vendredi, janvier 29, 2021

ORGUE ET TROMPETTE

ÉCLATANTS   TABLEAUX    

 


Œuvre fameuse pour piano, leur plasticité et leur pittoresque a permis diverses couleurs musicales aux Tableaux d'une exposition de Modeste Moussorsky, ici transposés pour orgue et trompette, par Vincent Grappy, orgue, et Guy Touvron, trompette, label Hortus.

C'est en 1874, l'année même de la création de son opéra Boris Godounov à Saint Petersbourg, que Moussorgski compose sa plus grande œuvre pour piano : Tableaux d'une exposition.

En février 1874, Vladimir Stassov (1824-1906), critique d'art, journaliste, archéologue conseiller littéraire et esthétique au sein du cénacle musical qu'il avait lui-même appelé le Groupe des Cinq
réunissant Mili Balakirev, César Cui, Alexandre Borodine, Modest Moussorgski et Nicolaï Rimski-Korsakov, organise à Saint-Petersbourg une exposition. Il y réunit un certain nombre de dessins et de peintures de Viktor Hartmann (1834-1873), peintre, illustrateur, sculpteur et architecte, mort quelques mois plus tôt d'une rupture d'anévrisme, à l'âge de 39 ans. Viktor Hartmann avait été introduit par Stassov dans le cercle de musiciens amis et tous en sont profondément touchés. En effet, Hartmann était devenu très proche d'eux, et en particulier de Moussorgsky, qui en éprouve un grand choc émotionnel.

Après avoir été plusieurs fois visiter l'exposition consacrée à son ami, Moussorgski décide de lui rendre hommage par une suite de morceaux pour piano (qu'il désigne d'abord par le simple nom Hartmann). Il compose très vite, lui habituellement si lent qu’il n’achèvera quasiment aucune de ses grandes œuvres, et il écrit à Vladimir Stassov, le critique organisateur, et faisant ce parallèle

 

« Hartmann bouillonne en moi comme bouillonnait Boris : je peux à peine aller assez vite pour gribouiller sur le papier ; les sons et les idées sont suspendus dans les airs. »

 

Il compose ses Tableaux d'une exposition en six semaines. La musique évoque la visite imaginaire d'une collection d'art. Les titres des différents mouvements font allusion à des œuvres d'Hartmann présentées à cette exposition.

Moussorgski s’inspire des dessins et aquarelles que Hartmann avait exécutés surtout pendant les voyages de l'artiste à l'étranger. On y trouve ainsi la Pologne ; la France y est très présente (TuileriesLimoges, le marchéCatacombes de Paris) et l'Italie. Le mouvement final est associé à un projet architectural pour la capitale de l'Ukraine, Kiev. Mais c’est autant une musique affective que descriptive, devenue intemporelle, colorée, touchante. L’œuvre devient vite célèbre et subit diverses orchestrations dont une de Ravel ce qui légitime cette version où l’orgue de Grappy, dialogue avec la trompette souveraine de Touvron.

Dans l’épisode, le tableau italien, Il vecchio castello, ‘Le vieux château’, passent des modalités, ces couleurs médiévales dans la noblesse de l’orgue sur lequel s’élève la nostalgie des temps passés de la trompette. Mais, à côté de cet exemple d’orgue et trompette en majesté, en grande pompe, on savoure leur commune délicatesse, leur tendre espièglerie, dans le pépiement impatient et joyeux du Ballet des poussins dans leur coque, minuscule caquètement d’une trompette complice sur un orgue joliment duveteux.

Outre ces fameuses pièces de Moussorgski, ce disque est heureusement complété par Quatre esquisses et Six études en forme de canon de Robert Schumann. Mais on ne peut qu’admirer la grandiose et joyeuse fin des Tableaux, La Grande porte de Kiev, qui pourrait être ene entrée triomphale où éclate dans un magnifique spectre sonore de la trompette, le fameux motif initial, ici final, dit Promenade qui fait la jonction, la fonction de guide continu de la visite à ce musée amical et musical de l’exposition.

 

Modeste Moussorgski, Tableaux d'une exposition, transposées pour orgue et trompette, par Vincent Grappy, orgue et Guy Touvron, trompette, label Hortus.

 

Dix mouvements et six interludes :
Promenade
1. Gnomus
Promenade
2. Il Vecchio Castello
Promenade
3. 
Tuileries
4. Bydło
Promenade
5. Ballet des poussins dans leurs coques
6. Samuel Goldenberg et Schmuyle
Promenade
7. Limoges - Le Marché
8. Catacombae - Sepulchrum romanum
Cum mortuis in lingua mortua (Promenade)
9. La Cabane sur des pattes de poule
10. La Grande Porte de Kiev

Enregistré le 19/11/2020, diffusé le 4/12/2020

Podcast (après Méditation romantique)

https://rcf.fr/culture/livres/meditation-romantique-avec-francois-meyer-et-jean-christophe-aurnague


 

mercredi, janvier 27, 2021

Orgue et hautbois

Méditation Romantique. Jean-Christophe Aurnague, orgue (Orgue Brondino Vegezzi-Bossi de l'église du Sacré-Coeur, Monaco) / François Meyer, hautbois, éditions Hortus.

