jeudi, décembre 30, 2021

CHALEUREUX HIVER



Les Itinérantes

Voyages d'hiver

Noëls du monde a cappella

Label Ambronay

 

Ce n’est pas le mélancolique ‘Voyage d’hiver’, Winter Reise de Schubert, dans une Allemagne enneigée, sorte d’adieu à l’amour et peut-être à la vie. Ici, il s’agit d’un chaleureux voyage d’hiver auquel nous invite un trio, trois dames qui pourraient être les mozartiennes dames d’une rêveuse et ravissante Flûte enchantée, qui nous tracent un intimiste itinéraire enchanteur à travers des Noëls du monde, dans un mois de décembre dont la froidure varie selon la latitude puisque l’hiver chez nous est le plein été dans le continent austral. Ainsi, de la lointaine Russie, avec la tasse de thé de la Fée Dragée du ballet Casse-Noisettes de Tchaïkovski, des Pays baltes, la Lettonie, de la Suède à l’Angleterre et l’Irlande, de la France à la Roumanie en passant par l’Espagne catalane, d’un étrange Sahèl africain à la langue inventée dans une chimère de glace, au Brésil, plus d’autres morceaux, tiré d’un film ou filés par l’imagination, nous avons un éventail de musiques élargies aux rivages du rêve.

Les Itinérantes sont trois artistes, trois femmes issues de la même école de comédie musicale qui ont uni leurs talents en 2017 pour ce qui devait être un unique concert. Ce concert s’est perpétué en projet concrétisé depuis, dont ce disque est un aboutissement. Trois musiciennes aux horizons variés : de la musique classique et ancienne (Pauline Langlois de Swarte) au jazz et à la chanson (Manon Cousin), en passant par la musique du monde (Élodie Pont, initiée au chant diphonique, émettant deux notes différentes en même temps). De leurs multiples univers singuliers, elles ont fait leur projet pluriel, et commun. D’abord, création de leur groupe, Les Itinérantes : un trio a cappella, sans autre instrument, du moins ici, que la percussion de Thierry Gomar. Leur riche répertoire couvre actuellement 11 styles musicaux, 9 siècles et 30 langues différentes.

Mais voici une langue, certes différente, mais l’ancien français aux charmants diminutifs que nous avons malheureusement perdus, dans ce chant qui nous vient du XVIe siècle : Noël nouvelet, pour le « Roi nouvelet, » l’Enfant Jésus, chantera « l’oiselet » qui guidera les pasteurs vers Bethléem où ils trouveront cet « agnelet », c’est accompagné d’un vibraphone à archet, conservant cette saveur archaïque :

1) PLAGE 1

Chaque morceau est simplement mais joliment commenté, situé par l’une des interprètes, souvent de manière affective en s’impliquant dans la découverte d'un de ces chants qu’elles nous font presque tous découvrir. Cela fait partie du charme intimiste de ce CD universel mais très chaudement personnel.

Nous passons à un Noël anglais, ces « carols » traditionnels, agrémenté de ces clochettes scintillantes et bols tibétains, God rest you merry, gentlemen, ’Que Dieu vous accorde paix et bonheur'  dit le Cd, qu'on traduirait plutôt par : 'Dieu vous garde en joie, messieurs' ":

2) PLAGE 2

Nous faisons un bond vers le sud, vers la Catalogne avec El noi de la mare, ‘l’Enfant de la Mère’, l’enfant de Marie, Jésus,  auquel on va donner ce qui lui plaît : des raisins secs,  des figues, des olives, du miel.  Pauline Langlois de Swarte nous dit qu’elle chantait cet air à Perpignan lorsqu’elle était enfant. Moi, je le chantais à Barcelone, d'où il est issu :

3) PLAGE 4

Là, c’est un grand saut que nous faisons vers le sud estival de décembre au Brésil avec cette ravissante Borboleta, le papillon multicolore, fleur ailée, voletant parmi les fleurs au rythme capricieux d’une bossa nova contemporaine :

4) PLAGE 6

Les Itinérantes se jouent donc des frontières terrestres et du temps, passant de musiques d’autrefois à d’aujourd’hui, faisant des transcriptions et arrangements d'airs traditionnels ou classiques. Le Cd est agrémenté de belles photos des trois dames, une seule, sous deux angles en couleurs, de dos, jupes longues de style XIXe siècle,  une autre dans un paysage de forêt devant un toit d’une chaumière qui fume, en châles pour deux d’entre elles, couronnées de fleurs pour on ne sait quelle fête ancienne. Les autres photos, dans une ambiance toujours d’autrefois, contre un troc d’arbre qui semble magique, ou en confortable intérieur, en plongée étrange.

 Elles font explicitement référence par leur tenue, à celle des premières exploratrices aventurières d’entre la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle auxquelles, à leur façons,  elles rendent hommage, femmes audacieuses qui ont non seulement découvert le monde mais ouvert cette voie aux autres femmes : ainsi, la britannique Isabella Bird (1831-1904), première femme à entrer à la Royal Geographical Society, la l’américaine Nellie Bly (1864-1922) qui se fit interner dix jours dans un hôpital psychiatrique pour en dénoncer les méthodes brutales, laissant un témoignage encore dans toutes les librairies, ou encore la Française Alexandra David-Néel (1878-1969), première femme à atteindre la cité tibétaine sacrée de Lhassa, que dans le jeu de la "panthéonisation" affective, France-Culture propose pour le Panthéon. Et je signale qu'elle était cantatrice, ayant chanté de grands rôles, compositrice, féministe et anarchiste.

S’il n’y a pas de frontières, jugeons-en par cette célèbre chanson napolitaine, Santa Lucia, devenue, en Suède, un célèbre noël national  local, Sankta Lucia :

5 ) PLAGE 14

Des trente langues qu’elles chantent, en voici une, inédite, l’Eldali, poétique langue inventée par Élodie Pont, presque anagramme de son prénom dans et air étrange, Sahèl, qui nous évoque les sables africains, mais où une mystérieuse voix en vocalise semble attirer la vaillante exploratrice vers un paradoxal palais d’une sorte d’Atlantide enfouie sous les glaces. Et nous finissons ainsi notre itinéraire des itinérantes :

6) PLAGE 11

 

Les Itinérantes

Voyages d'hiver, Noëls du monde a cappella

Label Ambronay

 

 

RCF : émission N°576 fe Benito Pelegrín

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

vendredi, décembre 24, 2021

LETTRES DU CŒUR : ENFANTS ET ANIMAUX

 

LE BESTIAIRE ABÉCÉDAIRE

livre-disque
Seulétoile

 

         Pour l’amateur de musique, qui aime sortir des sentiers trop battus, pour qui ceux aiment une belle et joyeuse originalité, tous les disques jusqu’ici chroniqués  sur nos ondes du joli label Seulétoile sont un heureux cadeau. Le tout dernier est un beau cadeau de Noël, et de tout temps, pour petits et grands. Je ne saurais trop le recommander. Je m’implique très personnellement, sans nulle crainte : c’est un bestiaire, c’est-à-dire un recueil de textes illustrés sur les animaux  —et j’aime et défends les animaux ; c’est un abécédaire,  mot composé sur a, b, c, d, ou alphabet,  du nom des lettres grecques,  alpha, béta, qui ont donné notre a et notre b, donc abécédaire est un terme composé du nom des quatre premières lettres de l'alphabet ; il désigne le petit livre dont on se sert pour apprendre à lire les lettres. 

