lundi, avril 29, 2024

MESSE GITANE

 

SAVANTE SIMPLICITÉ

 

SANTA MISA ROMANI
Pour douze voix mixtes, mezzo-soprano solo, voix flamenca
solo et violoncelle obligé.

Une œuvre de Yardani Torres Maiani

par l’Ensemble Musicatreize

Sous le direction Roland Hayrabedian

Salle Musicatreize,

Marseille

vendredi 19 avril 2024

UNE MESSE GITANE

Dans notre tradition catholique, une messe était toujours en latin, Une langue devenue, au fil du temps, incompréhensible aux fidèles. Luther avait commis la révolution, sacrilège pour l’Église officielle, de traduire les textes sacrés en langue vulgaire, vernaculaire, celle de tous, entraînant la rupture protestante.

Il faudra attendre 1962 pour que le Concile Vatican II permette la messe en langue vernaculaire. En 1964, le compositeur argentin Ariel Ramírez peut écrire sa Misa Criolla, avec les cinq parties canoniques, mais en espagnol, mais aux rythmes et couleurs de la musique de son pays natal. Bien accueillie au Vatican, elle y fut donnée sous Paul VI, inscrite au catalogue, reconnue comme une « œuvre d'importance religieuse universelle ».

La Misa Tango (Misa a Buenos Aires, 1996,) du compositeur argentin Martín Palmeri, sur des rythmes de tangos, reprenait le texte canonique latin.

 

Un précédent perdu

Fin 1945 le guitariste Sinti, Django Reinhardt se lance dans la composition d'une messe en hommage « à [s]es frères gitans », victimes tsiganes du nazisme. Il l'intitule « messe des Saintes-Maries-de-la-Mer », haut lieu de pèlerinage des gens du voyage. De la partition perdue, il ne subsiste qu'un bref enregistrement radiophonique d'une réduction à l'orgue, bien trop peu pour s'en faire une réelle idée.

I. MALENTENDU

         Par caprice de mon imprimante, n’ayant lu que la première page de la présentation de l’œuvre par son auteur Yardani Torres Maiani, que je recevais à la radio, j’en ai pris le titre comme la simplification hispanique de la sacro-sainte Sancta Missa romani, le génitif latin romani, accent sur le a, signifiant ‘des Romains’, c’est-à-dire des catholiques, alors que la version espagnole, sainte Santa Misa romani, nécessitant un accent sur le í final romaní que je pensais effacé par l’ordinateur, référait pour moi à la langue des roms dite également romanès.

Comme quoi, à être trop savant on tombe dans le plus simple piège, comme celui de ce titre malicieux, que j’attribuais aux tribulations accentuelles diverses d’un clavier français, où l’absence coupable de l’accent espagnol sur le í, me le faisait renvoyer à sa latinité originelle, puisque sans le texte, je ne pouvais imaginer cette messe avec ses Gloria, Credo, Sanctus et Agnus Dei autrement qu’en latin…

         Et voilà le linguiste que je suis de se lancer, les ondes de la radio étant aussi pédagogiques envers le grand public, dans une savante dissertation linguistique.

         Le romani est une langue indo-européenne, appartenant à la sous-branche indienne qui comprend le sanskrit et l'hindi. En raison de la diaspora des roms du sous-continent indien vers l’Europe, le romani a emprunté aux langues iraniennes, à l'arménien et au grec.

Rom, signifie en langue romani « homme accompli et marié au sein de la communauté. »

Les roms, terme générique depuis le congrès de de Londres de 1971 (drapeau rom, sur fond vert et bleu, la roue rouge de la caravane) pour désigner les Tziganes / Tsiganes, Bohémiens, Manouches, ou Romanichels (Europe de, chacun de ces noms ayant sa propre histoire), Sintis, ainsi que globalement « gens du voyage » ; en Espagne, Gitans (Égyptiens), Gypsys, Gitans (Esmeralda, Notre-Dame de Paris). En Espagne, on parle aussi de raza calé.

