mardi, octobre 25, 2022

ANNÉES FOLLES

 

NOS FOLLES ANNÉES


FANTAISIE-OPÉRETTE EN DEUX ACTES

JACQUES MÉTÉHEN

LIVRET DE MARC CAB

CRÉÉ À AVIGNON EN 1968

Odéon, 23 octobre 2022


         Salle comble pour public comblé : quand les salles de spectacles post Covid peinent à remplir leur jauge, l’Odéon de l’opérette fait le plein.

         On ne dira pas pourtant que ce livret assez vide nous emplisse d’admiration, simple prétexte à enfiler des airs, des pas de danses qui donnent le pas, préséance à une pleine troupe de chanteurs, comédiens, danseurs, dont l’allant, le talent, intelligemment mis en valeur par une mise en pas, en place, en scène très aérée, très rythmique, de Jacques Duparc, font le sympathique prix malgré, à l’évidence, celui modique, des moyens. Même l’orchestre, réduit à piano, violons et batterie, invisible, ne s’invisibilise pas, bien individualisé comme faisant contre mauvaise fortune, bon cœur et corps, grâce au dynamisme de Didier Benetti.

         Sur un fond uniforme, la rituelle modeste rampe de six marches de la scène de l’Odéon suffiront à Duparc pour étager clairement tour à tour deux réverbères, des fauteuils, des chaises Second Empire dorées et, sans brouillonne confusion, sa foule de personnages clairs et nets, même dans le tableau de groupe pyramidal entre les rideaux se fermant en fin de spectacle. C’est une élégante équation à tant de monde sur un plateau réduit.

         Fin de première Guerre Mondiale puis liesse du 11 Novembre de l’Armistice : drapeau, poilus bleu horizon, infirmière de blanc vêtue, symbole vivant de l’horreur de la mort et des blessés, vêtements avec encore des vestiges de la mode de la feue Belle Époque, melon des hommes, chapeau des dames ornées d’aigrettes, de plumets, étole de renard, mais robes encore longues couleur de la grise décence d’un temps de contrition qui ne feront qu’éclater les couleurs d’un temps sans contrainte à venir : les Années folles oublieuses en folie de ce passé sanglant, et sans doute NOS Folles années de 68 où fut créé ce divertissement.

         La transition entre la transe guerrière et les transes frénétiques à venir est habilement amenée par la Madelon, douce chanson emblématique de la guerre, entonnée, gravement, à mi-voix, dans une pénombre névrotique par Juppin/ Pivoine en poilu, puis se poilant, se pliant au rythme nouveau vivifiant, repris par tous, enterrant, sinon les morts, trop nombreux du désastre guerrier, du moins les visions

d’horreur pour amorcer et mordre à belles dents la vie présente et celle qui reste à venir.

         Le livret ne brille pas par ses trouvailles : on rit du cynisme de l’ancien concierge nouveau riche (Jacques Lemaire) énonçant dignement, en évidence sans réplique, le marché noir comme devoir patriotique ; un clin d’œil à Gabin/Morgan : « T’as de beaux yeux, tu sais… ». Des allusions aux scandales financiers de l’époque de l’argent facile, « la financière » (Marthe Hanau innommée), l’escroc à la Stavisky, l’élégant et fringant Argentin Colonel/Amadou (Grégory Arrieta). On rit à la métamorphose de la raide Baronne des Tournelles, Caroline Clin clinquante et claquante aristocrate plus démonétisée que diamantisée, soudain saisie par la débauche, métaphore filée de son soudain désir ardent, « Ça chauffe ! », « Tout feu tout flamme » pour son beau rastaquouère, proche adultère énoncé et annoncé, non dénoncé, par son fils qui en perd son bégaiement Amédée (Florian Cléret), d’abord alluré aristo puis déluré à l’allure de la perte de son pucelage tardif, tandis que le Baron (Claude Deschamps) campe noblement sur ses vieux quartiers de noblesse, équarris par femme et fils passés aux temps nouveaux.

