplé, Christa Ludwig pour un mémorable concert avec orchestre, sans oublier les « Rencontres masters » amicales et fructueuses de Barbara Hendricks, June Anderson, Roberto Alagna, Rolando Villazón, Patricia Ciofi, Michel Plasson, etc. Des « stars » de l’art lyrique sont issues de ce lieu, dont Béatrice Uria-Monzon, Ludovic Tézier, mais on peut mentionner entre autres, depuis 1996, , Isabelle Philippe, François Harysmendi, Hiromi Omura,Michèle Canniccionni Aihnoa Garmendia, Pauline Courtin, Pavol Breslik, Svetlana Lifar, Bulent Bezduz, Paul Kong, etc, qui tous font carrière nationale et internationale, sans oublier les plus que prometteurs Jean-Luc Ballestra et Thomas Dolié, récemment distingués par des « Victoires de la musique ».
Des metteurs en scènes, dont Daniel Mesguich, des professeurs de langues, complètent cet enseignement, sous l’égide d’une trop petite équipe qui compense son nombre réduit par un zèle, un dynamisme et un dévouement dont, chaque mois, ils nous manifestent la preuve et l’efficacité dans ces récitals gratuits, fort prisés, dans les opéras de Marseille, Avignon et Toulon où les jeunes débutants viennent se présenter devant un parterre nourri de connaisseurs fidèles et enthousiastes.
Des présentations aux grands concours internationaux de chant, des auditions devant des agents, des directeurs d’opéra, offrent aussi à ces jeunes un large éventail de possibilités de faire valoir leur talent en vue d’engagements professionnels. L’Opéra de Marseille, dont l’ex-directrice, conseillère artistique, Renée Auphan et Maurice Xiberras, directeur artistique, tous deux anciens chanteurs, sont impliqués et dans la structure et dans les sélections, offre non seulement le foyer pour ses deux concerts mensuels (Heures du thé), mais la salle et l’orchestre pour les spectacles de fin d’année (décembre et juin) et certains de ces jeunes, engagés, passent souvent, de l’estrade du récital à la scène de la salle.
Non négligeable action culturelle et pédagogique, de plus, envers un public parfois un peu trop traditionnel dans ses goûts : la programmation des récitals est éclectique, classique, mais aussi ouverte sur des musiques plus rares, dont celle des pays d’origine de ces parfois lointains jeunes chanteurs. À la faveur et dans la ferveur de ces sympathiques récitals, on découvre ainsi les nouveaux stagiaires, retrouve les anciens qui y restent un temps encore avant de partir pour une carrière qu’on leur souhaite belle et heureuse, comme tant de leurs prédécesseurs dont le journal d'information du CNIPAL, Nouvelles Lyriques, fournit, justement, des nouvelles.