 

    En ce début de XXIe siècle, je vous le disais, l’orgue, instrument immémorial, est redevenu à la mode. Peut-être parce que les églises, les cathédrales, monuments historiques souvent remarquables, sont plus ouvertes, et redécouvertes par un public curieux, croyant ou non, sensibilisé à la richesse patrimoniale qui, à l’intérêt architectural et pictural souvent qu’elles représentent ou recèlent, ajoutent aussi la fastueuse et grandiose séduction de la musique de ces grandes orgues, qui sont également des monuments par leur taille, et des œuvres d’art très souvent aussi, par la beauté de leur buffet en bois sculpté, l’impressionnant alignement titanesque de leurs tuyaux étincelant dans la pénombre. Les églises sont aussi des temples, c’est le sens étymologique du mot, ecclesia, qui signifie assemblée, des lieux de rencontre qui ont retrouvé leur fonction de lieu musical de réunion, je dirais, d’union, de gens qui croient au ciel et de gens qui n’y croient pas, par la grâce, la communion de la musique, bref du concert qui veut dire unir, concerter, harmoniser même des contraires. C’est le concert musical qui emblématise ce sens qui oppose pour fondre et unir dans l’harmonie une, un instrument soliste apparemment opposé, dans sa singularité, à la pluralité instrumentale d’un orchestre.

         Ainsi, l’orgue, qui est tout un orchestre immobile, tonnerre trônant dans une église, géant débonnaire, sait se faire tout petit, confidentiel pour, concerter harmonieusement avec un instrument invité à dialoguer avec lui.

         Ainsi, ce disque plein de charme, qui donne pour partenaire à l’orgue immense le minuscule hautbois. Les deux musiciens Jean-Christophe Aurnague et Francois Meyer confient qu’ils se sont rencontrés depuis plusieurs années à l’occasion des concerts et des liturgies, et ont partagé avec bonheur, pour le nôtre, leur répertoire respectif pour hautbois et orgue. Ce disque en est issu. Mais, loin d’en avoir fait un disparate assemblage de morceaux d’origine diverse, c’est leur passion pour l'époque romantique qui a été le facteur unificateur de leur programme. Mais non seulement au niveau chronologique limité au XIXe siècle, puisque certains compositeurs sont largement du XXe, puisqu’ils nous offrent le plaisir de la découverte de musiciens oubliés, de compositeurs qui, à part César Franck présent ici pour une pièce et Gabriel Pierné pour deux, nous sont tous inconnus :

Théodore Salomé (1834-1896) ; Charles Quef (1873-1931) ; Reinhold Glière (1875-1956) ; Horatio William Parker (1863-1919) ; Alexandre Guilmant (1837-1911) ; Théodore Dubois (1837-1924) ; César Franck (1822-1890) ; Gabriel Pierné (1863-1937), mais rien sur John Robert Watkinson qui semble plus ancien, et Marc Cheban, Anglais, né en 1953 d’après nos recherches.

Ces morceaux, pour orgue seul, ont été adaptés pour dialoguer avec le hautbois. Cet instrument à vent, dont le nom entraîne une confusion avec le basson, qui est bien plus haut et en bois aussi, a la dimension d’une clarinette. Son timbre peut être puissant et sonore ou doux et charmeur, clair ou plein de rondeur et de chaleur. Le joueur de cet instrument est un hautboïste.UI ne serait charmé par la Romance de Théodore Salomé où le hautbois semble s’étirer langoureusement, sensuellement, se draper, se lover amoureusement dans les plis chaleureux de l’orgue? 

1) PLAGE 2

Le modeste hautbois n’est pas affronté mais confronté en agréable douceur avec un orgue qui sait se mesurer à son partenaire. Dans la Cantilène pastorale d’Alexandre Guilmant, on est séduit par le frais friselis de feuillage argenté de l’orgue dans l’ombre du pianissimo, qui laisse chanter la finesse du phrasé solaire du hautbois qui déroule des volutes sur ce vaporeux nappage de l’onde de l’orgue et l’on s’émerveille de l’équilibre entre ce fétu soufflé et cette masse à la soufflerie géante mais jamais écrasante :

2)  PLAGE 7

Méditation Romantique

Jean-Christophe Aurnague, orgue (François Meyer, hautbois, label Hortus.

 

Enregistrement 19/11/2020

RADIO DIALOGUE RCF

N° 472, semaine 47

Enregistré le 19/11/2020, diffusé le 4/12/2020

Podcast (après Méditation romantique)

https://rcf.fr/culture/livres/meditation-romantique-avec-francois-meyer-et-jean-christophe-aurnague



 


dimanche, janvier 24, 2021

PÉTRARQUE ET LAURE RETROUVÉE…


André Ughetto

Pétrarque, Crieur de la Paix,

pièce en cinq actes, Éditions Wallada

 

    André Ughetto a été professeur de lettres à Marseille. Poète, il entre au conseil de rédaction de la revue SUD (1970-1996). Belle revue héritière des fameux Cahiers du sud, pionniers à Marseille, à laquelle succédera Autre Sud (1998-2009), belle longévité pour des revues. En 2011, membre fondateur de la revue Phœnix, il en devient rédacteur en chef, tout en étant aussi de La Revue des Archers du théâtre Toursky. Il s’adonne également à la traduction de poésie italienne. Mais passionné de cinéma, il réalise quatre films : Le Maître des moissons, fiction ethnographique tournée au Maroc, prix spécial du Jury long métrage au festival de Toulon‑Hyères (1972), suivi en 1976 de La Mémoire du feu (sur René Char), en 1984, de  Mutus Liber, tableaux pour Nicolas Flamel (le fameux alchimiste) et enfin, participation au montage de la vidéo que Gilbert Conil réalisa sur la mise en espace de son spectacle de 2007, René Char en son bestiaire. 