Alors, je l’avoue : lire, bonheur de ma vie, écrire, honneur de l’écrivain. Et, ici, pour illustrer ce catalogue d’animaux, il y a des poèmes d’enfants récités et chantés par eux-mêmes et aussi de grands poètes, La Fontaine, bien sûr, mais aussi Apollinaire : des poèmes en forme de rondeaux, de comptines, de chansons, de ballades, en histoire, en fables et, naturellement, en musique  par Couperin, Saint-Saëns, Poulenc. Et comme on ne se moque pas des enfants, qui chantent aussi, ces musiques sont jouées par un ensemble d’excellents musiciens avec clavecin, viole de gambe, flûtes, et violon.

En somme, lettres, animaux, enfants et musique : comment ne pas aimer ?

Puisque l’on parle de lettres, il faut dire que chaque lettre illustrant et introduisant alphabétiquement un animal, est une lettrine, une grande lettre ornementale (ornée, etc.) qui commence un chapitre, un paragraphe. Et de jolis dessins fantaisistes d’animaux, fait aussi par les enfants.

Donc, comme les vingt-six lettres de notre alphabet, il y a ici vingt-six animaux, choisis aussi par les enfants. Nous en connaissons beaucoup, même l’ornithorynque, étrange mammifère qui pond des œufs, mais, avouons-le, en tous les cas, moi je l’avoue je ne connaissais pas, le jabiru, le kinkajou, le quiscale, l’urubu, le vespertilion, le watusi, le xylocope, l’yponomeute, le zacle. Vous les y découvrirez.  Mais aussi une lettre de réclamation de la velodona togata, une petite pieuvre, qui proteste de ne pas figurer dans cet abécédaire, bien qu’elle puisse plonger à des profondeurs marines de sept-cents mètres. Mais il y a réparation puisque l'on publie sa protestation.

Et puisque l’alpha, sinon l’oméga, dernière lettre de l’alphabet grec, est notre a, commençons par l’Abeille , le poème des enfants suivi de la bourdonnante musique du clavecin de Couperin :

 

1) PLAGES 1-2

 

Suivons notre Abécédaire. Après le A, c’et le B, illustré par la Belette, poème suivi d’une mise en musique au XVIIIe siècle de la fable de La Fontaine,  La belette dans le grenier :

 

2) PLAGES 3-4

 

Adorables voix d’enfants ! Après le B, fatalement, le C et c’est la Carpe qui l’illustre dans les ondes de la musique de Francis Poulenc où flotte le poème de Guillaume Apollinaire, chantée par Etienne Bazola :

 

3) PLAGES  5-6

 

ABCD : nous en sommes au D et c’est le Dauphin (toujours la musique de Francis Poulenc) tiré d’un autre poème du Bestiaire du cortège d’Orphée, de Guillaume Apollinaire, toujours chanté par la voix chaude, cordiale d’Étienne Bazola :

 

4)  PLAGES  7-8 :

 

ABCD : E ! sautons le pas, disons la patte, celle de l’Éléphant, sans doute très légère puisqu’il s’agit d’éléphant volant, on imagine le gentil Dumbo, mais la musique est de Camille Saint-Saëns, de son célèbre Carnaval des animaux  de 1886 :

 

5) PLAGE 9-10 : 1

 

Ce livre-disque enchanteur Le Bestiaire Abécédaire, a nécessité une longue préparation, on l’imagine aisément. C’est l’aboutissement d’une année de résidence de création en milieu scolaire au sein des écoles de La Chaux (département de Saône-et-Loire) et du RPI de Raddon-Breuchotte (Haute-Saône), RPI un regroupement pédagogique de quelques écoles à faibles effectifs scolaires afin de constituer une seule grande école concernant plusieurs sites. Le projet a impliqué des artistes, des enseignants et des élèves (entre 3 et 10 ans) qui ont choisi les animaux, écrit les poèmes et fait les dessins qui constellent si joliment le texte. Ils ont été assisté par les artistes et leurs maîtresses, citées.

avec, auprès des enfants : Cécile Desbois, Armelle Bossière, Adeline Ruel, Lucien Julien-Laferrière, Catherine Weissmann et les maîtresses ! Bravo à eux tous !

Et, comme on avait apprécié dans un précédent livre-disque, Le Violon et l’oiseau, qu’on recommande aussi pour Noël, il y a un souci pédagogique : l’explication du bourdon, nom d’insecte et terme musical et, par ailleurs, un jeu pour faire des acrostiches, une strophe écrite à partir d’un mot, lu verticalement de haut en bas, et dont chaque lettre, horizontalement, donne le premier vers du poème. Et aussi un lien sur les animaux et les formes poétiques : rêvons que cela éveillera des vocations poétiques at animalières chez ces enfants; le voici :

 

www.seuletoile.fr

 

Nous quittons à regret ce livre-disque su la fable de La Fontaine, La Cigale et la fourmi, mis en musique par Saint-Saëns :

 

6) PLAGE 12

 

 

LE BESTIAIRE ABÉCÉDAIRE

livre-disque
Seulétoile

    RCF : ÉMISSION N°578 DE BENITO PELEGRÍN, 9/12/2021

 

L'ALBUM EN GÉNÉREUSE ÉCOUTE ET DES PHOTOS DES ÉQUIPES : 

 

 https://seuletoile.fr/album/le-bestiaire-abecedaire/

 

mardi, décembre 21, 2021

CORPS ET ÂME


Body & Soul Consort

I Put a Spell on You

Ellen Giacone, voix & direction artistique

Label Les belles écouteuses

Traduisons : Body & Soul Consort, c’est ‘Corps et âme mariés’. C’est sans doute un clin d’œil au premier opéra religieux de l’histoire de la musique, la Rappresentazione di Anima e di Corpo, le dialogue entre l’âme et le corps’ d’Emilio de ‘ Cavalieri, qu’on appellera oratorio car il fut donné à dans l'oratoire des Philippins, adjacent à à l'église Santa Maria in Vallicella à Rome en 1600. Car ce disque est aussi savant que simplement séduisant, unissant harmonieusement en musique un sonnet de Pétrarque du XIVe siècle à un poème de Shakespeare en passant par d’autres poètes et musiciens élisabéthains, sans dédaigner des standards de jazz tirés d’opérettes, des comédies musicales américaines. Le tout avec un charme, un naturel et un art qui ne sent en rien l’artifice.