CNIPAL

49 rue Chape

13004
MARSEILLE 
(FRANCE)

Tel : 04 91 18 43 18

Fax : 04 91 18 43 19

E-mail : administration@cnipal.asso.fr


L’Heure du thé, mai 2008
Récital des solistes du CNIPAL

PASSION SLAVE

La dernière Heure du thé de la saison dans le foyer des solistes du CNIPAL avant d’en retrouver l’ensemble sur la scène même l’Opéra de Marseille pour un florilège d’airs d’opéras le 20 juin, nous présentait un trio de chanteurs pour un bouquet de mélodies et d’airs d’opéras russes.
On ne peut juger l’accent russe de ces interprétations mais l’on peut aisément jauger les accents passionnels convaincants de ces interprètes. On remarquera aussi la volonté interprétative globale, qu’il faut saluer, de chanter les opéras avec la finesse vocale que requiert la mélodie et la mélodie, avec la puissance que demande l’opéra, loin des affèteries mignardes et salonardes qui affadissent souvent le genre.
Eugénie Danglade, dont on a déjà salué le mezzo élégant et ductile, léger mais puissant aussi, au tissu raffiné, vibrato contrôlé, ouvrait heureusement le ban avec l’air d’Olga, cette Dorabella coquette et joyeuse d’Eugène Oneguine de Tchaïkovski, solaire opposition à l’ombreuse et romantique Tatiana. Avec trois mélodies de Rachmaninov, elle change de registre avec le même bonheur, imposant d’emblée, dans une concision dramatique qui serre la gorge, Vsio otnial, la prière ultime de la Sonia sacrifiée d’Oncle Vania de Tchékov, de la fièvre du désespoir à la résignation d’une jouissance doloriste. Dans un grand déploiement vocal, Vmolchanii notchi, au piano miroitant d’éclats de lune, offre une belle montée en puissance tandis que O niet maliu, est la supplique pathétique d’une amante aux accents beethovéniens. Dans l’air de Kontchakovna du Prince Igor de Borodine, piano mystérieux, arpégé, vaporeux de rêve, elle déroule avec une naturelle aisance les volutes voluptueuses des mélismes orientalisants, toujours avec une juste expressivité de musicienne et de comédienne.
On connaît aussi les grandes qualités du jeune baryton bulgare Alec Avedissian : couleur et chaleur du timbre, égalité du registre et du volume, puissance des aigus et finesse de nuances. On l’a senti parfois un peu ingénu dans l’interprétation (qui mûrira avec l’expérience de l’âge), ce qui fait partie aussi de son charme juvénile mais, à l’évidence, il est à l’aise dans le répertoire russe, sans doute partie d’un héritage culturel -dont la langue probablement- et dans le romantisme exacerbé. En effet, le désespoir amoureux et morbide, suicidaire, ne s’explique que par la grande jeunesse (même si on peut être jeune aussi sur le tard…) et Alec, dans une nostalgique mélodie de Rachmaninov et dans deux autres du romantisme même tardif de Tchaïkovski fait passer cette touchante fougue et rend crédible cette détresse dans la célèbre Niet tolko tot kto znal inspirée du personnage de Wilhem Meister et l’angoissante Snova kak prejde odin où l’on dirait que passe l’ombre tragique du Werther de Goethe dans une cellule obsessionnelle de trois notes ponctuée par la plainte lancinante du piano. À l’inverse, il révèle avec brio la frénésie hispanique de la Sérénade de Don Juan de Tchaïkovski, gammes égrenées de guitare, souvenir de Mozart, mais galop russe vers l’abîme. Si on l’imagine pour l’heure mal dans le cynisme byronien du premier air d’Eugène Onéguine, il est bouleversant, finissant dans un sol éclatant, dans le duo final de l’œuvre avec Tatiana.
Tatiana, c’est Maud Darizcuren, ample voix au tissu somptueux, timbre charnu, voluptueusement velouté dans le bas médium, cuivré dans l’aigu éclatant. Elle fait irradier la jubilation de vie de Vessennie vodie, « les eaux printanières » de Rachmaninov dans un crescendo éclatant de solaire chaleur. Dans la grande scène de la lettre de Tatiana d’Eugène Onéguine, on se dit d’abord que sa voix colorée est trop mûre, trop arrondie de féminité comblée pour la toute jeune héroïne embrumée de romantisme comme Renée Fleming qui n’y fut guère convaincante ; mais son jeu intense et sa maîtrise de ce long arioso traversé d’envols lyriques emportèrent l’adhésion. En revanche, dans la dernière scène, le duo avec l’Eugène d’Alec Avedissian d’une Tatiana femme enfin, mariée et mûrie, elle fut bouleversante de vérité.
Nino Pavlenichvili, au piano, était aussi dans son élément dans la richesse de ce piano slave qui semble sa respiration naturelle. Elle nous gratifia de deux des rares Saisons de Tchaïkovski, le léger « Avril : Perce-neige», bruissant du frêle frimas dansant de la neige où la fragile fleur se fraie un doux chemin naïf et souriant puis un carillonnant « Décembre : Noël » au rythme de vague valse aux inclusions binaires, liesse empesée de pas gourds et sourds dans la neige, guirlandes de gammes gambadantes, gambillantes, et traits presque trillés d’étincelles de fête. Un régal.

Opéra d’Avignon, 24 mai ; Foyer de l’Opéra de Marseille, 28 et 29 mai 2008.

Photos M@rceau :
1. Eugénie Danglade ;
2. Maud Darizcuren et Alec Avedissian ;
3. Les saluts avec Nino Pavlenichvili.