    Inspiré par le Vaucluse ancien, il se frotte au théâtre avec Pauvres Vaudois du Luberon, représenté pendant l’été 2012, drame théâtral en quatre actes sur le massacre des Vaudois en Provence au XVIe siècle, publié par la Revue des Archers en 2013, Jeanne vendit alors Avignon à son Pape, pièce en quatre actes jouée à L'Isle-sur-la-Sorgue en août 2014. Il avait fait ses gammes pétrarquiennes avec Cinq entretiens avec Pétrarque, pièce en cinq actes jouée dans le Vaucluse pendant l’été 2011, parue aux éditions de l’Amandier en 2013, un prélude à Pétrarque, Crieur de la Paix, pièce en cinq actes Éditions Wallada, créée le 29 août 2019 à l’Isle-sur-la-Sorgue.

    André Ughetto y est né, y réside souvent, y animant avec fidélité cette activité artistique ancrée dans l’histoire si riche de cette région. L’intérêt pour Pétrarque, qui hante ces lieux, semble chez lui une logique de l’esprit autant que passion du cœur.

    On s’épuiserait sans épuiser le sujet tant Pétrarque a marqué toute notre culture, et au-delà. Mais il a y devoir de le présenter un peu pour ceux qui, par extraordinaire, ne connaîtraient pas cette figure européenne, devenue universelle.  Francesco Pétrarque naît près de Florence en 1304, à Arezzo, où il reviendra mourir en 1374.

Europe du XIVe siècle

Ce XIVe siècle est trouble, troublé politiquement et religieusement dans une Europe morcelée, toujours en guerre, déchirée entre les partisans de l’empereur romain germanique (Gibelins en Italie) et ceux du pape (Guelfes, eux-mêmes divisés et affrontés en blancs et noirs). Pape et Empereur sont prétendants à la couronne impériale, souvenir des Romains, sur l’Europe : le pape régnant temporellement autant sur ses états qu’il entend le faire spirituellement sur toute l'Europe chrétienne, fondé sur la fausse Donation de Constantin qui aurait légué la couronne impériale à l’Église. La Peste noire, déjà semble-t-il venue de Chine par la Route de la soie, élargit ses chemins pandémiques et désole l’Europe qui y perdra près de la moitié de sa population.

L’Italie, n’est guère mieux lotie que cette Europe, fractionnée en petites principautés rivales, les deux seuls grands royaumes, Sicile et Naples sont disputés par les Angevins et les Aragonais qui remportent la mise. Rome elle-même est ravagée par les guerres fratricides des grandes familles Orsini, Colonna et un révolutionnaire plébéien, Cola di Rienzo, Brutus républicain qui complique les choses.  Les papes, loin de l’humilité chrétienne des origines, vivent dans un faste et une opulence déjà dénoncée par les franciscains. Contestés pour leur népotisme et leur corruption, menacés, ils doivent chercher refuge en Avignon, leur état vendu par la Reine Jeanne dont Ughetto avait déjà traité. Ils y resteront à l’abri pendant soixante-dix ans, dans les dissensions, moins dangereuses, entre cardinaux italiens et français, faiseurs sinon de rois, de papes. Mais c’est aussi un sommet de la corruption de la papauté avignonnaise : tous les ambassadeurs en Avignon sont frappés par les tables comptables couvertes de tas d’or des revenus européens de l’Église, plus riche alors que toute l’Allemagne et l’Angleterre réunies.

Cependant, en Italie, pointe déjà la Renaissance par le retour à l’Antiquité, aux textes et manuscrits retrouvés, certains découverts et traduits par Pétrarque qui va, avec son ami Boccace, alors qu’ils sont latinistes savants, assoir une langue « vulgaire », vernaculaire, le toscan,  qui deviendra la langue italienne.

Pétrarque voyageur et passeur

C’est là le cadre historique général de la pièce d’André Ughetto si enracinée dans le terroir et l’histoire de l’Avignon du temps de Pétrarque. Mais Pétrarque n’est pas ancré dans une fixité de statue marmoréenne car, ce qui me frappe dans ce texte justement, c’est l’infatigable mobilité du poète médiéval. C’est qu’il est un passeur, un passager incessant, rêvant avec son ami Boccace, alors qu’ils sont en train de créer, donnant ses lettres de noblesse à leur toscan originel, ce qui sera la langue italienne, d’une Europe sans frontières, une communauté unie par une langue commune, le latin, construction déjà humaniste d’un ensemble humain fondé, dépassant les hostilités meurtrières, sur le Verbe, « semences d’action », bref, un langage que l’on dirait aujourd’hui performatif, une Parole qui devient acte. Mais acte bien vain ou gratuit politiquement puisque ce lucide « Crieur de la Paix » clame dans le désert. Ses écrits seront infiniment mieux reçus que sa parole publique itinérante.