Nous avouons aimer ces jeunes, qui, refusant de se laisser enfermer dans des genres, des étiquettes, voyagent et nous font voyager dans leurs goûts, avec beaucoup de goût. Le sous-titre du disque, c’est I Put a Spell on You, ‘Je t’ai jeté un sort’, de la chanson de Jay Hawkins de 1956. Et il y a du sortilège, de l’enchantement, amoureux, dès le premier morceau, Incantation, les deux quatrains du sonnet de Pétrarque mis en musique, avec une saveur ancienne par Ellen Giacone, dont la voix semble planer sous ou sur les voûtes d’une cathédrale médiévale peinte d’azur et constellée d’étoiles d’argent des cordes sur le tapis de mousse ombreux d’un bourdon étale :

 

1) PLAGE 1

 

Ainsi, sans solution de continuité, sans chercher à causer des surprises faciles, à accuser des contrastes brutaux, ce disque mêle, ou plutôt harmonise, dans le bonheur d’écoute,  les langues, italien, anglais, français, et, du baroque  au jazz, des codes musicaux et des cordes d’hier, de l’ archiluth et de la viole de gambe à celles d’aujourd’hui, de la basse et contrebasse,  sans oublier les cordes vocales de  la chanteuse,  lumineux jet limpide sur la sombre douceur du cornet à bouquin, scandée des pulsations de cœur battant de la batterie. C’est une ode à la liberté de choix, d’interprétation et même d’improvisation.

Écoutons de l’Anglais John Dowland, justement surnommé « dolent », ‘souffrant’ pour la douceur dolente de ses airs d’amours toujours douloureux, un extrait de Come again, ‘Reviens’ (1597), rêvant sur les cordes éplorées comme des larmes du luth, un appel de l’amant à la bien-aimée qu’il rêve de revoir, entendre, toucher, embrasser, et de mourir (on espère de bonheur) avec elle :

 

2) PLAGE 4

 

Cet éclectisme de goût, de bon goût, tient sans doute à cette génération de jeunes habitués à voyager, sans frontières ni mentales ni physiques, ni artistiques. Ainsi, fondatrice de Body & Soul Consort qu’elle crée fin 2018, Ellen Giacone est italo-néerlandaise de naissance, mais a étudié le violon et le piano à Paris avant de suivre un cursus de biologie à l’École Normale Supérieure de Paris et, en parallèle, une formation de chanteuse lyrique, se passionnant pour la musique ancienne. Elle a travaillé avec les meilleurs maîtres.

Srdjan Berdovic, à l’archiluth, auteur des arrangements, des introductions et des interludes est croato-américain. Il compose pour des univers variés, allant de l’opéra de chambre au théâtre, en passant par le documentaire et le film d’animation. Krzysztof Lewandowski, cornet à bouquin, est Polonais, joue un peu partout au sein d’ensembles connus de musique ancienne mais, également, virtuose de la guitare basse, avec des groupes de jazz, de funk et d’autres musiques improvisées. Complétant cette triade de l‘est, le Serbe Srdjan Ivanovic, aux percussions, fuyant tout jeune la guerre avec son père compositeur, compositeur lui-même, a déjà couru le monde, remportant de nombreux concours, prêtant le sien à nombre d’ensembles.

Adrien Alix, viole de gambe et contrebasse, est diplômé des conservatoires parisiens et se produit dans différentes formations baroques connues. Metteur en scène, il monte L’Orfeo de Monteverdi et Dido & Æneas de Purcell avec l’équipe de recherche et pratique « Euridice 1600-2000 ». Il compose et joue au sein du collectif « Le printemps du machiniste » pour la série théâtrale en marionnettes intitulée Les Présomptions. Il prépare actuellement une thèse en littératures comparées et musicologie à propos de poésie et musique dans l’Italie du premier baroque.

Magnifique équipe de jeunes musiciens curieux et créatifs et on s’en convaincra encore avec un extrait de cet air de Stefano Landi, Non si scherza con Amore, ‘On ne badine pas avec l’Amour’, une recréation tout inventive, très jazzy d’aujourd’hui, d’un air plus que d’hier : de 1627 !

 

3) PLAGE 11

 

Un anonyme français de 1609, ne manque pas à la tradition gaillarde et paillarde gauloise : « C’est un amant ouvrez la porte », espérant trouver la belle toute nue :

 

4) PLAGE 7

 

Parmi les grands standards de jazz, et de comédies musicales, illustrés par Ella Fitzgerald ou Frank Sinatra, on trouve Bewitched, bothered and bewildered (1940) ‘Ensorcelé, dérangé et désorienté’ ;  My favourite things (1959), ‘Mes choses préférées’, encore  It’s Oh so quiet (1949) ‘C’est, oh! tellement silencieux’.

Mais nous quittons ce disque sur le célèbre et vengeur Cry me a river, de 1953, ‘Verse-moi une rivière de larmes’ :

 

5) PLAGE 3

 

 

Body & Soul Consort

I Put a Spell on You

Ellen Giacone, voix & direction artistique

 Label Les belles écouteuses

 

Teaser  et portrait d'Ellen Giacone :

 

https://www.youtube.com/watch?v=Lt5I9iakt90

https://www.youtube.com/watch?v=ft6SgsZAojI

I Put a Spell on You | Cité de la Voix : 

https://www.youtube.com/watch?v=7xTTXynyu2w

 

RCF. Émission N°572 de Benito Pelegrín 04/11/2021

 


 

 

vendredi, décembre 17, 2021

 

 

PASSION

Lully, Charpentier, Desmarets

Par Véronique Gens, soprano, direction Louis-Noël Bestion de Camboulas, Ensemble les Surprises, Chantres du Centre de musique baroque de Versailles, 

un CD label Alpha classic


Présenter ce disque de Véronique Gens, c’est sans doute voler au secours de la victoire tant il a été unanimement célébré. Mais ce serait aussi voler une information aux auditeurs de RCF  ou lecteurs de La Revue marseillaise du théâtre qui n’en auraient pas eu connaissance si je n’en parlais pas parce qu’on en a trop parlé.

Véronique Gens, partie du chant baroque, devenue aujourd’hui une interprète de Mozart des plus prisées sur les scènes internationales les plus prestigieuses, se donnant le luxe d’une incursion chez Wagner, avec à son actif plus de 70 enregistrements, dont de nombreux ont été récompensés par des prix internationaux, revient, avec ce CD, à la musique baroque : elle la sert avec une voix puissante et légère à la fois, au timbre fruité, aux riches couleurs. Ici, en l’occurrence c’est l’opéra français baroque, dominé ou même écrasé au XVIIe siècle par le tyrannique Lully, qui figure avec des extraits de six de ses œuvres, mais on est heureux d’y trouver Charpentier, Desmarets et même un inédit, Pascal Collasse (1649-1709), tiré d’un injuste oubli. Centré sur de fortes héroïnes que la soprano incarne avec une passion qui justifie bien le titre du disque et le sens dramatique qu’on lui connaît et reconnaît sur scène.