C’est alors que Yardini m’explique en souriant qu’en fait, il a voulu créer un paronyme (mots à proche sonorité mais à sens différent) entre le titre officiel de la Sainte messe romaine, donc « Sancta missa romani », et sa Santa misa romani, ‘Messe des Roms’, en romani ou romanés comme je l’interprétais. Et, comme je lui objecte qu’Église signifie assemblée, qu’une messe unit des fidèles pour célébrer le culte, si sa messe est pour les seuls roms, en romani, en langue des seuls roms, elle exclut de fait les gadjos, pour les Français, les payos, pour les Espagnols, qui désignent chez les roms tous les individus étrangers à leur communauté. Mais je m’oppose moi-même que la messe traditionnelle, en un latin, même répété en perroquet était devenu langue étrangère et morte pour la plupart des fidèles, jusqu’à ce que Vatican II l’autorise en langue vernaculaire. Mais ce même malicieux et fin linguiste compositeur, me rassure en m’expliquant que mon erreur ne l’est pas complètement puisque le texte de sa messe à lui mêle au latin l’espagnol et le romani ou romanés…

II. BIEN ENTENDU ?

On me rapporta que la première de l’œuvre, le jeudi 18 avril 2024 aux Saintes-Maries-de-la-Mer, dans l’immensité de la cathédrale et avec la spatialisation des voix et instruments fut un succès. Mais j’atteste que, dans l’espace plus intime de la salle de Musicatreize, tout en confort boisé de l’acoustique, sans permettre les déplacements des chanteurs forcés à l’immobilité, la réalisation m’en parut d’une émouvante perfection.

D’abord, dès l’entrée, sorte d’introït, sur un impalpable bourdon de voix indéfinies, celle du chanteur de flamenco, Luis de la Carrasca, sonne avec un volume original perdu dans les grossissements actuels des micros pour grande salle qui en dénaturent l’authenticité. Voix souple, ronde, veloutée, sans grossir les effets, il chante « limpio », c’est-à-dire ‘propre’, sans bavure, sans « savonner », sans débordements des mélismes, chapelets musicaux, qu’il déroule avec aisance dans l’émotion, qu’il communique : je ne sais si une toná ou une carcelera, à ce que j’en retiens, un fils, sans doute prisonnier, désolé de n’avoir plus d’encre pour écrire à sa mère. Cela se glisse tout naturellement et annonce le rituel de la messe, d’une religion catholique, qui signifie ‘universel’ dont le lien, la relation heureuse et tragique de la Mère et du Fils est sa plus universelle identité. Des palmas, d’abord discrètes, scansion légère des paumes des mains, moins applaudissements qu’appui rythmique, soutiennent le chant, plus pressantes et oppressantes dans le Kyrie eleyson, ‘Seigneur, prends pitié’, d’imploration, cette fois, au Père, sur les gémissements ou longs sanglots ambrés, ombrés, du violoncelle (Nathalie Forthomme)

Le Gloria, en espagnol, romani et latin, très allant, entraînant, est lumineux, joyeux. Innommé dans la distribution, intrus anonyme entrant en scène tel un archange, un musicien promène un archet impondérable, volubile violon, oiseau ailé, zélé à voltiger dans l’espace avec un pianissimo, un fini se fondant dans ce que l’on sent infini.

L’alleluia, sur une cadence plagale, jubilant, me semble, inévitablement, avoir des accents de gospel et le violon, des traits tsiganes ou orientalisants, tandis que le flamenco, sur des accords de guitare de Yardani lui-même, qui chantera aussi, fleurit de vocalises sur un texte joyeusement profane avec un « taconeo », des scansions du talon, sur des inidentifiables onomatopées rythmiques.

Mais, renonçant à traquer du sens, je m’abandonne aux sensations, secoué soudain par le Credo où l’entrée sonore et sombre des voix d’hommes est comme un rappel sacerdotal, patriarcal d’où émergent de remarquables plages de voix solistes, jusque-là réservées à une solide et expressive soprano.

Tout comme cette œuvre qu’il faudrait réentendre pour lui rendre pleinement justice, création mondiale incluse dans la trame le Santo de Philippe Hersant mériterait une écoute autonome bien que tout naturellement enchâssé dans cette messe. Le poème du Romanero gitano de Federico García Lorca est dans la logique thématique du gitanisme et le martyre de Sainte Eulalie, dans la couleur du cante hondo, avec des sonneries de cloches irréelles de délicatesse dans le fondu métallique mais moelleux du matériel sonore. Je ne sais plus, saisi d’émotion, si c’est ici ou dans une autre partie, qu’un chœur à bouche fermée déploie insidieusement une brume musicale, un doux vrombissement qui ouvre ou couvre un autre espace de l’esprit ou du cœur.