Et c’est par la douce force, évocatrice en passant, de la simple parole de la pièce, forcément statique, que sont suggérés les voyages. Au point que j’ai dû ranimer mes connaissances de la vitesse des voyages au XVIIe siècle, pour jauger et juger ceux de Pétrarque : on estime le rythme à vingt-cinq km par jour à cheval, avec les nécessaires haltes de repos pour la bête (qui veut voyager loin ménage sa monture n’est un vain proverbe) et par ailleurs, d’un voyageur chargé de peu de bagages. Or, notre poète et personnage officiel se déplace entre Avignon, ses environs et une diverse Italie, avec souvent un chariot de documents… Alors, imaginons, avec le texte, ces déplacements entre Avignon, Vaucluse, Cavaillon, Carpentras, Marseille, Toulon, Rome, Parme, Venise, Padoue, Naples…

Pétrarque transporte ces documents précieux mais porte aussi sa voix puissante de penseur politique et moral lucide en audacieuses imprécations contre la Curie, pourrie : il déteste cet Avignon corrompu qu’il fuit se réfugiant à Vaucluse. Il actualise en son temps, à mon sens, les critiques d’Horace, dont il contribue à la redécouverte, le fameux « Mépris de la ville et éloge de la campagne » qui aura une telle fortune dans les lettres européennes, et qui a des échos jusqu’à notre temps écologiste : « Beatus ille qui procul negotiis… », ‘Heureux celui qui fuit les affaires…’ Mais retour aux champs qui laisse champ libre aux ambitions effrénées déchaînées dans la cité.

Ughetto nous rappelle ou apprend que Pétrarque fit ses études à Carpentras, c’est dire le prestige intellectuel du Comtat Venaissin, d’Avignon, bien à tort oublié. Ces mentions, ces évocations au fil de la parole de cette histoire de cette région, sont un des charmes de cette lecture, à défaut du spectacle de la pièce.

Pétrarque, au miroir de ses interlocuteurs

Elle se présente, avec une nécessaire longue scène d’exposition épistolaire entre deux personnages qui pose la situation historique d’Avignon et ses papes exilés, mais qui ne constitue pas un nœud d’action dramatique à proprement parler dont on attendrait les péripéties, qui se dénoueraient à la fin. C’est une succession de tableaux où Pétrarque est mis en miroir face à un autre personnage, précisant ses facettes, amicale, familiale, politique culturelle, religieuse, paternelle : Philippe Cabassole, évêque de Cavaillon, Ghérardo son frère retiré du monde, le roi de Naples Robert d’Anjou, l’Empereur Charles IV, Cola di Rienzo, Boccace, le pape Clément VI, sa fille (passage touchant en vers) et son gendre, et amoureuse enfin avec Laure, dans un rêve poétique, une scène corporelle où elle se précise, dans un poétique final.

Pétrarque et Laure

Miracle de l’art, faire exister un être qui n’eut pas de vie. Miracle de la poésie, Dante s’immortalisa en couple avec une vraie Béatrice, qu’il aima en vain. Pétrarque renouvelle ce modèle avec Laure, donnant même une date de leur rencontre, des circonstances concrètes. Mais dans sa poésie, déréalisée, idéalisée, vraie ou fausse, il éternise en elle l’image de la femme insensible et lointaine, héritée de la Belle Dame sans Merci des troubadours, aimée vainement par un chevalier servant. Pour des siècles, il imprime dans son Canzonniere l’image de cet amour, l'imposant dans ses sonnets, devenus forme canonique de la poésie d’amour qu’il fixe, et fige dans sa rhétorique, pour toute notre culture, Ronsard, Du Bellay, Louise Labé suivant fidèlement sa tradition en France. André Ughetto est d’ailleurs auteur d’un ouvrage sur le sonnet aux éditions Ellipses et son texte théâtral en est illustré de belles traductions. Mais je rappelle que le mot sonnet, ‘petit son’ en provençal, est une forme musicale sans doute héritée aussi des troubadours, passée par la Sicile et le terme, en Espagne, équivalait logiquement à sonate : donc, forme et thématique amoureuses, double héritage de la culture ancienne provençale.

Dans un essai préliminaire passionnant, « Laure de Vaucluse », Ughetto démêle la vérité de la légende de Laure. Il renverse avec de bons arguments historiques, géographiques et textuels, une idée reçue : un parent du Divin Marquis, l’abbé de Sade, grande famille de la région, en 1764, publie Mémoire sur la vie de François Pétrarque où il récupère la gloire du couple mythique au profit de sa famille, identifiant la muse de Pétrarque avec Laure de Sade, que le poète aurait rencontrée dans une église d’Avignon. Il est vrai qu’il y a du piquant à imaginer l’idéale et pure dame en ancêtre du Divin marquis qui a donné son nom au sadisme, et j’ajoute que le traitement que ces insensibles et froides dames font subir à leurs malheureux amants tient pas mal d’une sadique cruauté. Mais non, Ughetto fait parler les textes, qui parlent toujours en vérité pour moi. La Laure de Pétrarque n’est pas cette Laure de Nove, de ce joli château blond que je regarde toujours rêveusement à la courbe de la sortie de l’autoroute pour rentrer dans Avignon, l’imaginant paraître sur une tour…

Avec un implacable et imparable appui de texte, Ughetto démontre que l’élue du cœur de Pétrarque n’est pas de la ville. En effet, pouvons-nous imaginer que le poète ait fait de sa muse une citadine d’une cour corrompue qui lui répugne ? L’argument horatien que j’avançais plus haut me semble abonder aussi dans ce sens : cette belle est une pure fleur des champs.  