Elle prend donc les rôles de ces chanteuses que, nous rappelle dans son intéressante préface historique Benoît Dratwicki du Centre de Musique baroque de Versailles, on appelait alors « premières actrices ». J'y vois la parlante étiquette version française du « prima la parola, dopo la musica », ‘d’abord la parole, ensuite la musique’, qui était l’esthétique de Monteverdi et du premier baroque Italien, qui voulait rendre le texte dramatique intelligible ; le baroque ultérieur inversera la hiérarchie en donnant le primat à la virtuosité vocale au détriment du texte. Le préfacier nous apprend que ces rôles dit de « grande représentation » étaient aussi nommés « à baguette », référence non à celle du chef, qui n’existait pas alors, mais à l’attribut accordé à ces fortes femmes, sceptre de reine ou baguette de magicienne, ou canne de femme âgée, encore que je n’en voie guère dans ces opéras héroïques à machines. Mais je pense personnellement que « première actrice » répond à la hiérarchie théâtrale générale du premier ou second rôle féminin, de première ou seconde dame, en somme, en italien « Prima donna » ou, encore chez Mozart, premier ou second soprano, selon, naturellement, l’importance du rôle, sa puissance vocale et sa couleur. En France, c’était aussi le « Grand dessus ».

Ce sont naturellement ces héroïnes grandioses qui font la chair vocale à laquelle Véronique Gens prête la sienne, ici, à rien moins que Junon, céleste épouse de Jupiter. À l’issue de la Guerre de Troie, l’ombre vengeresse d’Achille demande aux Grecs d’immoler sur son tombeau Polyxène la fille de Priam, amoureuse de lui, qui sera égorgée. Ce qu’on appelle le mariage de Polyxène. L’Andromaque de Racine mentionne ce sacrifice en évoquant la nuit horrible de la prise de Troie. C’est un extrait, inédit d’Achille et Polyxène, opéra inachevé de Lully qui mourut de la gangrène du coup qu’il se donna au pied en battant la mesure, non avec une inoffensive baguette, mais un bâton énorme, et qui fut achevé par son élève Pascal Collasse (1649-1709), dont voici un extrait :

 

1) PLAGE 3

 

         Ce qui manque dans ce beau CD, c’est des éclairages sur ces œuvres et, surtout, sur ces héroïnes tragiques qui en sont la matière et restent des inconnues pour un public ignorant la mythologie et les personnages issus de la vogue des romans de chevalerie comme Amadis ou de l’épopée du Tasse. C’est d’autant plus dommage que le disque, composé d’extraits des opéras, Amadis, Proserpine, Atys, Persée, Alceste, Le Triomphe de l’Amour de Lully, d’Achille et Polyxène de Collasse, de Circé, de Desmarets, Médée de Charpentier, le CD donc est lui-même proposé comme un opéra en cinq actes, successivement titrés I. l’Appel des Enfers ; II. Malheureuse mère ; III. Cruel Amour ; IV. Tranquille sommeil funeste mort ; V. Médée furieuse. Si l’acte II. Cruel amour peut chapeauter inévitablement tous les autres, le connaisseur de ces héroïnes tragiques voit bien que Médée, à laquelle est consacré le cinquième acte, peut aussi figurer comme magicienne dans le premier des Enfers et, même, comme matricide, au second, de Malheureuse mère… Dans celui-ci on ne comprendrait rien aux lamentations de Cérès (Déméter des Grecs) si l’on ne savait que sa fille, Proserpine (Perséphone des Grecs), lui a été enlevée par Pluton (Hadès pour les Grecs), dieu des Enfers, qui en fait sa reine. Pour venger le rapt de sa fille, Cérès, déesse de la fertilité et des moissons, désole la terre, mais on concédera à son désespoir et au bonheur du monde, de lui rendre sa fille tous les six mois, ce qui fait que le retour sur terre de Proserpine en fait la déesse du printemps, de six mois de beau temps, et sa mère, apaisée, est celle du reste de l’année.

         Mais nous écoutons un extrait de l’opéra de Charpentier sur la terrible Médée, magicienne, dont la Criée nous offrait, il y a peu, la pièce originale de Sénèque. Elle a aidé Jason à conquérir la Toison d’Or avec les Argonautes, découpant même son frère en morceaux pour en assurer la fuite en lançant des morceaux que les poursuivants, par piété, recueillent un à un pour lui assurer une sépulture. Trahie par Jason, elle tue la rivale en lui offrant une tunique de feu puis égorge ses propres enfants pour le punir dans ce qu’il a de plus cher :

 

2) PLAGE 19

 

On aime le sens du théâtre éminemment baroque de Louis-Noël Bestion de Camboulas à la tête de son Ensemble les Surprises, auquel les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles apportent un concours très expressif pour les passages choraux. Avec des plages instrumentales, parenthèses très réussies, c’est le somptueux décor musical qu’il déploie pour la voix et de Dominique Gens. Nous les quittons avec un extrait du célèbre monologue de l’Armide de Lully, la magicienne de la Jérusalem délivrée du Tasse, dont l’Opéra de Marseille vient de nous présenter la version de Rossini. Armide veut tuer Renaud endormi mais l’amour l’en empêche :

 

3) PLAGE 13

 

 

PASSION

Lully, Charpentier, Desmarets

Par Véronique Gens, soprano, direction Louis-Noël Bestion de Camboulas, Ensemble les Surprises, Chantres du Centre de musique baroque de Versailles, un CD label Alpha classic

 

 


 

RCF ÉMISSION N°571  DE BENITO PELEGRÍN,

Semaine 45

 

Extrait Youtube :

 https://www.youtube.com/watch?v=VpLn6-QXtkw

lundi, novembre 22, 2021

 

ORDRE MORAL

RÉFLEXION AUTOUR DE

Tartuffe

De Molière

Théâtre de la Criée

10 novembre 2021

 

UNE PIÈCE D’HIER POUR AUJOURD’HUI

Autant la pièce tombait mal en à son époque qu’elle tombe bien aujourd’hui.

 

HIER: entre le marteau et l’enclume jésuitico-janséniste

Sous le titre Le Tartuffe ou l'Hypocrite, elle est donnée devant la cour à Versailles en 1664, interdite aussitôt de représentation publique par le roi, malgré lui, sur les instances de l’Archevêque Hardouin de Péréfixe qui bataille contre les jansénistes. Remaniée, tempérée trois ans plus tard, devenue L'Imposteur, elle est cependant interdite dès la première représentation, n’en gagnant pas pour autant les bonnes grâces de l’inflexible prélat et son bras séculier en pleine guerre, guère gracieuse, justement, sur la grâce dont les conceptions affrontées déchirent jésuites et jansénistes.

Grâce, grâces

Ou de l’art de faire nouvelle une question originelle guère originale : si Dieu est omniscient et connaît d’avance quels seront les damnés et les élus, l’homme, frappé du péché originel, a-t-il la liberté de faire son salut ? Au Ve siècle, le moine britannique Pélage s’oppose à Augustin, évêque d’Hippone (Annaba), sur le salut de l’homme. Pour le premier, Dieu ne peut vouloir le malheur de sa créature et le péché originel n’a pas aliéné sa liberté d’œuvrer par lui-même à son salut ; pour le second, toute part de liberté concédée à l’homme serait une part qu’on enlève à Dieu : l’homme ne peut qu’espérer d’en recevoir la grâce. La querelle théologique entre Pélage et Augustin, est tranchée en faveur de ce dernier par le Concile de Carthage, à quelques voix près, en 418 : Pélage est déclaré hérésiarque, sa thèse optimiste, hérétique, et le pessimiste Augustin proclamé Père de l’Église et canonisé plus tard.