         Le couple automnal d’anciens concierges nouveaux riches par le marché noir, les Trinchart (Jeanne-Marie Lévy, qu’on voudrait entendre plus souvent, et Jacques Lemaire toujours excellent) vit un printemps de prospérité sans scrupule dans un salon aux fauteuils Louis XVI (tout de même) et gâché par le mauvais goût d’animaux empaillés et une statue orientale vivante ; elle, la matrone en bigoudis en plein dans son époque a un maître à danser sans doute gigolo ambigu (Loïc Consalvo), c’est une bourgeoise gentilhomme rêvant de bonnes manières : ratées dans la scène aux plaisantes symétries/dissymétries de baise-main, chassé-croisé de shake hand (même réussite de comique répétitif dans les scènes de coups sur Amédée ou des gifles). Ils cherchent à caser leur fille, en la mariant au rejeton pour l’heure bègue des aristos ruinés. Ruinés à leur tour, ils auront un joli duo du regret de leur modeste et paisible vie d'autrefois.

         Leur fille Marguerite, Daisy par la grâce de son amoureux aviateur anglais (chaleureux chanteur Steve Chauvry), signe précis de la nouveauté de cette guerre avec l’aviation, mais erreur quand on assure que, attendu à New-York pour une expo, le peintre Jacques Thomas Viollau va prendre l’avion, les vols commerciaux réguliers n’ayant commencé qu’après la Seconde Guerre Mondiale. Ténor léger, il pâtit de son premier air malencontreusement devant le rideau de velours qui absorbe le son et ne le projette pas. Mais, tenant, entre ses bras sa Daisy retrouvée, il retrouve verve et voix. On n’en est pas étonné qu’on on sait qu’elle est incarnée par Caroline Géa, voix toujours facile et fruitée. Ils forment le couple obligé de jeunes premiers figés séparés par les quiproquos, le dépit amoureux, sans autre relief que leurs airs.

         À l’inverse, comme souvent, le couple second dans le style valets de comédie serviteurs avisés de leur maître, souples et agiles, devient premier dans l’action, servis par la sémillante et pétillante Agnès Pat’, virevoltante, digne compagne du toujours espiègle et acrobatique, même sans acrobaties, Grégory Juppin égal à lui-même, chanteur, danseur, vrai meneur de jeu de cette histoire sans enjeu notable.

         Mais comment ne pas applaudir à la belle Zézé d’Estelle Danière, qui semble anticiper avec humour une bien dansante Cyd Charisse, tout en restant empanachée comme la Marseillaise Gaby Deslys, la vraie introductrice du jazz en France avant les Alliés Américains de 1918. Quant au curé canaille puis évêque d’Antoine Bonelli mariant à toute mains  et goupillon tout le monde, cherchant Dieu partout, même dans les cabarets, pas de problème de conscience, nous l’absolvons et lui donnons une autre promotion :  à Rome.


         On salue la justesse chronologique, comme d’habitude, des costumes des productions de l’Odéon et le réalisme artistique des tableaux, dans les styles du temps de l’atelier de Jacques, avec le bel autoportrait de Tamara de Lempicka, emblème de ce temps libéré sexuellement, comme on le voit au clin d’œil de l’Apollon de Deauville, troublant toutes les femmes mais partant avec un homme.

         On retrouve cette exactitude, avec bonheur, dans les airs, les rythmes qui font le réel plaisir de ce divertissement, abondance de marches, puis de foxtrots black bottom, anticipant les charlestons, une habanera et, naturellement, le tango, avec le classique El choclo. Mais comme de vibrants leitmotive, le chœur se donne à cœur joie avec le fameux Alexander’s ragtime band d’Irving Berlin et le gospel Halleluja.

         Encore une fois, la troupe de ballet remporte tous les suffrages. 