La femme en ce jardin

Autre argument, que je me permets d’apporter à cette hypothèse, Boccace, dans le texte, explique plaisamment le goût de Pétrarque pour la campagne :  il est né dans la rue Horto, hortus, qui signifie jardin en italien et latin.  Cela me fait inévitablement penser à un verset poétique de Salomon (dont je parle dans ma chronique du disque Un jardin florentin) qui instaure dans notre culture une tradition mystique et poétique, finalement amoureuse, du jardin. Dans son Cantique des cantiques, Salomon (4, 12), a cette sentence :

« Hortus conclusus soror mea, sponsa ; hortus conclusus, fons signatus. »  (‘Ma sœur et bien-aimée est un jardin enclos ; le jardin enclos est une source fermée.')

L’hortus conclusus (‘jardin enclos’) est un thème iconographique de l'art religieux et profane européen qui représente souvent la Vierge Marie, image absolue de la pureté,   à laquelle on identifie la Dame immaculée.

Mais cultiver l’image inaccessible d’une femme idéale est un luxe quand on possède, comme ce sacré Pétrarque, une femme bien charnelle, qui lui a donné deux enfants ! Pétrarque n’est pas un pur esprit.

Nous n’avons pas vu la réalisation scénique de ce texte, nimbé de musique et brodé de poésie avec récitant (poèmes italiens et leur traduction). La narration s’opposant à l’action sur scène, cette pièce narrative, sans vrai nœud, sans intrigue ni dramatiques péripéties au sens théâtral strict, dans sa suite de tableaux, ni drame ni comédie, est plutôt une sorte d’oratorio autour d’un personnage.

Mais cette plongée dans le passé dignifie une région que l’on aime en nous donnant encore plus de raisons historiques et culturelles de l’aimer.  

André Ughetto,  Pétrarque, Crieur de la Paix, pièce en cinq actes Éditions Wallada,  121 pages

 

 

vendredi, janvier 15, 2021

LA MORT HORS CE JARDIN


RCF N°501

Semaine 2

         De l’Ensemble Sollazzo de musique ancienne, dirigé par Anna Danilevskaia nous avions aimé, présentés ici-même, deux remarquables disques, Leeuven Chansonnier, Sollazzo ensemble, chansons de la fin du XVe siècle et En seumeillant. Voici aujourd’hui :

Firenze 1350 : Un Jardin Médiéval florentin Anna Danilevskaia, Sollazzo, label Ambronay 

C’est un beau florilège de musique vocale et instrumentale du milieu florentin du XIVe siècle, qui met en valeur toutes les possibilités de l’ensemble, les deux soprani (Perrine DevillersYukie Sato), le contre-ténor Andrew Hallock, et le ténor Simon Vivien, et, pour les instruments, Christoph Sommer, luth Sophia Danilevskaia, vièle à archet, Roger Helou, organetto, Franziska Fleischanderl, psaltérion et Anna Danilevskaia elle-même, vièle à archet et direction.

Disons d’emblée que le disque, comme ceux qui l’ont précédé, est beau, d’une rigoureuse et même facétieuse interprétation quand il convient. Il déploie un éventail de pièces musicales qui sont une convaincante illustration de la musique inventive de la foisonnante Florence qui, de son Moyen-Âge déjà renaissant —et je ne parle ni de la peinture ni du sonnet de Pétrarque qui fonde pour longtemps une tradition poétique européenne—va laisser des moules musicaux, entre autres, cette chasse de la plage 17, virtuose canon à trois voix, dont l’animation apparemment brouillonne, l’appel pressé aux chiens, la rythmique haletante, semble anticiper de loin d’autres chasses figuratives, et je pense au baroque Actéon de Charpentier.

Cependant, hors le programme musical, il est bien dommage que ses promoteurs ignorent tant son actualité historique que contemporaine.

En effet, le livret, s’il est intéressant sur les pièces des musiciens florentins et leurs techniques, très bien présentés, s’il rappelle une anecdote plus tardive dans un jardin nommé « Il Paradiso » où, selon la légende, l’organiste aveugle Francesco Degli Organi (‘des Orgues’), nommé Francesco Landini (c. 1335-1397), aurait musicalement cloué le bec aux oiseaux par sa virtuosité,  s’il évoque rapidement le bouillon de culture de la Florence de ce temps où déjà les trois quarts de la population masculine aurait su lire, il n’explicite en rien cette date de 1350, passant de la sorte à côté du moment historique crucial et cruel que vivait la ville toscane.