Après le moyen terme du Moyen-Âge proposé par saint Thomas, l’Église catholique adopte une position moyenne sur la grâce qui peut être gagnée (achetée diront les détracteurs) par les « bonnes œuvres » de l’homme, dont l’achat d’indulgences, qui se multiplient et se renchérissent avec l’enchérissement des travaux fastueux de Saint-Pierre de Rome au début du XVIe siècle, causant le scandale des peuples du nord qui paient beaucoup pour un bénéfique luxe du sud dont ils sont très loin. D’où le schisme de protestation, « protestant », du moine augustin Luther. Durcissant les thèses d’Augustin, il estime que la liberté de l’homme n’existe pas et que ses œuvres, bonnes ou mauvaises, ne conditionnent pas la grâce de Dieu : « pecca fortiter », ‘pèche fortement’, conseille-t-il mais « crois plus fortement encore », sans nécessité de manifestations de dévotion externe et encore moins de confesseur ou directeur de conscience : l’homme en tête à tête avec Dieu sans médiation.

Pour contrer ces thèses radicales et fatalistes, la Compagnie de Jésus, fondée par Ignace de Loyale en 1534, les jésuites, développe une optimiste théologie du libre arbitre de l’homme : la grâce nécessaire que Dieu, plus miséricordieux que punisseur, ne refuse à aucune de ses créatures, est suffisante à l’homme pour assurer son salut s’il y applique sa libre volonté : mais à liberté correspond responsabilité. À la fin du siècle, le jésuite Juan de Molina, érige une théologie qui établit la concorde entre la liberté de l'homme et la prescience et grâce divines, le molinisme, qui sera taxé de pélagianisme par les protestants, les augustiniens, dont les futurs jansénistes.

 

Jansénisme

Car du jansénisme, affaire espagnole, la France vient de faire une polémique bien franco-française au milieu du XVIIe siècle, mêlée de politique, de littérature, de mode et de mondanité. Évêque d’Ypres, dans les Flandres espagnoles, Cornelius Jansen, latinisé en Jansenius, austère augustinien, professeur de théologie à Louvain, s’y heurte à l’efficace enseignement concurrent des jésuites qu’il part deux fois dénoncer à Madrid où, à l’inverse, ses controverses agressives, ses positions radicales frôlant celles du protestantisme des proches Provinces-Unies qui luttent pour se détacher de la catholique Espagne, y sont mal vues politiquement et religieusement. Pour recouvrer la faveur de la cour, il écrit en latin Mars gallicus (1630), ironie de l’Histoire, un violent pamphlet contre cette France qui va faire sa gloire après sa mort en 1638.

En effet, son gros traité posthume de théologie augustinienne, l’Augustinus, autre ironie de l’affaire, est imprimé précipitamment par d’officieux jésuites qui ne se rendent pas compte qu’il s’agit d’un traité de guerre contre eux. Pour l’optimiste humanisme des jésuites, la simple grâce nécessaire et le libre arbitre, dons d’un Dieu égalitariste à tout homme, suffisent à ce dernier, avec l’éducation et la volonté, à dépasser tout déterminisme. Cette position, qui est celle du triomphaliste Concile de Trente de la Contre-Réforme catholique, est battue en brèche par la sombre conception du monde et de l’homme déchu d’un jansénisme qui, tout en protestant de son appartenance à l’Église catholique, semble la miner de l’intérieur en assumant des thèses protestantes. Il oppose les vaines satisfactions humaines à la délectation céleste que seule la grâce efficace et irrésistible de Dieu, peut octroyer à l’homme englué à jamais dans le péché originel, grâce gratuite, qui ne se peut gagner ni acheter par nulle bonne action ni bonnes œuvres, que ce Dieu, sévère père punisseur, n’accorde qu’à quelques élus choisis de toute éternité : Christ janséniste aux bras étroitement serrés contre Christ jésuitique largement ouverts sur la croix. Jansen semblait embrasser la théorie de la prédestination de Calvin.

 

Port-Royal

En France, l’abbé de Saint-Cyran, l’ami intime d’études de Jansen à Louvain, qui passe chez lui deux ans à Bayonne, qu’il accompagne en Espagne, se fait le héraut des thèses augustiniennes ; il ironise sur l’illusion de liberté : on ne sort d’un péché que pour tomber dans un plus grand, croire qu’on peut se tirer d’un péché, c’est tomber dans le pire, le péché d’orgueil. Il fait frémir en évoquant « les basses-fosses » de l’âme humaine, un noir inavoué déjà psychanalytique. Il devient le maître à penser de Port-Royal, un paradoxal monastère austère et très mondain, refuge de grands frondeurs vaincus, tels La Rochefoucauld et sa maîtresse la duchesse de Longueville et son frère Conti et de robins sympathisants de la Fronde parlementaire, mais où règne surtout la famille Arnaud de juristes, redoutables procéduriers, cultivant un nouvel esprit bourgeois individualiste, dénonçant les vaines grandeurs, méfiant ou hostile envers le pouvoir. Port-Royal devient un foyer de résistance à l’absolutisme, ennemi juré des jésuites accusés de laxisme moral.

En 1653, l’Espagne obtient du pape la bulle Cum occasione qui condamne cinq propositions considérées hérétiques de l’Augustinus qui semble régler la question. Pas pour les jansénistes français qui contestent cela, y voyant un complot des jésuites. Antoine Arnaud, menant âprement la bataille contre eux, est exclu de la Sorbonne et déchu de son titre de docteur. Pascal, avec ses brillantes lettres Provinciales (1656, 1567) dénonçant satiriquement, non sans mauvaise foi ce qu’il estime l’indulgence morale du casuisme des jésuites, donne un éclat littéraire et mondain à cette polémique, que Saint-Beuve considérait comme la querelle de la famille Arnaud contre les jésuites. Mais Pascal, loin d’un augustinisme extrême, bien dans l’esprit théâtral baroque de son temps, ne récuse pas ces « bonnes œuvres » des jésuites comme l’assiduité au culte, il mise au contraire sur les « formalités », les formes externes de la piété, le rituel qui, de l’extérieur, gagnerait l’intérieur de l’homme par le rôle joué.  C’est la fin, résumée, du Pari proposé aux incrédules libertins : « Prenez de l’eau bénite et abêtissez-vous. » 

 

