vendredi, juillet 28, 2017

DANS LE TEMPLE DE L’OPÉRA, LE FANTÔME


LE FANTÔME DE L’OPÉRA,

CINÉ-CONCERT



Film de Rupert Julian (1925)

Musique improvisée au piano par

Jean-François Zygel



Théâtre antique d’Orange,

25 juillet 2017



         Le fantôme, on l’imaginait sur le linceul de l’écran blanc ; on envisageait le pire pour le spectre sans visage avec la violence du vent, risquant d’arracher toile et masque. Le film muet, mais si parlant en images expressionnistes éclairées de quelques panneaux écrits, relevées par la musique constamment éloquente et expressive de Jean-François Zygel, fit sensation, forte impression en cette nuit ventée d’un mistral qui ajoutait son froid à l’effroi et frissons de l’affaire. Le film légendaire fut projeté à même le Mur mythique du théâtre antique, éphémère de l’image sur la pérennité de la pierre : la pierre cassant quelques figures d’angle, absorbant les autres tel un buvard, indéfinissait le fini des images, les gommait doucement, les estompait dans un sfumato, un flou onirique, poétique, entre rêve et veille pour cauchemar palpitant de conte à faire peur pour grands enfants.

         Lieu faste, l'Opéra de Paris, la Palais Garnier, devient néfaste : événements mystérieux, ombre inquiétante rôdant dans les labyrinthiques couloirs comme une âme en peine, un machiniste pendu, le grand lustre de cristal s'effondre sous l’aigu cristallin d’une cantatrice. La double direction reçoit des menaces, subit un chantage signé d’un "Fantôme de l'Opéra" exigeant : l’octroi particulier d’une loge, le renvoi de la diva officielle du Faust de Gounod et son remplacement par une débutante, Christine. Cette dernière devient première, prima donna, triomphe dans le rôle obtenu à l’arraché et confesse à son amoureux, Raoul de Chagny, que, la nuit, une voix mélodieuse l’appelle et guide son chant : c’est Erik, un être au visage marqué et masqué pour ne point épouvanter. Facteur de son succès, il contraint la jeune femme à renoncer à son amour si elle veut continuer à régner par son chant à l’opéra : passage de l’autre côté du miroir.  Amoureux passionné de la belle, comme Pluton, dieu des Enfers enlève Proserpine et la fait reine de son royaume, il se saisit de la jeune cantatrice, l’entraîne et l’emprisonne dans les sombres, profondes et somptueuses demeures souterraines de l’Opéra de Paris où il règne et compose de la musique. Après de palpitantes péripéties, beau héros vainqueur, le vicomte amoureux arrachera Christine au malheureux héros de la terreur.