La courte Debla, prise des Cris de Maurice Ohana, pionnier penché sur le flamenco, étends son ensorcelante emprise par la voix, de la mezzo au prénom lyrique prédestiné, Tosca Helmstetter.

On reconnaît des rythmes de palos flamencos, siguirilla, tanguillo, soleá, bulerías, verdiales, et du folklore andalou comme les sevillanas, mais aussi une rumba, et même des danses baroques picaresques, jácara et zarabanda, mais avec, pour cette dernière, le tempo hispanique vif et canaille de l’époque (on en a gardé l’expression « faire la sarabande » !) et non sa noble mais lente édulcoration dans la suite européenne d’alors.

Maître des lieux et du temps, du tempo, Roland Hayrabédian mène au doigt (que je vois) et à l’œil (invisible pour moi car il me tourne forcément le dos) ses troupes, sa phalange à 13 et les musiciens supplémentaires. Il a l’art de faire sortir le son du silence, d’étager harmonieusement les plans, de tirer, de filer des lignes fines, infinitésimales les retournant à ce silence, sonore finalement, d’où, comme par magie, il les fit naître. Finesse, ferveur, raffinement.

Natalie Forthomme, violoncelle
Tosca Helmstetter, mezzo-soprano,

Luis de la Carrasca, chanteur flamenco

 Ensemble Musicatreize
Roland Hayrabedian, direction 

Photo 1 d'Alberto García 

Yardani, guitare, entre  Tosca Helmstetter et Luis de la Carrasca (Première aux Saintes-Maries)

Photo 2 : Vue de la cathédrale des Saintes-Maries.

 

mardi, avril 09, 2024

MARSEILLAIS PLEIN NORD

 

François Herbaux

Pythéas

Explorateur du Grand Nord

Fragments de Pythéas traduits du grec ancien par 

Christian Boudignon

Éditions Les Belles Lettres,

242 pages, 17€90.

         Marseille, autrefois Porte de l’Orient, perdant l’Orient, donc, désorientée, a aussi perdu le nord, celui de ses quartiers aujourd’hui perdus, comme je le disais dans un de mes livres, Marseille, quart nord. Or, historiquement, culturellement, scientifiquement, c’est Marseille, Massalia, du moins l’un de ses fils, Pythéas le Massaliote, qui, le premier au quatrième siècle avant notre ère semble, s’être lancé à la découverte du nord, du cercle polaire arctique, à sa localisation.

         Mais Pythéas, qui le connaît à Marseille ? Malgré l’ostentatoire fronton de la Bourse du Commerce dans son arrogante et replète puissance bourgeoise du XIXe siècle, cantonne sa statue dans une haute niche au coin droit, faisant symétrique paire avec Euthymènes à gauche, autre mythique navigateur antique, tous deux trop hauts et peut-être trop vus pour qu’on les puisse voir encore. Usure fatale du regard familier.

         Et c’est un homme de notre nord établi dans notre sud, le journaliste-écrivain comme il se définit, par ailleurs correspondant de notre Académie de Marseille, François Herbaux, qui, dans son dernier ouvrage, fait le point, à tous les sens du mot, sur Pythéas, renouvellant notre regard par l’acuité du sien.

 

         Enquêtes, polar polaire

« Homme du nord », autre définition, vient de lui, il se baptise ainsi dans On m’appelle Spoutnik, récits d’une enfance dans le Nord (2011). Mais à voir ses livres, ce qu’il appelle ses enquêtes, il manifeste une passion du sud, des hommes du sud, et en remontant loin : Nos ancêtres du Midi, « enquête » sur la préhistoire, de Sigean à Menton (2005). Puisque la Terre est ronde, « enquête » sur l’incroyable aventure de Pythéas le Marseillais (2008) ; puis le roman Les Nuits blanches [emprunt à celles de Saint-Petersbourg, de Dostoïevski] de Pythéas le Marseillais (2016), prix Amphoux de l’Académie de Marseille et Une Femme culte, « enquête » sur l’histoire et les légendes de Marie Madeleine (2020). Antique Zététique (2021), sur le scepticisme grec, un art de penser, de douter, de vérifier les informations, un art certes d’hier mais dont on aurait bien besoin aujourd’hui où, sur les plus vicieux que sociaux réseaux, chacun, avec ou sans bagage culturel, ou intellectuel, s’estime détenteur de la vérité et en droit de parler de tout et de n’importe quoi avec une arrogante autorité, réfutant toute contradiction dans un monde où toute parole se vaut, de l’assertion, de l’affirmation, du dictat : de la dictature de l’opinion incontrôlée.