 

 

DISTRIBUTION :

Direction musicale :  Didier BENETTI
Mise en scène : Jacques DUPARC
Chorégraphie :
Lætitia ANTONIN
Décors, costumes et accessoires : ART MUSICAL

Ketty : Agnès PAT’
Madame Trinchart : Jeanne-Marie LÉVY

Daisy : Caroline GÉA
Zézé : Estelle DANIÈRE
La Baronne des Tournelles : Carole CLIN

Jacques Chastenet : Thomas VIOLLEAU

Pivoine : Grégory JUPPIN
Amédée des Tournelles : Florian CLÉRET

Baron des Tournelles : Claude DESCHAMPS

Victor Trinchart : Jacques LEMAIRE

Edward : Steve CHAUVRY

Le Professeur de danse : Loïc CONSALVO

 Le Colonel / Amadou : Grégory ARRIETA

 Le Curé / L’Imprésario : Antoine BONELLI

 

Orchestre de l’Odéon

Alexandra JOUANNIÉ, Bernard CHAPPE, Alexandre RÉGIS, Didier BENETTI, Caroline DAUZINCOURT

Ballet

François AUGER, Guillaume CABALLE, Roman CONRAD, Axelle RABIA, Anaïs SUCHET, Anne-Lise THÉBAULT 

PHOTOS CHRISTIAN DRESSE : 

1. Armistice 11 novembre 1918 ; 

2. Bourgeois et aristos : demande en mariage ;

3. Zézé, le peintre, l'escroc;

4. Les jeunes premiers ;

5. Les jeunes seconds ;

6. Bonelli en gloire.

vendredi, octobre 21, 2022

HENRI TOMASI, VIOLON


L’intégrale des œuvres pour violon, 

 d’HENRI TOMASI,

par  Stéphanie Moraly, violon, l’Orchestre Symphonique de la Garde Républicaine dirigé par Sébastien Billard, et Romain David, piano. Un CD Naxos

         Malgré le frein de la pandémie, en 2021, cinquantenaire de la mort et 120e anniversaire de la naissance d’Henri Tomasi, sinon tout ce qui était programmé, de nombreux événements ont commémoré et célébré l’homme et l’œuvre, en France, Marseille, en Corse, à Paris, et à l’étranger. Certains des hommages ont pu avoir lieu. Et nous rendons hommage à ce disque qui nous offre enfin ses œuvres complètes pour violon. C’est donc une première mondiale.

         Faut-il présenter encore le grand compositeur, l’un des plus grands et des plus prolifiques de son temps, Henri Tomasi (1901-1971) ?  Marseillais d’origine corse, né à la Belle-de-Mai. Quatre ans plus tard, il habite Mazargues, alors un village où son père, facteur, est muté. Celui-ci l’élève plutôt sévèrement. Le père est flûtiste amateur. Henri en hérite, sinon une fortune, au moins l’amour de la musique. À Marseille, grandiose port alors ouvert sur le monde, Porte de l’Orient, comment un gamin, un jeune homme, dont les racines sont dans une île, ne rêverait-il pas de mer, de voyages, lointains, comme le Marius contemporain de Pagnol ? Il désire être marin. Mais il va voguer et voyager par la musique.   Il fait ses études musicales à Marseille puis à Paris, au Conservatoire, en compagnie de son ami, le futur grand violoniste Zino Francescatti, né à Marseille un an après lui. Tomasi est « Grand Prix de Rome » en 1927. Il ne va cesser de composer. Il devient un chef d’orchestre réputé, au service de la musique des autres, et de la sienne, nourrie de toute cette expérience orchestrale et d’une connaissance précise des instruments.

         Son œuvre, est immense, répétons-le : elle couvre tout le vaste champ orchestral, et le large éventail interne des pupitres, des instruments de l’orchestre, l’ensemble du spectre sonore et les parties, les composantes, toute la palette des couleurs. Il a écrit pour violon, guitare, alto, basson, trompette, saxophone, sans oublier piano, et orchestre naturellement ; ses Fanfares liturgiques pour ensemble de cuivres de 1944, sont toujours jouées avec succès dans le monde entier.

         Il s’est intéressé au patrimoine musical local, laissant des œuvres provençales, des mélodies corses, il s’est essayé à tous les genres musicaux, dont de puissants opéras (Don Juan de MañaraSampiero corsoL’Atlantide, qu’on a eu le privilège trop lointain de voir à Marseille), des oratorios comme le poétique Retour à Tipasa, sur le texte d’Albert Camus (1966), Le silence de la mer, sur le roman de Vercors où la musique est la transcendance du texte littéaire ; il est l’auteur de grandes fresques symphoniques et vocales (Symphonie du Tiers-Monde, Chant pour le Viet-Nâm, Requiem pour la paix, et, très singulier, son jeu scénique symphonique L’Éloge de la folie d’après l’œuvre satirique de l’humaniste Érasme.