Jardin absent

Je me permettrai donc de remplir les blancs et de combler les silences, malheureusement les ignorances du texte, partant de la symbolique du jardin, si puissante dans notre culture, dont j’ai parlé en d’autres occasions, on me le pardonnera. Ce jardin florentin, nous dit le livret sans en rien tirer, s’appelait « Il Paradiso », le ‘Paradis’, rien de moins. Mais, hors la référence au premier grand poète florentin oublié du livret, Dante, qui vécut un siècle avant, aucun hasard, signalons et soulignons-le dans ce nom : tout jardin se veut, par l’art et l’artifice, c’est-à-dire la technique de l’homme, une image adressée de la terre à Dieu, d’un paradis divin retrouvé : le malheur de l’homme, pour les croyants, n’est-il pas d’avoir été chassé du jardin d’Éden ? Jardin des Délices mais aussi Jardin des Oliviers : le meilleur et le pire. Nous avons une tradition, une culture mystique et poétique, finalement amoureuse, du jardin, qui remonte au Cantique des cantiques de Salomon (4, 12), avec cette sentence :

« Hortus conclusus soror mea, sponsa ; hortus conclusus, fons signatus. »  (‘Ma sœur et bien-aimée est un jardin enclos ; le jardin enclos est une source fermée.') 

L’hortus conclusus (‘jardin enclos’) est un thème iconographique de l'art religieux et profane européen qui représente souvent la Vierge Marie. Même s’il n’y est pas fait de rapport dans le Cd, nous y placerions comme logique la douloureuse supplique justement à la Vierge de Francesco Landini, qui rappelle le péché d’Adam et l’exclusion du jardin Paradis et la « création » de Marie pour rédimer ce péché et permettre la reconquête de ce jardin perdu du paradis :  Creata fusti, o vergine Maria. (plage 6)

Jardin d’amour

         Si la Vierge est la Dame parfaite des troubadours, les belles dames, divinisées par le culte d’amour courtois qu’ils leur rendent, sont aussi souvent peintes et chantées en leur jardin intime, secret, d’où le départ de l’amant est toujours un déchirement, assorti de serments de loyauté comme dans le texte français d’adieu, hérité de Guillaume de Machaut, très utilisé en son temps, mis en musique encore Francesco Landini Adiou, adiou, douce dame jolie. Mais les serments de fidélité dans un jardin idéal sont rarement tenus dans la vérité et réalité de la distance. On peut alors écouter comment Vincenzo da Rimini, par la voix du ténor, exprime par des vocalises déchirantes, qui m’évoquent celles d’Orfeo de Monteverdi deux siècles et demi plus tard, le désespoir de l’amant trahi qui évoque les grands amoureux abandonnés de la mythologie que le futur Baroque ressassera : « Ay, sconsolato… », ‘Ah malheureux… » (plage 12). Scènes d’amour heureux ou perdu qui se pourraient passer en un jardin dont tant de miniatures d’époque nous peignent les riantes et idylliques couleurs. Une lointaine et délicate chanson française évoque encore ce jardin d’agrément, de « battement », de plaisir :

L'amour de moy s'y est enclose
Dedans un joli jardinet
Où croît la rose et le muguet
Et aussi fait la passerose.

Ce jardin est bel et plaisant
Il est garni de toutes flours ; 
On y prend son battement
Autant la nuit comme le jour.

         Jardin contre la mort : 1350

Mais revenons à notre jardin, nommé dans le titre, à peine évoqué qu’oublié aussitôt dans le livret et dont je trace personnellement la symbolique et, en l’occurrence, l’importance du moment historique qui est passée inaperçue dans ce Cd qui se donne aussi pour titre la date de 1350.

Nous sommes au XIVe siècle, donc, juste avant la Renaissance qui élargira et resserrera le sens, profane et humaniste, à l’hortus conclusus, au jardin fermé, dont je parlais : jardin enclos de murailles, crénelées souvent comme celles d’une forteresse, aux allées de plantes taillées très artistiquement, géométriquement, anticipant intellectuellement le futur jardin dit « à la française ». L’architecture géométrique des murailles et les dessins ordonnés des massifs cultivés, toute cette ordonnance métaphorisait, symbolisait la culture défendue jalousement par ses murs contre la nature inculte de l’extérieur du jardin, dont les fourrés touffus, les frondeuses frondaisons désordonnées débordent par-delà les murs protecteurs de l’espace intérieur qu’ils délimitent et protègent. Mais quelle est, à l époque, cette nature si inculte, si sauvage qui fait peur, que l’on veut contenir derrière des barrières, des frontières protectrices ?

Eh bien, en cette année de 1350 que se donne le disque qui en ignore le contexte historique, Florence, que je disais bouillon de culture en double sens, depuis deux ans, assiégée par la Peste Noire. Le virus inconnu alors, déjà chinois serait arrivé par la route de la soie et des splendeurs et luxes orientaux importés, important au faste de la luxueuse cité. La peste tuera entre 30 % et 50 % des Européens en cinq ou six ans (1347-1352), faisant, selon les estimations d’aujourd’hui environ 25 millions de victimes.  Une pandémie déjà puisqu’elle n’épargna même pas l’Afrique à ce que l’on sait aujourd’hui.