Tartuffe dans la tempête janséniste

En mai 1664, Molière en donne donc sa première version à Versailles pour le jeune Louis XIV qui supporte mal les critiques des rigoristes donneurs de leçons morale, les tartuffes qui critiquent sa vie privée : Tartuffe ou l'Hypocrite. Mais en juin le confesseur du roi Hardouin de Péréfixe, pour régler la dissidence religieuse janséniste, obtient du pouvoir, désireux de mater ce foyer d’insoumission, un décret s’appliquant à tout le clergé, qui a pour objet particulier de contraindre les religieuses de Port-Royal récalcitrantes à signer un Formulaire condamnant les discutées cinq propositions jansénistes d’un Augustinus —qu’elles n’ont pas lu. Mais, « Pures comme des anges mais orgueilleuses comme des démons », dit-il d’elles après les avoir personnellement visitées deux fois pour les convaincre, arguant d’un subtil distinguo juridique soufflé par l’avocat Arnaud entre « le fait et le droit », elles refusent. Tartuffe, malgré les faveurs du roi, est interdit de représentation publique. En 1667, à la faveur de la petite Paix de l'Église concédée par le pape, qui ne dure pas, sous le nouveau titre, L'Imposteur, dès la première représentation, le rideau tombe, devenue dernière avec l’interdiction. Évidemment, en pleine guerre entre jansénistes et jésuites s’accusant publiquement d’hypocrisie et d’imposture, un héros qui incarne les deux, flottant entre le religieux et le profane, risquait de faire naufrager la pièce. Il faudra attendre la Paix clémentine, du nouveau pape en 1669 pour qu’enfin, la pièce autorisée, devienne un énorme succès, chacun applaudissant, selon son bord, une satire des jansénistes ou des jésuites.

La chape de plomb d’une morale qui semble peser de l’extérieur sur la troupe juvénile interne, opinions des voisins, infiltrée avec Madame Pernelle et Orgon, statufiée par un Tartuffe Commandeur et ses tables de la loi semble relever de la rigueur janséniste digne d’un Saint-Cyran, que dénonce Dorine :

S'il le faut écouter, et croire à ses maximes,

On ne peut faire rien, qu'on ne fasse des crimes. (v. 50) 

Mais à l’heure de vérité où parle le désir, loin de s’arracher l’œil qui convoite la femme de l’autre, Tartuffe tout en éludant par une périphrase l’interdit innommé de l’adultère du Septième commandement

« Le Ciel défend, de vrai, certains contentements »,

semble apporter au dilemme une solution :

« Mais on trouve avec lui des accommodements. » ( v. 1488)

Casuisme : Ordre du Fils contre le Père

Des accommodements dont on ne manqua pas d’attribuer l’explicitation qui suit au casuisme jésuitique, évidemment caricaturé déjà par Pascal.  Le casuisme, dont l’objet est de résoudre les cas de conscience, n’est pas inventé par les jésuites. En une époque où l’épée de Damoclès d’un Dieu punisseur pesait sur le pécheur que la moindre infraction aux Dix Commandements, péchés mortels, conduisait en enfer, à la morale rigoriste abstraite difficile à vivre au quotidien concret, le casuisme apportait un allègement.  L’étude du cas par le confesseur, en possession d’un manuel de casuistique, permettait d’en examiner ce qu’on appellerait les circonstances atténuantes, la loi générale absolue, divine, ramenée au cas particulier, mesurée à la fragilité humaine. Face à l’ordre d’un Dieu intraitable Père vengeur de Luther, qui va lentement se dissoudre dans l’espace où certains le perdront, devenir invisible ou absent, le christocentrisme des jésuites place au centre l’ordre du Fils, un Dieu d’amour qui n’a pas oublié qu’il fut homme.[1]

Humain, trop humain que Tartuffe qui, au-delà du vulgaire profiteur, se dévoile et proclame maître ès « accommodement », détenteur des « secrets » d’une « science » de la conscience, et ouvertement, subtil casuiste prestidigitateur de la fameuse et contestée « direction d’intention », dont l’innocence du but, la fin, justifierait, absoudrait les moyens, qui le sont moins, de l’atteindre :

Je puis vous dissiper ces craintes ridicules,

Madame [et] je sais l'art de lever les scrupules.

Selon divers besoins, il est une science,

D'étendre les liens de notre conscience,

Et de rectifier le mal de l'action

Avec la pureté de notre intention

De ces secrets, Madame, on saura vous instruire.

Mais l’enfer, on le sait, est pavé de bonnes intentions si les mauvaises mènent au ciel, septième, comme le péché de luxure.

AUJOURD’HUI : urgence de Tartuffe

La pièce tombait mal pour Molière, dénoncée pour des raisons immorales de censures politiques et religieuses ; elle tombe bien aujourd’hui presque pour les mêmes raisons : un obscurantiste retour au ou du politico-religieux et ses censures prétendument morales : l’ordre moral, dangereusement moralisateur.

Sans évoquer ni nommer tel personnage fameux filant filandreusement et fricativement de son nom la métaphore feuilletonnesque de l’honnêteté politique (« Qui imagine le Général De Gaulle mis en examen ? ») pour frauduleusement rouler dans la farine nos suffrages, finissant déconfit, la truffe tartuffiée à trop fricoter le fric, le monde d’aujourd’hui devient immonde de dangereuse, sinon morale, moraline. Sans invoquer ni nommer une religion, disons, une Église qui a perverti la beauté et bonté christiques, le tendre « laissez venir à moi les petits enfants » (Luc : 18-16), qu’on a trop laissé aller vers le laisser aller d’une institution complice d’abuseurs, il y a un fanatisme religieux aussi ignorant des textes que les religieuses de Port-Royal, on assiste aux excès du wokisme, déniant ou refaisant l’histoire à coups de statues renversées, aux ciseaux castrateurs d’une cancel culture supprimant auteurs machistes et nudités féminines qu’on ne saurait voir  pour complaire à un féminisme outrancier oubliant les vraies femmes,  il y a, sans masque, les contagieux et virulents antivax et autres vexés du système de tout poil et mauvais poil surtout, nourris aux fausses nouvelles et vrai poison du nid de vénéneuses vipères d’internet anonymes, se mordant la queue d’infos tournant en rond, on sent sourdre, sourds et aveugles aux Lumières, les complotistes de l’ombre comme, au temps de Molière, la secrète mais agissante Compagnie du Saint Sacrement, la Cabale des dévots contre les libertins, déjà une Manif pour tous, bref, tout un politiquement correct très périlleux qui fait que nos libertés, chèrement gagnées, sont gagnées et rognées par tous ces francs ou insidieux censeurs : on reprochait à la janséniste famille Arnaud le sentiment « d’avoir toujours raison » et le droit pour soi, jamais traversée par le doute ; nous avons aujourd’hui les pires des Tartuffes : ignorant qu’ils le sont, le bras armé d’une criminelle bonne foi.

Famille en crise et sans amour : statut du mariage

« Il y a de bons mariages, mais il n'y en a point de délicieux », disait, en connaisseur La Rochefoucauld. On ne sait si le précédent mariage d’Orgon, dont le portrait de la précédente épouse orne la demeure, le fut, mais, à l’évidence, le présent, du moins pour Elmire, seconde épouse —et de second rang avec la préséance et préférence accordée à Tartuffe par son mari— n’est ni bon ni délicieux dans cette famille, plus décomposée que recomposée. Et celui qu’il concocte par sa fille s’annonce désastreux. Constat social, historique : la famille, telle que se l’imaginent et voudraient recréer aujourd’hui les tenants conservateurs d’un ordre ancestral dont ils rêvent, n’est qu’une conception du XIXe siècle formulée par le Code Civil de Bonaparte : mais décret abstrait ne dit pas application concrète et cela se met en place très lentement et tardivement.