         D’une inspiration aussi libre que son esprit, il compose à l’écart des modes musicales de son temps, tout en restant pleinement enraciné et déchiré dans son époque si trouble, entre deux guerres mondiales et des guerres coloniales, il en dénonçant les injustices et les violences. Son œuvre manifeste l’angoisse, ces ombres terribles, mais aussi une lumière de la Méditerranée de l’humanisme hérité de l’Antiquité civilisatrice. Même consacré à la seule musique pour violon de Tomasi, ce CD témoigne de cette veine, de cette source méditerranéenne.

         Ainsi, le premier opus du CD, est un concerto pour violon de 1962, Périple d'Ulysse, inspiré de la Naissance de l'Odyssée, un roman de Jean Giono. Il fut créé par le grand violoniste Devy Erlih, commanditaire et dédicataire, en 1964, avec l'Orchestre national de France.  Ce concerto est suivi de Capriccio, une pièce de 1931 révisée en 1950, violon et orchestre, dont nous écoutons un extrait du deuxième mouvement, l’Andante, une pure ligne du violon qui se lamente sur les pleurs obstinés scandés par les larmes graves de l’orchestre :

 

1) PLAGE 6

 

         À part ce Capriccio et le Poème pour violon et piano, nous avons en effet, dans ce CD une sensible inspiration méditerranéenne, le Chant hébraïque, le Chant corse, Paghiella, Sérénade cyrnéenne ("Sérénade corse"), dédiée à Zino Francescatti et même la Tristesse d'Antar, la douce mélopée orientalisante sur un héros maudit par sa couleur de peau, tiré du Roman d'Antar, un texte arabe mêlé de vers situé dans la Syrie préislamique du VIe siècle, qu’on croit par erreur épopée du XIIe siècle. Aussi célèbre dans les pays arabes que les Mille et Une Nuits, transmis oralement. Ici, violon et piano s’unissent en une dramatique montée d’angoisse :

 

2) PLAGE 9 

 

         On ne résistera pas au Chant corse de 1932 que Tomasi aimait au point de l’arranger pour divers instruments (clarinette, cor, violoncelle, hautbois, violon, et très en faveur aujourd'hui dans les concerts, celle pour saxophone alto). Nous écoutons un extrait de la
version pour violon et piano, instruments amoureusement unis en toute douceur lumineuse par la violoniste  
Stéphanie Moraly, qui règne forcément dans toutes les pièces du CD, et le pianiste parfaitement en harmonie de Romain David. Chant berceur et rêveur que nous écoutons :

 

3) PLAGE 11 

 

         La dernière œuvre pour violon et piano du CD est Paghiella, appelée aussi « Sérénade cyrnéenne », c’est-à-dire ‘Serénade corse’, Cyrnos étant le nom grec de la Corse. La paghjella est un chant polyphonique traditionnel corse, qu’on a l’habitude d’entendre de nos jours par des groupes corses. Cette pièce est dédiée à son ami d'enfance, le violoniste marseillais Zino Francescatti. C’est vivant, vibrant, virtuose, avec des accents, me semble-t-il, hispaniques : après tout, l’Espagne n’est pas étrangère à la Corse, qui lui doit sa tête de Maure et, ce que l’on ignore en général mais qu’on sait quand on est philologue étudiant les influences*, la forme poétique du quatrain octosyllabique assonancé aux vers pairs à la façon du romance castillan, comme les voceri. Nous quittons ce beau disque sur son rythme enlevé :

 

4) PLAGE 12 


* Travaux de ma compagne Jeanne Battesti, Corse et hispaniste, avec laquelle je participais aux travaux du Centre d’Études corses de l’Université de Provence, avec des colloques sur l’île.

