GIULIO CESARE IN EGITTO
De Georg-Friedrich Hændel, livret de Nicola Haym
Opéra de Marseille
De Georg-Friedrich Hændel, livret de Nicola Haym
Opéra de Marseille
Triomphe de Jules dans la ville de César. Marseille, ville baroquissime par son métissage culturel, semblait peu ouverte au Baroque : une montéverdienne Poppée modernisée, couronnée à Dallas, fut détrônée ici ; en 1996, Radamisto, avec Nathalie Stutzmann et Ludovic Tézier, du même musicien et librettiste, avait déçu. Jules César rameute les foules et fait événement.
L’œuvre
Giulio Cesare in Egitto (1724) est repris d’un opéra précédent de Sartorio (1670), inspiré de Plutarque. Vainqueur de Pompée qui lui disputait le pouvoir à Rome, César le poursuit en Égypte où il s’est réfugié avec sa femme Cornélie et son fils Sextus. Il arrive alors que la guerre civile fait rage aussi entre Ptolémée et sa sœur (et épouse) Cléopâtre qui se disputent le trône. Pour se gagner son alliance, Ptolémée lui offre la tête de son ennemi Pompée, au grand dégoût de César et au désespoir de Cornélie et de son fils. Cléopâtre, d’abord déguisée, par la ruse et la séduction, se gagnera ses faveurs et le trône. La trame est historique, donc, si les détails sont inventés, tout comme dans les pièces de Racine ou de Corneille, dont La Mort de Pompée avait inspiré d’ailleurs le librettiste de l’opéra original que calque celui de Hændel : les héros y sont fatalement amoureux et même les comparses s’éprennent de la belle veuve éplorée Cornélie, séduisant même ses ennemis, comme Andromaque. L’opéra baroque n’est donc pas plus invraisemblable que le théâtre romantique (Ruy Blas, Ernani) ou l’opéra (Trovatore, Forza del destino). En tous les cas, Jules César est plus juste historiquement que le Don Carlo, de Schiller et Verdi.
Tout opera seria devait avoir un lieto fine, un happy end : les méchants périssent, Ptolémée est assassiné par Sextus, vengeant son père et apaisant sa mère. César établit sur le trône Cléopâtre (qui se déclare vassale de Rome) ils, s’aiment, sont heureux. Et ont un enfant, ce que l’opéra ne dira pas. Ni que César est marié à Rome, qu’il sera assassiné. On taira aussi que Cléopâtre épouse son autre frère Ptolémée XV, et qu’elle même, avec Antoine son autre amant romain, vaincue par Octave, sera poussée au suicide (un air de Sextus fait allusion à l’aspic) et que le fils qu’elle eut avec César, Césarion, finit assassiné par Octave le futur Auguste apparemment clément, de peur de se voir disputé l’héritage du grand Jules. Mais tout cela, le public de l’époque le savait d’avance.
La réalisation
Disons-le d’emblée : mise en scène, costumes, scénographie de Yannis Kokkos sont d’un rare beauté, le décor, d’une exceptionnelle et efficace intelligence. Mais… Un professeur de musique me faisait part de cette « perle » tirée d’un devoir. À la question : « Qui était Luciano Pavarotti ?», dont les médias avaient largement rapporté le décès, il a trouvé cette réponse :
« Luciano Pavarotti était un pianiste du XVIII e siècle mort la semaine dernière. »
Signe comique et affligeant, sans doute moins de l’ignorance de l’actualité et de l’histoire de la musique des jeunes, que de la perte de repères historiques. Ce ne sont pas les mises en scène prétendument « modernes » (en fait qui s’incrustent depuis 1975 et Patrice Chéreau à Bayreuth, donc déjà un vieil académisme), qui vont arranger cela puisqu’elles ne cessent de brouiller les pistes chronologiques. Qui était Cléopâtre ? « C’était le pseudonyme d’Élisabeth Taylor qui s’est suicidée après avoir été plaquée par le Président Kennedy ». Autre réponse que j’imagine possible ; sur César, plausible aussi : « C’était le Jules patron du Bar de la Marine. »
Bref, les metteurs en scène d’aujourd’hui, au lieu de former, d’informer, d’éduquer la jeunesse qu’on doit impérativement attirer au théâtre et l’opéra s’il l’on ne veut pas qu’ils meurent, s’emploient à déformer, désinformer, à rajouter à l’inculture générale, éloignant, en prétendant rapprocher, les œuvres du passé dans une consternante répétition des mêmes systèmes scéniques, copiés les uns des autres dans un abandon absolu de l’invention, de l’originalité, l’imitation étant devenue la règle générale . Il ne s’agit pas, bien sûr, de prêcher une plate reconstitution historique mais d’inventer à partir de l’Histoire, comme le firent les grands décorateurs et costumiers des Ballets russes, les Bakst, Picasso, Fini, etc.. Et comme l’on procédait, justement, à l’époque baroque.