Effectivement, avec la prudence du chercheur et le croisement minutieux des sources du journaliste, il recueille et nous propose toutes les références et lointaines informations qui existent sur Pythéas, méthodique investigation reposant sur des questions et des témoignages antiques contradictoires, examen rigoureux d’un corpus de trente-six fragments de Pythéas traduits du grec ancien par Christian Boudignon, tout un pointillé textuel qui, comme dans les enquêtes policières le trait à la craie autour d’un cadavre disparu, en dessinent le contour donnant une paradoxale présence au corps évacué. De note en note, de point en point de référence, on dirait un portrait en pointillé. En ce sens, dans ce livre solide et séduisant, comme dans les autres livres d’Herbaux, il y a une enquête, quelque chose d’une énigme à résoudre. C’est pratiquement pour moi un « polar » polaire, qui dispense le même type de plaisir de lecture.

 

Constellation d’astronomes

Comme l’assassin revient, dit-on, sur la scène du crime, Herbaux, lui, revient à sa première enquête sur Pythéas, dont il traçait déjà les vagues contours dans le premier ouvrage qu’il lui consacrait, Puisque la Terre est ronde.

En effet, contrairement aux idées reçues, et contre les atterrants terreplanistes d’aujourd’hui, la sphéricité de la terre était connue des anciens Grecs : de leurs promontoires, pouvaient-ils ne pas remarquer que les bateaux disparaissaient par le bas et apparaissaient par le haut, comme semble le formaliser la figure canonique de la synecdoque de la partie pour le tout : une flotte de cent voiles, menace pointant progressivement l’horizon de leurs mâts, avant de s’avérer navires.

L’un des charmes de ce livre, pour moi, est l’éventail, l’archipel de ces noms de mathématiciens, d’astronomes, piqués sur toutes les îles et cités grecques posées comme papillons miraculeux de science sur cette lucide mer levant les yeux au ciel nocturne. Archipel, que dis-je ? myriade, constellation onomastique fleurant un exotisme ancien plein de réminiscences astronomiques, géographiques, philosophiques et poétiques qui n’avaient pas de compartiment étanche : Artémidore d’Éphèse, Géminos, Apollonios de Rhodes, Marcien d’Héraclée, Eudoxe de Cnide, Posidonius d’Apamée, Dicarque, Hipparque, Autolycos, Étienne de Byzance, Cosmas Indicopleustès, Martianus Capella, etc, sans compter les trop connus Aristote, Strabon, Hérodote, Ptolémée…

         Ératosthène de Cyrène, par un calcul géométrique, comparant sur un piquet de bois vertical, le gnomon, l'ombre du soleil à midi le jour du solstice d'été, en deux endroits, Syène (Assouan aujourd’hui) et Alexandrie, situées à une distance connue du Tropique du Cancer (ou le soleil vertical n’a pas d’ombre à midi), parvint à évaluer la circonférence exacte de la terre (environ 40 000 km), que notre science n’a pu que globalement confirmer.

 

         Pythéas le Massaliote

         Sans doute s’était-il servi des travaux de Pythéas le Massaliote qui, grâce à ce gnomon, avait calculé la latitude de Marseille, qui serait donc la première cité à avoir eu ce privilège permettant de la situer sur le méridien d’une terre dont on croyait qu’en la remontant vers le nord, par les grands fleuves débouchant dans la Mer Noire, on la pourrait contourner.