L’étoffe des rêves —ou cauchemars
         Ce qui me frappe dans cette histoire d’amour fou, c’est son riche tissage de l’imaginaire, de fils pratiquement lyriques. En effet, très étoffé de légendes et mythes que ce roman feuilleton de Gaston Leroux paru en livre 1910 dont est issu et tissé le film : le Faust de Gounod qui y est représenté et tient lieu de lien continu, contient la claire désignation du pacte avec le Diable contre le succès sur terre, passé ici par l’héroïne, cantatrice débutante, avec le monstre musicien qui en fera une diva en écartant la rivale et en faisant chanter, peu lyriquement, les deux directeurs de l’Opéra de Paris récalcitrants. Les rapports ambigus de La Belle et la Bête, c’est la relation amoureuse du « vers de terre amoureux d’une étoile » qu’il va faire naître ici ; la tentation de la jeune femme aspirant à découvrir l’identité, le visage du fantôme amoureux malgré l’interdit, tient de celle des héroïnes punies de leur curiosité, la femme de Barbe-Bleue qui l’échappe belle ou Elsa qui perd Löhengrin en posant la question interdite. Je ne peux m’empêcher de penser que la sorte de mort terrestre de Christine passant de l’autre côté du miroir pour suivre un fascinant dieu de la mort, puis rachetée et ramenée sous les étoiles sur le toit de l’Opéra Garnier par le héros sauveur, relève du mythe d’Orphée arrachant Eurydice aux sombres enfers où ne manque même pas la sorte de Styx du lac souterrain, glauque image aussi de l’inconscient attrait de la bourgeoise héroïne pour les abysses tortueux de l’âme. La touchante idée, le mélodrame, drame mélodieux, c’est celle de la malédiction frappant le héros malheureux pour on ne sait quel crime : sa rédemption ne peut venir que de l’amour d’une femme, autre Senta se sacrifiant pour le Hollandais volant amoureux du fameux Vaisseau fantôme. Elle lui sera cruellement refusée par une femme trahissant son amour.
         Enfin, il y a tous les fantasmes, la fausse fantasmagorie née d’un Opéra Garnier encore tout récent, supposé bâti sur des lieux inavouables, fonds ou bas-fonds ou basses fosses, avec son occulte lac souterrain, ses cryptes mystérieuses et salles sans nombre de l’ombre, ses inquiétants magasins de décors et costumes étranges, son lustre gigantesque de huit mètres et de près de huit tonnes, couronne ou épée de Damoclès supposée tombée sur un public frivole : concrétisé en un insaisissable fantôme, moins génie du mal que mélomane amoureux et professeur de chant à travers des murs qui ont des oreilles. 


Le film
         Première version cinématographique, très fidèle au roman de Leroux, The Phantom of the Opera (1925) est d’une séduisante beauté plastique. À part quelques scènes nocturnes tournées in situ devant Notre-Dame de Paris et le long des quais de la Seine, d’une nébulosité onirique, le Palais Garnier, la salle et autres lieux, sont remarquablement, fidèlement, luxueusement reconstruits. La « colorisation » du blanc et noir originel de cette "version reconstituée » est une réussite : sépia, bistre, complète couleur pour la somptueuse scène du Bal masqué, cape rouge du Fantôme volant au vent de la nuit noire et d’un magnifique effet plastique, ou la traîne de Christine lors de son rapt sur le cheval, ou flottant de la barque sur cet Achéron souterrain.

On peut parler de traitement musical des images : les personnages se meuvent choralement en rythme dans une harmonieuse cadence, tel le machiniste et le bouquet des danseuses autour de lui, les gestes semblent souvent mesurés on dirait au métronome, la masse des foules a des mouvements chorégraphiques d’une grande beauté. La course poursuite aux flambeaux dans les rues de Paris par la meute courant derrière le Fantôme a la grandeur épique que l’on va trouver dans Octobre (1928) d’Eisenstein dans le peuple se lançant à l’assaut du Palais d’hiver de Saint-Petersbourg. L’actrice, la ravissante Mary Philbin, a un jeu très moderne, sans l’outrance expressionniste du muet. C’est un cinéma prêt à parler avec naturel, mais dont le silence laisse tout un champ possible à la musique.

La musique
         Jean-François Zygel n’est pas Le Fantôme de l’Opéra, ni son squelette en chair et en os : c’est ce sympathique farfadet facétieux que l’on aime, et nous ne volerons pas au secours inutile de sa Victoire de la Musique en déclinant tous ses titres aussi nombreux que les plumes des ailes et que le public connaît bien : de La Boîte à musique aux Clefs de l’orchestre de la télé à la radio et La Preuve par Z de France Inter. Ce Z de Zorro ou gentil zozo n’avance pas masqué : c’est un pédagogue-né qui, comme en s’amusant, livre tant de clés pour la musique au plus grand nombre qu’on en oublierait sa pédagogie plus pointue sur l’improvisation au Conservatoire de Paris, et sa singulière carrière de pianiste et de compositeur.  Tous ces titres, ces qualités, étaient unies ici pour cette première d’un Ciné-concert renouant avec les origines musicales du cinéma, pensé autrefois comme un grand opéra et auquel sacrifièrent de grands compositeurs ravis.