 

 RCF, Émission N° 627 de Benito Pelegrín




 

 

 

 

dimanche, octobre 16, 2022

GERMAINE TAILLEFERRE, LA UNE DES SIX

 


Germaine Tailleferre

Her piano works

Nicolas Horwath

Label Grand piano

        

         Dire qu’il a à son actif déjà une vingtaine de disques, tous salués par la critique, sans compter ceux de son récent label, Nicolas Horvath Discoveries, créé avec l'aide de 1001 Notes & ACEL, qui sort un disque par mois de musiciens inconnus ou méconnus, depuis fin 2001, c’est peu dire de l’activité de Nicolas Horvath. Passionné par toutes les musiques, toute est chez lui en lui au pays de la musique sans frontières. On a connu ses maximalistes concerts pour œuvre minimale, comme l’intégrale des œuvres supposées minimalistes, telle celle de Philip Glass, douze heures de concert non-stop. Le compositeur américain est même venu jouer avec lui. Rappelons encore l'intégrale des 15 Klavierstücke de Karlheinz Stockhausen ou encore l'intégrale des œuvres pour piano d'Erik Satie attirant 14000 personnes à la Philharmonie de Paris. Aucune musique ne lui est étrangère, de celle des jeux-vidéos (où il était magistral) qui ont enchanté son enfance, à celle des séries, dans le pays sans frontières du monde de la musique : le sien.

         Si l’éclectisme vertigineux de son large éventail musical ne montrait qu’il n’y a dans ses choix nulle étroitesse de « genre » sexuel, à preuve la riche palette de ses enregistrements, attentifs à rendre justice à des compositeurs inconnus ou mal connus, je dirais volontiers de Nicolas Horvath qu’il est le paladin, le chevalier servant de ces Dames compositrices, mal servies, ou desservies par l’histoire de la musique, dont il se fait chevaleresquement redresseur de torts. On ne l’accusera donc pas de caresser, je ne dis pas dans le sens du poil, mais de la belle chevelure la mode féministe, ou plutôt la juste révolte des femmes contre le patriarcat ayant enseveli dans l’ombre de l’oubli, ou laissé dans la pénombre de la mémoire, à peine éclairées par de brillants compagnonnages masculins, maris, amants, mécènes, des vocations et des talents féminins qu’on découvre ou redécouvre à peine aujourd’hui : ne revenons pas sur les Fanny Mendelssohn, brutalement contrariée par père, et même frère, qui l’utilise froidement en riant de sa vocation, confinée au rôle germanique  des traditionnels KKK (Küchen, Kirchen, Kinder), Clara Schumann, subordonnée servante de l’œuvre de son époux, Alma Mahler, peintre, compositrice, poétesse, sacrifiée au sien. Objet décoratif, la femme, était cantonnée, au mieux, dans les Arts décoratifs.

         Ainsi, après deux disques à deux femmes, la pianiste et claveciniste Anne-Louise Brillon de Jouy (1744-1824), Hélène de Mongeroult (1764-1836), dont il a gravé (intégrale des sonates), voici le dernier, premier d’une série sur la compositrice Germaine Tailleferre.

         Nous en écoutons un fandango endiablé, on y sent les pas agiles des danseurs, sur un thème lointain d’une fameuse zarzuela sans doute soufflée par son ami Ravel, grand connaisseur en la matière par sa mère.

 

1) PLAGE 6

 

         Quand on évoque Germaine Tailleferre (1892-1983), on lui accole inévitablement le titre de « la seule femme — ou au mieux, emphatiquement, la Dame— du Groupe des Six », une poignée d’amis musiciens constitué entre 1916 et 1923, ainsi baptisés par Cocteau :  Georges Auric, Louis Durey, Arthur Honegger, Darius Milhaud, Francis Poulenc.  En somme, on l’appelle de la sorte comme si seul ce privilège de femme parmi des musiciens célèbres, méritait qu’on s’en souvînt : admirable admission, on dira intronisation dans un cénacle masculin qui serait de purs génies mâles concédant cette entrée minoritaire, singulière, à une femme. Pourtant, sous les doigts virtuoses, vigoureux et passionnés de Nicolas Horvath qui lui rend justice, écoutez la fièvre, la folie tourbillonnante, haletante de cette Pastorale inca :

 

2) PLAGE 45

          