De son œuvre, contenus disparus, il ne reste que deux titres de livres : De l’océan, ouvrage astronomique à caractère scientifique, et Autour de la terre, histoire d’un périple. Une seule citation de lui nous est parvenue. Elle évoque un endroit situé au-delà du 62° nord, c'est-à-dire du côté des îles Féroé ou quelque part en Scandinavie :

« Les barbares nous montraient l’endroit où le soleil se repose ; car il arrivait dans ces régions que la nuit devenait très courte, tantôt de deux heures, tantôt de trois, de sorte que, très peu de temps après son coucher, le soleil se levait à nouveau. »

Soleil de minuit dont témoigne cet homme du soleil méridional, mais il est vrai aussi que les Grecs, dans leur culte de Phébus imaginaient que leur dieu avait aussi ses lieux de repos cycliques dans la région boréale. En tous les cas, dans cet indubitable savant reconnu même par ses détracteurs tardifs comme l’acide Strabon romain, montant vers le nord en une époque où Alexandre pousse vers le sud-est, peut-être dans un même élan d’expansion vers des limites, on imagine mal une simple motivation religieuse. On a invoqué, de plus mercantiles raisons à cette expédition, dont ne sait pas grand-chose de l’organisation sûrement nécessaire, une recherche de l’étain, de l’ambre.

De Pythéas, si l’on s’accorde à lui reconnaître ses qualités de géographe, de savant, qui reste sa sûre identité, nulle part, dans ces témoignages troués, on n'y fait allusion comme à un marchand. Le mystère demeure sur les circonstances et le tracé du voyage du Marseillais, mais une carte, illustrant le livre, peut en être dressée, avec les fluctuations inévitables des hypothèses sur les étapes, le tracé de sa navigation. Euthymènes, l’autre Massaliote, dont la statue du Palais de la Bourse est le pendant sculptural de notre Pythéas, navigateur et explorateur le précédant de quelque deux siècles, après de mythiques navigateurs carthaginois, aurait accompli, sinon une circumnavigation, une exploration des côtes africaines de l’Atlantique sud, intitulée Périple de la mer extérieure, le long des côtes africaines. Bien que très mal connu, cette expédition devait bien avoir un désir de découverte non dicté par une rentable nécessité matérielle immédiate.

Franchir des limites

Intérêt commercial de la cité, qui peut être aussi l’alibi concret du rêve dans un univers mental nourri de légendes sur les contrées d’autant plus fascinantes qu’inconnues : Hécatée et ses Hyperboréens, habitants de l’inhabitable contrée froide d’Aristote, en sont un exemple. Des chapitres, « L’île des gens heureux », « La dernière des terres », Thulé, Islande aujourd’hui, sont déjà les prémices des utopies qui accompagneront et poétiseront les Grandes Découvertes du XVIe siècle que j’ai étudiées personnellement, entre chimère et cauchemar comme le « Poumon marin » entre possible glaciation d’horreur ou vaporeuse et gélatineuse entrée dans un autre univers. Une magnifique citation de Lucien de Samosate en épigraphe au chapitre 8, « La dernière des terres », extraite de ses Histoires vraies (en réalité des fictions de cet auteur du IIe siècle) exprime parfaitement, me semble-t-il, cet irrépressible sentiment humain, de vouloir franchir les infranchissables horizons toujours fuyants à l’insatiable poursuite des hommes curieux. Herbaux imagine le narrateur Lucien en Pythéas franchissant « les Colonnes d’Hercule », verrou de la Méditerranée à l’Atlantique « faisant voile vers l’océan du Ponant ». Ce que j’en retiens, c’est sa claire motivation :

« La cause et l’objet de mon voyage étaient la curiosité de mon esprit, le désir de voir des choses nouvelles, la volonté d’apprendre quelle est l’extrémité de l’océan et quels peuples habitent au-delà. »

Peut-être la réputée inatteignable Ultima Thule et ces « choses nouvelles » étaient-elle trop nouvelles et ces trop lointaines contrées inaccessibles pour être crédibles à l’esprit des voyageurs immobiles, critiques acerbes de Pythéas comme Strabon, le traitant d’affabulateur, d’auteur, dirais-je, de galéjades marseillaises anticipées. Mais c’est ce même désir que je retrouve, entre rêve et réalisme chez les explorateurs espagnols et portugais que j’ai étudiés. Ainsi Camõens (1520-1580), prêtant dans ses Luisiades, sa voix à Vasco de Gama qui, le premier, doubla Le Cap des Tempêtes des Anciens, devenu, franchi, vaincu, Cap de Bonne Espérance vers les Indes :

Ainsi, tout doucement, nous ouvrîmes des mers

Que nul homme vivant n’avait jamais ouvertes,

Voyant des îles neuves avec de nouveaux airs,

Qu’Henri le généreux nous avait découvertes.[1]

Si la route maritime des Indes ouvrit la voie au Portugal vers les richesses des Indes, Henri le Navigateur était un roi savant avide d’horizons plus que de lucre.