La famille, au XVIIe siècle n’est guère loin de celles de notre temps : la mortalité des femmes en couche ou des suites fait que les hommes ont en général plusieurs épouses, des enfants de divers lits : le cliché de la belle-mère odieuse, la marâtre acariâtre des Cendrillons et autres, n’est pas seulement issue des contes de fées finissant bien. Plusieurs générations coexistent, non sans tensions et conflits, sous un même toit où règne rarement l’harmonie. Dans les grandes familles, il n’y a pas grand place pour l’amour ; dans les modestes, faute de place. Toute sainte canonisée qu’elle sera au siècle suivant, on sait la froideur de la fondatrice des Visitandines Jeanne-Françoise de Chantal, grand-mère paternelle, envers sa petite-fille orpheline, la future Madame de Sévigné dont, à l’inverse, l’amour pour sa fille, future Madame de Grignan, sera suspect et sermonné, de son propre aveu, par son confesseur. Pondeuse de bâtards royaux, la Montespan en laisse l’éducation et toute l’affection aux soins de la Veuve Scarron, future Maintenon. L’amour d’Anne d’Autriche pour ses deux fils, Louis XIV et Philippe est exceptionnel et celui de Marie-Antoinette pour le sien, en pleine nouvelle sensibilité rousseauiste envers les enfants, se retournera contre elle lors de son procès. Talleyrand contera lui-même l’atroce indifférence de sa dévote et très noble mère qui ne le verra qu’à ses quatre ans, et encore, par force.

La famille fonctionne comme un état qui fonctionne comme une famille, respectivement le roi et le père au centre et Dieu le Père au-dessus de cette hiérarchie patriarcale. Mais si le roi l’est par droit divin, le père ne l’est pas et usurpe même un droit canon que l’Église, sans le lui refuser, lui dénie : celui de marier les enfants. En effet, le Concile de Latran IV de 1215, qui fait du mariage un dogme et le rend indissoluble pour protéger la femme, fixant l’âge nubile de la fille à 12 ans et du garçon, à 14, le définit comme l’union de deux libres volontés, qui se passe même de prêtre, puisque c’est devant Dieu qu’il se fait et non obligatoirement « ante ecclesiam », ‘devant l’Église’, et sans besoin de l’autorisation des parents : c’est « le mariage de l’ombre », le mariage secret,  qui permet les multiples  des « épouseurs à toutes mains » comme Don Juan. L’Église ne condamnera jamais ce libre mariage fondamental, même en lui donnant le garde-feu de la publication des bans et des témoins lors du Concile de Trente de la Contre-Réforme.

Pour contrer cette liberté du mariage, qui contrarie les alliances matrimoniales, politiques et financières des familles, le pouvoir laïque, dans l’irrespect du droit canonique recule de plus en plus l’âge de la majorité civile des enfants qui leur permet de disposer librement de leur vie, le repoussant à 24 ans pour les filles et 28 pour les garçons, sous peine d’être déshérités s’ils ne se soumettent pas au choix matrimonial des parents : quand on connaît l’échelle des âges à l’époque, on voit la longue et exaspérante dépendance imposée par d’abusifs parents à leur progéniture. Qui use des enlèvements consentis entre conjoints pour contrecarrer les desseins matrimoniaux des parents et leur imposer leur libre choix, mais à leurs risques et périls financiers : l’intouchable Condé s’en fera une spécialité pour aider ses amis en mal avec leurs familles.

Donc, tout comme le thème de la marâtre, celui du conflit domestique entre parents et enfants à propos du mariage n’est pas qu’un poncif littéraire et théâtral du temps. Il nourrit ce que j’ai appelé dans un livre la gérontophobie, la haine des vieux, détenteurs tyranniques du pouvoir et de l’argent. En France, la contemporaine Affaire des Poisons, où « la poudre de succession » y est un doux euphémisme pour l’arsenic permettant d’accélérer le pas, le trépas, d’un riche parent abusivement attardé à jouir de cette terre au détriment de l’héritier impatient, en est un symptôme[2].



THÉORÈME

TARTUFFE

selon Macha Makéïeff

Le poisson pourrit par la tête : ces taches d’humidité imprégnant du ciel du plafond les panneaux de cette maison bourgeoise sont-ils le signe avant-coureur de la déliquescence par le haut de cette famille, dont le chef, littéralement la tête, le père, est déjà atteint de cette sénescence, tout comme sa mère ?

Un salon années 50, en deux plans, l’un, derrière un rideau transparent, telle une scène de théâtre surélevée avec des sièges en attente de spectateurs ou d’acteurs surgis des ténèbres ou abysses des coulisses comme Tartuffe plus tard. Pour l’heure, sous le beau et doux portrait de la mère défunte, sûrement indulgente, une vaine jeunesse fluette et fluo vaguement, vert, jaune, rose, rouge ou brun, tenues aussi légères que leurs frêles personnes, s’y dandine ou trémousse au son de musiques de danse, fauteuils fauteurs de paresse et, au plat premier plan un vaste canapé jaune émollient, comme le tourne-disque. Grand-mère en bronze comme ses récriminations hystérisées par le chant aigu qui termine ses phrases piquantes. Le père aura aussi un manteau jaune, on ne sait si, déjà la couleur du cocu qu’il semble chercher plus tard à être en livrant, peut-être avec jouissance, sa femme à Tartuffe, mais d’abord marron, et marron il l’est, en se jetant amoureusement, à genoux, tête entre les cuisses complaisantes de Tartuffe.

Le conflit de génération dont je parle est sensible dans le texte et même sans en faire un paradigme, la metteuse en scène le souligne comme une évidence dans la cruauté du miroir tendu à la belle-mère et grand-mère radoteuse. L’alcool coule à flot dans cette flottante famille, comme la musique, parfois invasive, même si l’on se plaît, dans les spectacles de Makéïeff, à ces citations musicales qui font sens, même si l’excès, ici, en semble parfois brouiller la signification. Mais on a goût aux gammes menaçantes du Commandeur de Don Giovanni, au duettino de la main à main de Zerlina, bien venues dans le contexte de séduction, ou  de secret document ou d’espionnage, l’angoissante ambiance nocturne de Ligeti qui accompagne ces portes inquiétantes qui s’ouvrent ou ferment sur des personnages devenus ombres. Ou ombre non encore incarnée, comme Tartuffe, absent longtemps de la scène, mais présent dans le discours des autres, obsédant dans l’esprit d’Orgon interrogeant sur l’absent. Puis, derrière un rideau d’abord, obscur, de noir vêtu, couvert plutôt, sorte de soutane et ample jupe puis doublé, redoublé suivi par son ombre et redoublé par celles qui le démultiplient, armée littéralement de l’ombre on ne sait d’où venue, de plus ombrée par les lumières maintenant tamisées, sans grand contraste aiguisé de clair et obscur, plutôt une  indéfinie opposition de clair-obscur, au vrai sens du mot, un mélange des deux, impressions visuelles de l’ambiguïté.