         La musique de Germaine Tailleferre est lumineuse, aux rythmes affirmés, d’un grand raffinement sonore. C’est peut-être son élégance et sa légèreté, je dirai sa pudeur, que l’on prend à tort pour un manque de profondeur, qui ne serait que l’apanage des mâles. Nous ne souscrivons pas, pour notre part au paternalisme condescendant de son collègue Darius Milhaud qui ose les propos suivants qui assigne sa musique à tous les clichés patriarcaux les plus usés sur la femme, ou mieux, ou pire, la jeune fille, « délicieuse », « sans prétention », « sincère », fraîche, on dirait assimilée à la fleur, « qui sent bon ». Voici le bouquet, plein d’épines d‘une assurance et arrogance masculines supérieures, qui ne passerait plus aujourd’hui, qu’il lui offre :

 

          « Germaine Tailleferre est une délicieuse musicienne. Sa musique a l’immense mérite d’être sans prétention, cela à cause d’une sincérité des plus attachantes. C’est vraiment de la musique de jeune fille, au sens le plus exquis de ce mot, d’une fraîcheur telle qu’on peut dire que c’est de la musique qui sent bon. »

         Sans doute pense-t-il, occultant ou méconnaissant beaucoup de la production de la compositrice, aux huit pièces constituant son délicat recueil Fleurs de France.  Mais ce jugement est démenti par, entre autres, le saisissant, théâtral Rempart d’Athènes demandé très précisément par Claudel pour une musique de scène.

         D’autres lui imputent un néo-classicisme, dont ils oublient un peu vite qu’il est à la mode du temps, puisque même Pulcinella, sur des thèmes pourtant du baroque Pergolèse, de Stravinsky en 1919, est qualifié alors de néo-classique. Son opéra La Petite Sirène, en 1957, est un passage expérimental dans la musique dodécaphonique.

         Mais nous quitterons ce disque nécessaire de Nicolas Horvath ce pianiste si attachant, si attaché à relever les injustices et oublis de l’histoire de la musique en lui renvoyant cette Berceuse pour son petit garçon qui enchante ses jours, m’a-t-il confié et déchante ses nuits :

 

3) PLAGE  47

 

Germaine Tailleferre

Her piano works

Nicolas Horwath

Label Grand piano

 

 RCF, émission N°620 de Benito Pelegrín, 27/07/2022

 

dimanche, octobre 02, 2022

L’ENVOL DU CYGNE


L’adieu de Haïm Menahem au Théâtre de la Joliette

Théâtre de la Joliette, samedi 24 septembre 2022

 

HAÏM LE CYGNE

         Autrice, auteure

         Le texte est de Marion Aubert, qui veut qu’on la nomme autrice, mot ancien désormais à la mode pour nommer la femme qui écrit, plombé à mon oreille de musicien et à ma culture de linguiste par le poids de la consonne alvéolaire sourde t, doublée de la consonne fricative uvulaire r ; je lui préfère auteure, plus léger et soluble à l’air, avec la brume du e muet qui prolonge tout naturellement, en douceur, le mot auteur, semblant amoureusement unir masculin et féminin, les deux genres, sans cette castatrice volonté féministe de séparer radicalement, même par le son, ce que la nature a fait pour être harmonieusement uni. Mais peu importe. C’est un long monologue, implicite dialogue, que l’auteure a écrit dans une vivante et chaleureuse spontanéité à la sympathique écoute de Haïm Menahem narrant des souvenirs d’enfance, de jeunesse, de famille, l’exil, des éclats, des fragments de vie, des sensations, des sentiments, des états d’âme au moment, toujours difficile pour tous, non de tourner une simple page, mais un long chapitre du livre d’une existence, le point sinon final, de suspension : la retraite  et l’heure de prendre congé, de dire adieu.

         Bien sûr, il y a les nécessaires retraites attendues, espérées, heureuses, qu’on souhaite à tous. Mais, quand on a vécu du théâtre, de la scène, sur la scène, éclairé —ou brûlé—par les feux de la rampe, paradoxalement nourri des yeux dévorateurs des spectateurs, ce rideau qui tombe soudain, on le dira théâtralement forcément, prend, à partir du comédien en partance, une portée symbolique, au sens littéralement, dramatique, même si le masque de la comédie en farde pudiquement l’inévitable douleur.