Séparant l’Afrique de l’Espagne, Hercule le Grec ou un postérieur traducteur y aurait écrit —en latin— Nec plus ultra, ‘Rien au-delà’. De hardis navigateurs, des esprits aventureux n’auront de cesse que de franchir ce qui semblait un tabou et les Temps Modernes des découvertes, et en tout domaine, comme je l’ai montré, qu’il serait trop long de répéter, me semblent caractérisés justement par ce désir, parfois sacrilège, de dépasser des limites, d’enfreindre en frissonnant des interdits, d’aller toujours au-delà. Charles Quint, qui régnait sur un empire où le soleil ne se couchait jamais, ornera les deux colonnes de son blason d’un « Plus ultra » et le philosophe Bacon, un siècle après, en fit la sienne dans les savoirs humains.

Il faut imaginer, entre rêve et contrainte du réel, les navigateurs espagnols ayant découvert à Panama le Pacifique, parcourir toute la côte de l’Amérique, du nord au sud, entrant inlassablement dans le moindre golfe creux, dans le moindre estuaire de fleuve laissant espérer un passage entre les deux océans, en goûtant l’eau douce en l’espérant salée, avec la déception du Saint-Laurent, passage espéré du nord-ouest : « Aca nada », ‘Ici, rien’, donnant nom au pays Canada selon des légendes. Et, après la découverte à l’extrême sud du continent du détroit providentiel par Magellan, il faut se les figurer cherchant les vents, remontant les côtes américaines à la recherche du passage du nord-est d’un océan à l’autre par ce mythique et mirifique détroit d’Anian, le longiligne golfe de Californie dont on espérait au bout la communication, par l’ouest du Pacifique, avec le Saint Laurent et son golfe de l’est atlantique…

Et découvrant toujours des îles, et avec la terreur de la prophétie que découvrir « la dernière des terres » serait la fin du monde. Cauchemar et rêve ont toujours nourri la science, fait avancer l’homme, exorcisant l’un pour faire advenir l’autre. Comme cette ultime Thulé ou Tile et sa polaire étoile. Qui depuis l’Antiquité n’a cessé de briller aux confins de la légende et de la réalité inaccessible.

Dans la tragédie historique de Cervantes El cerco de Numancia (1585), Le siège de Numance (- 134 – 133 av. J-C), ville ibère alliée aux Carthaginois, dont tous les habitants se sont suicidés plutôt que de se rendre aux assiégeants romains, le dernier vivant, un petit garçon, défiant Scipion qui veut au moins un survivant, pour son triomphe à Rome, préfère se jeter de la tour et se tue. Dernière scène, « La Renommée » proclame alors sa gloire d’un pôle à l’autre : « de Batria a Tile » ou Thule, Ultima Thule, résonant aussi depuis Sénèque, métaphore et hyperbole de l’extrême lointain d’un monde sans mesure.

 

Passage du nord-ouest et Ultima Thule

         Comme aujourd’hui le commerce mondial, freiné ou paralysé par la crise en Mer Rouge et la vulnérabilité du Canal de Suez, espère du réchauffement climatique et de la fonte des glaces polaires un passage du nord-est entre l’Asie et l’Europe (espoir plombé par la crise russo-ukrainienne, les détroits étant russes), au cours et au tournant des XVIe-XVIIe siècles, tout en en poursuivant l’exploration, c’est l’exploitation des nouveaux mondes qui active la recherche d’un économique passage du nord-ouest vers l’Asie.