Mais, fuyant Florence même avec des amis, sept dames et trois hommes, pour exorciser leurs peurs et passer le temps qu’il faut déjà appeler de confinement, Boccace écrira ses cent Contes pour eux, qui deviendront fameux, le Décaméron. Le livret cite Boccace, créateur avec Pétrarque de la langue toscane qui devient l’italien. Dommage que l’auteure, Anna Danilevskaia, n’ait pas pris la peine de le feuilleter car, l’introduction est une description des ravages terribles de la peste :

« Combien de vaillants hommes, que de belles dames, combien de gracieux jouvenceaux, que non seulement n'importe qui, mais Galien, Hippocrate ou Esculape auraient jugés en parfaite santé, dînèrent le matin avec leurs parents, compagnons et amis, et le soir venu soupèrent en l'autre monde avec leurs trépassés. » 

                                                   Le Décaméron, Première journée

Fuyant donc le fléau, la troupe va se protéger dans un « délectable jardin » orné de mille fleurs at agrémenté de chants d’oiseaux. Chaque lecture était suivie de chants et de danses.

L’autre danger historique, guettant ce symbolique jardin protégé de l’art, c’était l’implacable avancée turque : l’Empire byzantin, déjà très affaibli depuis la fin du XIe siècle, ravagé par la peste, était pratiquement moribond et allait vite subir les cinq sièges successifs des Ottomans qui, finalement en 1453, s’emparent de Constantinople. Pressentant ce désastre, des lettrés, des savants byzantins se réfugiaient à Florence, lui apportant l’inestimable trésor de leur culture grecque et latine ancienne, des manuscrits précieux dont le Florentin Pétrarque, alors en Avignon avec le Pape, fera collection et traduction, nourrissant la Renaissance à venir. Un concile eut même lieu à Florence pour tenter de réunir les Églises séparées d’Orient et d’Occident pour faire front commun contre le Turc.

Ce disque, enregistré sans doute en 2019, avec copyright de l’année suivante, sorti le 2 mars 2020, ignorait bien sûr notre proche confinement, on ne peut lui tenir rigueur d’un parallèle impossible à prévoir, bien sûr. Mais, le situer en un jardin, le dater de l’année 1350, citer Boccace, en ignorant sa symbolique, le moment historique le contexte de ce dont on parle, le cadre culturel de cette musique, est une dommageable négligence. Le disque passe donc à côté de la terrible actualité de 1350 qu’il se donne pour date, mais se glisse, sans le savoir, dans le plus aigu de la nôtre.  

Mais, cette musique, dans ce jardin florentin, que je resitue dans son contexte historique de 1350, je le voudrais comme symbole et exemple d’une culture qui, même dans les pires conditions, vit, survit, aide à vivre.  

Firenze 1350 : Un Jardin Médiéval florentin Anna Danilevskaia, Sollazzo Ensemble, label Ambronay. Livret en français et en anglais. Textes des airs en langue originale, traductions en français et en anglais.

1. Paolo da Firenze (c. 1355-c. 1436), Godi Firenze.

2. Donato di Firenze (actif 1350-1370), Come ‘I potes’ tu far, instrumental

3.  Francesco Landini (c. 1325-1397), Adiou adiou.

4. Giovanni da Firenze (actif v. 1350), Per larghi prati, caccia

5. Bartolino da Padova (actif 1365-1405), Quel sole che nutrica’l gentil fiore (arr. Vincent Kibildis).

6. Francesco LandiniCreata fusti o vergine Maria, à chanter sur l'air  Questa fanciulla amor.

7. Anonyme, Benedicamus domino, à chanter sur l'air Ja Falla.

8. Paolo da FirenzeBenedicamus domino.

9. Anonyme, du manuscrit de Messine,  Benedicamus domino.

10. Andrea da Firenze (c. 1415), Non più doglia ebbe Dido.

11.  Francesco LandiniChe cosa è quest’Amor.

12. Vincenzo da Rimini (actif v. 1350), Ay schonsolato.

13. Giovanni da Firenze, Quando la stella.

14. Jovannes de Florentia (attribué), Quand’amor.

15. Anonyme, Poi che veder non posso, instrumental

16.  Francesco Landini, Conviens’ a fede.

17. Lorenzo da Firenze (c. 1372/1373), A poste messe

 


 

 

dimanche, janvier 10, 2021

RETOUR SUR L'ANNÉE BEETHOVEN (2)

Beethoven, encore et toujours, 

par Matteo Fossi

         Parmi les victimes collatérales de la Covid, je l’ai dit, il faut ranger Beethoven      auquel l’année musicale 2020 était dédiée, pour célébrer le 250e anniversaire de la naissance. Nombre des concerts prévus ont été annulés. Fort heureusement, les disques enregistrés en amont sont sortis, même si les concerts en aval des interprètes ont été annulés ou reportés : on espère pour eux qu’ils en retrouveront des occasions, des dates, car la matière Beethoven, heureusement, dépasse les dates, le temps et demeure éternel. Voici au moins un CD qui lui rendent un fervent hommage :

Trois sonates pour piano de Beethoven, N°4 (opus 7), N°17 (opus 31, N°2), et 31 (op. 110), par Matteo Fossi, éditions Hortus. 