         Et, au-delà du comédien, dans le théâtre de notre existence, cela pose, me pose, et je pose la question : à l’heure du dernier départ, qu’emportons-nous, sur nous, des autres ? Leurs regards sur nous, de nous, leurs idées de nous, tout ce qu’ils perçoivent de nous demeurent fatalement une part de nous qui nous échappera à jamais, et réciproquement : notre moi, un, unaire, est toujours lacunaire. « Je est toujours un autre », dit justement le texte, reprenant Rimbaud.  Et, dans cette haute cage de scène, sur trois parties de la boîte, géométriquement ponctuée, pointillée d’une infinité de lampes lumineuses comme des yeux avides, livide ou incandescente lumière sur le comédien, variant la couleur du spectre, j’en vois comme la métaphore : myriade plurielle de regards sur l’être singulier de l’acteur.

         Certes, le texte, badin et blagueur souvent, avec la grâce narrative d’Haïm, sa veine et verve humoristiques, joue à évoquer des jugements du public, des critiques de presse élogieuses, dont je me dis parfois, à voir tant d’éloges et de fleurs que l’on prodigue aux morts, qu’il vaudrait alors mieux mourir de son vivant.

         Mais nous n’en sommes heureusement pas là, mais à la métaphorique mort des (a)dieux à la scène, au théâtre. Et je préfère retenir du cygne, vulgaire canard par sa vilaine démarche sur terre, qui devient merveilleux vaisseau sur l’onde, cou en point d’interrogation, à laquelle répond la sublime légende de son chant dernier. 


         Chant du cygne

         El l’on voit Haïm se déplumer lentement comme ils se dévoile peu à peu avant de nous dévoiler l’envers, sinon du décor, le revers de sa veste effectivement emplumée de cygne supposé offrir son chant. C’est l’image poétique usée à en devenir une métaphore lexicalisée, c’est-à-dire morte, du chant de l’élégant palmipède, légende socratique rapportée par Platon que le cygne vilainement caquetant, élève cette dissonante sonorité à chant sublime d’adieu au moment de mourir, mélodie ultime rachetant et couronnant de sa beauté la laideur de son timbre de voix en vie.  Oublions le coq que Socrate, condamné à mort, demande à ses amis éplorés d’offrir à Esculape, dieu de la médecine, en remerciement sans doute de la guérison de la vie qu’apporte la mort. Oublions aussi le doloriste et morbide culte romantique qui prétend que « les chants désespérés sont les chants les plus beaux », pour célébrer la vie qui chante même en partant, mais pas un martial Chant du départ, mais un pacifique et vivant salut aux vivants.

         Chant du cygne. Champ du signe, des signes, de la signification, sous tant de mots, le silence, ce qui n’est pas dit mais glisse sous le texte et le jeu, sous la parole profuse, infuse le sens, la sensation : la justice/injustice sociale qui classe/déclasse les êtres en classes d’âge, pour faire nécessaire place aux jeunes par la retraite des aînés, des seniors, on ne dira pas impoliment les « vieux », pourtant souvent chassés sinon parqués dans d’odieux Éhpads.

         Je salue donc, après Pierrette, Maurice et quelques autres, l’ami Haïm, salué chaleureusement ce soir par des gens qui ne l’ont pas connu, plus stellaire que lunaire, cygne s’envolant au ciel constellé du théâtre, ludique ludion, lutin vivant, vibrant, vibrionnant, parlant, chantant, dansant, éternel souple jeune homme dont on a du mal à croire qu’il est « vieux », « à bout de souffle », tant il insuffle, tant il respire, inspire, la jeunesse. 

 Texte :  Marion Aubert. Interprétation : Haïm Menahem. Regard extérieur : Pierrette Monticelli. Lumières : Jean-Charles Audoubert. Régie son : Aurélien Giordano. Régie : Aurélien Giordano. Collaboration à la chorégraphie : Georges Appaix. Costume : Michèle Paldacci.

Photos : Raphaël Arnaud