Documenté en géographie, Rabelais, dans son Quart Livre (1552), fait naviguer son héros Pantagruel vers la Chine, non par la route torride des Espagnols, mais par les glaces du nord. Mais il appartient à Cervantes, inventeur du Chevalier errant rêvant de pays imaginaires, fils de ce peuple espagnol itinérant aux quatre points cardinaux, de concrétiser en fiction la nouvelle sensibilité géographique, aux horizons éclatés à l'image nouvelle du monde. Avec le moule revendiqué de ce qu’on appelle anachroniquement « roman » grec des I au III siècles de notre ère, tels Chéréas et Callirhoé de Chariton d'Aphrodise, l'Histoire de Leucippé et Clitophon dAchille Tatius d'Alexandrie, Les amours de Théagène et Chariclée d’Héliodore d’Émèse, histoires d’amour et d’aventures qui deviennent le modèle du roman baroque, Cervantes écrit Los trabajos de Persiles y Sigismunda, dont la publication en 1617 est posthume.

Il y conte les amours et aventures de Persille, prince de Thulé, et de Sigismonde, fille du roi de de Frislandia, île mythique. Pour les Espagnols sans doute lassés des prodiges et merveilles d’outre-mer, Cervantes invente un exotisme nordique et, avec ces deux héros, promène le lecteur dans des féériques ou maléfiques contrées, nimbées de la brume des rêves, des neiges de la pureté, des glaces de l'effroi, dans une errance du nord au sud de l'Europe, avec comme terminus finalement dirait-on, l’inévitable Ultima Thule.

Dans l’avant-dernier chapitre (XIII), il cite la mention de Virgile sur Thule dans les Georgiques (I, 30) mais précise avec les nouvelles connaissances :

 

« l’île de Tile o Tule, qu’on appelle aujourd’hui vulgairement l’Islande, était la dernière de ces mers septentrionales ; car un peu avant, il y a une autre île […] appelés Frislandia, que le Vénitien Nicolas Temo [sans doute erreur pour les frères Zeno] découvrit en 1380, aussi grande que la Sicile […] il y a aussi une île puissante, presque toujours couverte de neige, qu’on appelle Groenlandia ».

 

Île étrange en vérité, héritée des affabulations des lettres des frères Nicolò et Antonio Zeno publiées et portées sur la carte, le portulan de leur neveu Nicolò près d’un siècle plus tard, en 1558. En effet, on y trouve un monastère avec des moines enseignant le français, l’espagnol, le latin et le toscan, une fontaine d’eau chaude (qui ferait penser à l’Islande), qui facilite une pêche abondante, une source de goudron qui se solidifie tel du marbre dont on fabrique des maisons.

Voilà donc les réflexions complémentaires que m’inspire cet élégant petit volume maniable de 240 pages, imprimé clairement, doté d’une riche bibliographie, d’un index commode. Comme universitaire, j’en salue la savante simplicité, la précise érudition et, comme écrivain, j’en goûte l’élégante clarté.

 

able des matières

Avant-propos

PREMIÈRE PARTIE
Les sources antiques
1. Le jour le plus long
2. L’ombre du gnomon
3. Quelque part en Grande- Bretagne
4. Pythéas entre les lignes

DEUXIÈME PARTIE
Visions du Grand Nord

5. Au- delà du grand mur
6. L’île des gens heureux
7. Thulé à vue de ne
8. La dernière des terres

TROISIÈME PARTIE
Postérité de Pythéas

9. Je ne sais quel Pythéas
10. Pythéas, le retour
11. Les aventures de Pythéas le Gaulois

QUATRIÈME PARTIE
Le dossier Pythéas

12. Pythéas a- t-il vraiment existé ?
13. Le poumon marin
14. Le dernier mot ?
15. Contes et légendes de Pythéas
Pythéas le Marseillais – Les fragments
Postface

Les lieux explorés par Pythéas (carte)
Principales éditions des fragments de Pythéas
Bibliographie
Index

 

Site François Herbaux : http://www.francoisherbaux.fr/

 

Émission N°726 de Benito Pelegrín

ILLUSTRATION MUSICALE : A

Roger Fernay/Kurt Weill , 1935

« C’est presque au bout du monde, Ma barque vagabonde, l’étoile qu’on suit… »

, l’île de l’utopie

Youkali :

 

Sabine Devielhe, soprano Raphaël Pichon, piano, confinement

 

https://www.youtube.com/watch?v=URVOzrG4Knc

 



 

 



[1] Benito Pelegrín, Figurations de l’infini, Première Partie, Les routes du monde, 3. L’espace poétique de la géographie. Le Seuil, 2000, p. 111.