Ange des ténèbres s’infiltrant insidieusement dans un monde lumineux de sons et couleurs posé auparavant : des personnages verre en main, vautrés dans des fauteuils, le père de famille comme s’il en dégoulinait, Orgon, battant la mesure avec une baguette de chef d’orchestre qui n’orchestre rien du tout, jeunes gens graciles, fragiles, futiles, armés, non de mâles épées, mais armés, revenus d’une partie de golf, de clubs, lieux probables de leurs alcooliques exploits de clubbards.

 Finalement, Tartuffe, démultiplié par ses sbires de noir vêtus, malgré sa soutane jouant les jupes flottantes, son teint blafard et ses cheveux longs, est le seul homme vraiment debout, toujours érigé, même érotiquement et, s’il se jette sur le canapé, c’est sur la femme en prédateur d’une proie qu’on lui abandonne lâchement, solide gaillard dont on sait le goût de la bonne chère et l’appétit de la chair. Bref, Tartuffe, incarne réellement l’homme, dont se repaît en bouche, dans l’ineffable extase et jouissance exclamative (« ah »), Orgon  dont l’impossibilité à le définir tourne, plus qu’à la redondance, à la quantification, la multiplication de l’homme par l’homme dont il se délecte :

 

« C'est un homme... qui... ha... un homme... un homme enfin. » (v. 273) 

Le mari, assoiffé de Tartuffe

Dans cette déliquescente demeure délétère, il est réellement le seul mâle, dominant par sa puissance et sa virilité, avec en face, dignes comparses ou adversaires, deux fortes femmes, Dorine (sensuelle et magistrale Irina Solano), déjà la Servante maîtresse de Pergolèse et son alter ego, Elmire (séduisante Hélène Bressiant), pour laquelle elle semble parler, la maîtresse de maison, prête à consentir à la légitimité du désir du seul homme qui la désire vraiment, existante malgré le poids de l’ancienne, morte, dont le portrait domine  le salon. Sinon, la sermonneuse, Madame Pernelle (chantante Jeanne-Marie Lévy), autoritaire hystérique poussant la note, une Marianne, bécasse hébétée, atone victime consentante qui justifie d’avance la tyrannie paternelle, le pouvoir masculin, et cette flippante Flipotte (ductile transformiste Pascal Ternisien) en terne tablier de bonne exploitée, reparaissant, imper, talons hauts, fichu et lunettes noires, d’admiration on en sifflerait, transfigurée en flamboyante figure filmique d’Almodóvar, une rosse Rossy de Palma à qui on ne la contera pas.

Après le mari (à quatre pattes derrière), la femme

         Il me semble alors que Tartuffe, dans cette équation, est bien, en quelque sorte l’ange ambigu du Théorème de Pasolini invoqué par le surtitre : non qu’il soit révélateur de tous les personnages, le mari n’est même pas assez lucide sur soi pour se révéler son homosexualité qui le porte vers lui si la femme délaissée découvre, ou redécouvre, le désir à son contact, prête à la satisfaire, sinon pour l’heure avec lui, avec un autre, on espère. Et cette force animale et magnétique de Tartuffe, manipulateur, littéralement, jouant des mains, prestesse de prestidigitateur hypnotiseur, séducteur au vrai sens du verbe séduire latin : amener à soi l’autre en lui laissant l’illusion qu’il y vient librement (séduisant Xavier Gallais) révèle la veulerie de ces muguets, de ces petits-maîtres incapables, à eux tous, de le maîtriser.

         Hypocrite Tartuffe

C’était la première étiquette de Tartuffe épinglée par Molière lui-même, empreinte du sujet emprunté à la nouvelle de Scarron, Les Hypocrites, traduite de l'espagnol, publiée en 1655, soit neuf ans auparavant. Tartuffe est un hypocrite, on dira heureusement, c’est ce qui le rachète à mes yeux : il n’adhère pas intérieurement aux principes qu’il prône en apparence. Sinon, avec son charisme physique et intellectuel, il imposerait un ordre plus moralisateur que moral, étouffant, mortifère. Faisant des dupes sans en être un, s’inclinant à l’ordre du monde hypocritement moralisateur, comme conseille Pascal, « avec une idée de derrière la tête », sans doute momentanément (« par provision », dirait Descartes), il ne fait que mettre astucieusement des principes sociaux viciés au service de ses vices et intérêts concrets : la femme et les biens.

Sa mauvaise foi sauve donc paradoxalement Tartuffe pour moi autant que leur bonne foi rend redoutables les Pernelle et Orgon : il ne croit pas à ce qu’il proclame, ses actes démentent ses paroles, tandis qu’ils sont les fanatiques prosélytes qui, sans examiner textes ni faits agissent, de tout le pouvoir qu’ils ont, exécuteurs mécaniques de consignes et doctrines mortelles.

Sans nier l’agrément que j’ai encore eu à ce spectacle de Macha Makéïeff, je regrette un peu que toute cette musique d’une jeunesse qui danse trop, sans doute sur un volcan, passant près du gouffre, à trop souligner la comédie n’en estompe le drame.

Distribution :
Xavier Gallais — Tartuffe
Arthur Igual en alternance avec Vincent Winterhalter — Orgon, mari d’Elmire
Jeanne-Marie Lévy —Madame Pernelle, mère d’Orgon
Hélène Bressiant — Elmire, femme d’Orgon
Jin Xuan Mao — Cléante, frère d’Elmire
Loïc Mobihan — Damis, fils d’Orgon
Nacima Bekhtaoui — Mariane, fille d’Orgon
Jean-Baptiste Le Vaillant — Valère, amant de Mariane
Irina Solano — Dorine, amie de la famille
Luis Fernando Pérez en alternance avec Rubén Yessayan — Laurent, faux dévot
Pascal Ternisien — Monsieur Loyal, huissier, Flipote, la bonne
et la voix de Pascal Rénéric, l'Exempt

Mise en scène, décor, costumes,  Macha Makeïeff Lumière Jean Bellorini Son Sébastien Trouvé Musique Luis Fernando Pérez Danse Guillaume Siard Coiffure et maquillage Cécile Kretschmar Régie général André Neri Assistants mise en scène Gaëlle Hermant, Sylvain Levitte Assistant dramaturgie Simon Legré Assistante scénographie Clémence Bezat Assistante costume Laura Garnier Assistant lumière Olivier Tisseyre Assistant son Jérémie Tison Diction Valérie Bezançon Graphisme Clément Vial

 



[1] Voir mon livre, Figurations de l’infini. L'âge baroque européen, le Seuil, 2000, Grand Prix de la Prose et de l’essai, 3. « D’ un Dieu abandonneur »,  p. 35-44.

[2] Je renvoie à mon livre D’Un Temps d’incertitude, Sulliver, 2008 et à mes travaux ultérieurs sur le statut du mariage exposés dans des colloques et congrès.