         Nous avions parlé de deux CD Le Jeune Debussy et Schubert, de l’Unité au fragment du pianiste Matteo Flossi. Né à Florence en 1978, soliste ou chambriste, Matteo Fossi court le monde de concert en concert, non sans faire escale à Venise et Fiesole, localité proche de Florence où Galilée fut assigné à résidence par l’Inquisition au XVIIe siècle. Matteo Fossi y enseigne le piano.  En duo avec Marco Gaggini, il a entrepris le premier enregistrement mondial de l’intégrale des œuvres pour deux pianos de Brahms et de Bartók. 

Son répertoire est très large et il était logique qu’il offre aujourd’hui, pour cette caduque année de célébrations manquées, Trois sonates pour piano de Beethoven, N°4 (opus 7), N°17 (opus 31, N°2), et 31 (op. 110) . C’est donc un éventail pianistique beethovénien, qui va de 1796 à 1820, en passant par 1802 pour la 17, c’est-à-dire de ses 26 ans à 50 ans de sa vie puisque le compositeur naquit en 1770 et mourut en 1827. Elles représentent trois styles du compositeur, mais tous trois de sa patte, de sa poigne dirait-on, inconfondable.

         Matteo Fossi nous confie que ces trois sonates sont marquantes dans sa vie.  La sonate N°4 en mi bémol majeur, pour clavecin ou pianoforte, tout en demeurant dans une esthétique classique à la Haydn, la brise déjà par ses quatre mouvements au lieu de trois et par ses proportions, près d’une demi-heure, la plus longue des trente-quatre sonates du compositeur. Comme regardant une époque qui s’en va, joyeusement regardée par-dessus l’épaule, trois des quatre mouvements, le premier et les trois et quatre ont encore une légèreté enjouée très XVIIIe siècle, où glisse même un rythme de menuet. Il y a cependant quelque chose de majestueusement symphonique, et une fièvre, une passion qui annoncent le romantisme, et les tourments à venir du génie malheureux de Bonn.

Mais le second mouvement, lent, « Largo con gran expressione », nous entraîne, nous plonge ; nous élève dans une autre dimension.  L’interprète nous rappelle le mot de Sviatoslav Richter pour le qualifier : « C’est un dialogue entre l’homme et Dieu ». Je dirais d’abord une interrogation, tant Fossi, tellement engagé dans cet appel mystique, rend sensible les silences qui sont comme un appel, une supplique laissant la place à une réponse espérée. Ou (qui sait ?) au silence éternel de la divinité comme dirait Vigny, mais vide comblé ici par la musique qui se fait elle-même divine. Ce mouvement si intérieur, bouleverse avec ses silences interrogateurs que nous faisons nôtres.

La Sonate 31 n la bémol majeur (op. 110) termine le disque. C’est l’une des dernières de Beethoven ; elle est de 1820/21, interrompue par la maladie. Comment ne pas être pris par le charme paisible de ce premier mouvement, l’un des plus beaux de Beethoven, « moderato cantabile, molto expressivo », ‘moderato chantant, très expressif’.  On savoure la douceur, la clarté limpide de l’interprète, qui déroule les notes perlées d’un collier comme fondant à l’infini. Il fait chanter le lyrisme du piano avec une grâce italienne,

 Revenons à la Sonate N°17 (opus 31, N°2), plus connue, et célèbre sous le nom La Tempête. Elle est en ré mineur, le ton du commandeur du Don Giovanni de Mozart. C’est Beethoven lui-même qui, aux questions sur cette œuvre à certains égards mystérieuse, disait, sans plus de commentaires : « Lisez Shakespeare », se référant à la comédie La Tempête. On a beau connaître la pièce de Shakespeare, nous avouons nous aussi qu’on ne sent pas ici ni l’ancien duc de Milan détrôné, devenu le mage Prospero réfugié et régnant dans une île mystérieuse, ni sa douce fille Miranda, pas plus que le sauvage Caliban, le noir sans doute cannibale. Il faut convenir que cette tempête de la sonate est surtout métaphorique, mais sûrement une image sonore de la tempête dans le crâne de Beethoven, de la crise terrible qu’il traverse en cette année de 1802 où, retiré à la campagne espérant, par le repos, un apaisement à sa hantise, à son drame, il sent qu’il devient irrémédiablement sourd, la pire maladie qui puisse frapper un musicien.

C’est en cette époque désespérée qu’il rédige, à l’intention de ses deux frères, le « Testament de Heiligenstadté », dans le village près de Vienne où il s’était retiré, voulant garder sa surdité secrète : même sourd, il entendait surmonter l’épreuve par la volonté et continuer à servir la musique. Miracle pour lui et nous : il ne l’envoya pas et on retrouva ce testament après sa mort dans son armoire, avec la mystérieuse Lettre à l’immortelle bien-aimée, anonyme, qu’il n’envoya pas non plus.

On ne résiste pas au galop fiévreux, obsédant, emportant vers on ne sait où, du troisième mouvement dont Czerny, son élève, disait qu’il lui avait été inspiré par celui d’un cheval sous sa fenêtre :  même sans être musicien, on l’a entendu un jour. Il faut le réécouter toujours.

Matteo Fossi Trois sonates pour piano de Beethoven, N°4 (opus 7), N°17 (opus 31, N°2), et 31 (op. 110), par, éditions Hortus