Ceci dit pour une déontologie culturelle, on savoure en esthète la proposition de Kokkos : l’Antiquité égyptienne ramenée aux années 20 coloniales. Le vaste hall d’hôtel ou de palais Art Déco, décoré de monumentales frises égyptiennes dans des teintes, rousses, roussâtres, pain d’épice, semble émaner de la décoration même de l’Opéra de Marseille, du cadre de scène en stuc beige veiné de marron et de son haut-relief ocre. Un immense lustre à lames plates translucide se hisse comme un salut au drapeau. Deux fauteuils club meublent le plateau. Deux escaliers latéraux rouges, changeant de place selon les scènes, seront tour à tour degrés et podium du triomphe, descente du spectacle magique offert à César, affrontés en pyramide anguleuse du défi, machines de guerre. Des panneaux mobiles coulissants, dessinent avec fluidité des espaces divers, publics ou intimes, avec des fonds bleus étoilés de tombeau égyptien, dans des lumières, du jour à l’ombre, d’un grand raffinement (Patrice Trottier).
Élégante soldatesque avec quelques smokings, les Romains sont en costumes coloniaux, vareuse et casque blancs sur bottes et pantalons cavaliers noirs, sauf Jules César, tête couronnée de lauriers, qui arbore, en long manteau noir, la dignité de la pourpre d’une longue écharpe rouge à l’épaule. Une chorégraphie subtile (Rachild Springer) synthétise et stylise leurs déplacements d’automates militaires pliés aux défilés, aux gestes saccadés.
La cour égyptienne a des signes d’Égypte ancienne, bras nus, coiffures, colliers, aux attitudes de profil, aux gestes calqués sur le graphisme schématique des bas-reliefs ; Cléopâtre est escortée de deux superbes figures sombres de dieux gardiens, Anubis, tête de chacal, et Thot, tête d’ibis. De grands vases canopes, à oreilles pointues de chien, symbolisent avec humour le zoo de Ptolémée et, à la fin, la triomphante Cléopâtre, en perruque et robe lamée or, portera le pschent, la double couronne de pharaon.
L’interprétation
Le ramage est à la hauteur de l’image, ainsi que la direction d’acteurs : enfantin jeu de balle-boule du pouvoir entre Cléopâtre et son frère, mais enjeu mortel ; jeu de dupes, du chasseur et de la proie, gravissant ou descendant les marches entre César et Ptolémée. Tout semble couler de source, tel l’écoulement flottant de la cape bleue dont est drapé César sortant de l’onde sain et sauf.
L’orchestre mené par Kenneth Montgomery réussit le prodige d’alléger l’effectif orchestral et de le plier à la souplesse et au phrasé baroques, sans solution de continuité entre aria et récitatif, coulés avec un grand naturel. Le continuo (Ivon Repérant, clavecin, Mauricio Buraglia , théorbe et Anne-Garance Fabre Garrus, viole de gambe) est vif, inventif et le corniste ironise et poétise son instrument dans l’air du chasseur et l’apothéose.
Pour alléger le spectacle, on a coupé quelques da capo (de Cornélie, un de Sextus, un autre d’Achille) mais ces reprises, terreur des metteurs en scène, sont habilement jouées (César, sortant dans son air de l’oiseau, est ramené sur scène par le trille du violon-ailé et se reprend à jouer avec lui) et font sens par les variations et confirmant avec vigueur la passion exprimée par les chanteurs.
Pour deux seuls « baroqueux » (d’Oustrac et Dumaux), six prises de rôles, des réussites. Si Jane Archibald, belle, aguicheuse, provocante, caquette, coquette, cocotante, brodant et enfilant en virtuose les vocalises voluptueuses comme des perles, émouvante dans ses lamentations, est une Cléopâtre royale, Marie-Ange Todorovitch, est impériale en Cornélie en robe rouge puis de deuil, noble phrasé, dignité de la ligne et de la douleur, plénitude et rondeur de la voix : elle rend crédible l’amour brouillon et immédiat, impatient, de ses trois amants. Blottie comme un enfant dans le fauteuil club, s’y dressant comme une juvénile statue de la vengeance, visage convulsé, regard halluciné, affûtant ses aigus comme des lames, émettant des graves brûlants comme une lave révoltée dans ses airs de fureur, Stéphanie d’Oustrac, frémissante, délirante, fait vivre le jeune Sextus avec une rare intensité tragique. Ptolémée hirsute, hystérique, insolite, destructuré et décadent, le contre-ténor Christophe Dumaux, hoquette, crache ses vocalises comme un aspic venimeux. En amoureux transi, Marc-Olivier Oetterli, donne à Achille une expressive rudesse militaire dans sa déclaration amour à la veuve. Lucie Roche et Jean Teitgen, sans aucun air, réussissent à s’imposer dans les récitatifs de Nirénus et Curion. Avec une technique impressionnante, un timbre rond et sans faille dans une tessiture grave redoutable et des vocalises hallucinantes, dans le rôle titre, Beth Clayton est desservie par ce vaste opéra.
Triomphe romain à Marseille pour César.
Photos Christian Dresse (légendes B. P. )
1. Ptolémée et Cléopâtre se disputent le pouvoir ;
2. Sextus rêve de vengeance, couvé par sa mère Cornélie ;
3. César séduit par Cléopâtre ;
4. Affrontement César et Ptolémée ;
5. Ptolémée fou de désir pour Cornélie ;
6. Triomphe de Cléopâtre.