         Le piano, immense oiseau noir posé sur la scène, l’aile déployée pour prendre son envol. Il est remarquablement sonorisé pour remplir en harmonieuse proportion, qui semble naturelle, l’espace immense et les images gigantesques. Assis à son poste face à l’écran, sans partition, le regard sur les images, plongeant dans l’écran ou s’en détachant après les avoir vues, bues, pour délivrer l’œuvre qui naît de ses doigts et ses yeux, Zygel ménage quelques brèves pauses de silence comme une articulation ou cadre préalablement conçu pour cette musique vive, jaillissante, captivante mais difficile à capter pour le critique dans la tension et l’attention partagées entre l’image et le son.
         Il faudrait la réentendre pour lui rendre justice, encore qu’improvisée, comme dans la musique aléatoire, on ne se baigne pas deux fois dans le même flot qui coule en continu dans le déroulé du film. On n’en peut tirer que des sensations, forcément plus impressionnistes qu’impressionnantes.

         On aime le jeu de pas de plus en plus inquiétants qui marquent, scandent, précipitent la montée de l’angoisse : on ne croit pas aux fantômes, mais on en a peur. Et l’on veut avoir peur. La musique ironise les deux directeurs barbichus chenus, aussi ridicules que leurs émules barbus d’aujourd’hui, elle monte sur pointes avec les ballerines papillonnantes, virevolte avec leur envol de colombes effarouchées, grâces légères, primesautières, qui rendent plus lourdes et sourdes les atmosphères du drame poussé au paroxysme de l’horreur du cri muet, comme dans un cauchemar. Marguerite de Faust est éclairée par une brève citation de l’air final « Anges purs, anges, radieux » vite varié en ascension avec celle de l’angélique élévation artificielle de la chanteuse qui contrastera avec l’enlèvement de l’héroïne vers les profondeurs. L’évocation de l’air des bijoux ne manque pas, avec des ornements qu’on croirait issus de la bouche de la chanteuse muette, et la ballade du roi de Thulé, suggérée, accrédite la scène lyrique mais pour peindre d’autres paysages. On sent des souvenirs de Chostakovith dans les scènes de chasse du peuple contre le Fantôme dans la ville nocturne. La coïncidence ou non du prénom Erik du personnage maudit vaut de belles évocations de Satie, auquel un bis rendra un hommage ému. Bref, toute l’érudition de Zygel, toute la richesse de sa culture musicale entre au service d’une musique des plus personnelles et expressives pour rendre hommage à ce beau film.
Le musicien préparant, anticipant habilement les séquences, les ambiances, les appelant de son jeu, on a le sentiment que ce sont les images qui collent à sa musique et non sa musique qui s’ajuste à elles. Un bel exploit.

LE FANTÔME DE L’OPÉRA,

CINÉ-CONCERT
Film de Rupert Julian (1925)
Musique improvisée au piano par
Jean-François Zygel
Chorégies d‘Orange, 25 juillet 2017

The Phantom of the Opera
Distribution :

Lon Chaney : Erik, le Fantôme de l'Opéra
Mary Philbin : Christine Daaé
Norman Kerry : Vicomte Raoul de Chagny
Gibson Gowland : Simon Buquet
John St. Polis : Comte Philippe de Chagny
Snitz Edwards : Florine Papillon
Mary Fabian : Carlotta
Virginia Pearson : la mère de Carlotta



jeudi, juillet 20, 2017

DE LA MISE EN SCÈNE AUJOURD'HUI


ACADÉMISME DES MISES EN SCÈNE SOI-DISANT MODERNES.

TAILLER DES VESTES[1]



Du costume de scène aujourd’hui
Suprême élégance : être à l’aise partout, en smoking ou costume d’Adam. Si le débraillé règne aujourd’hui en maître parmi les spectateurs d’un théâtre qui a perdu sa valeur sacrale de célébration rituelle d’une société qui n’a plus le sens du sacré mais celui du consacré, on éprouve cependant une certaine lassitude à le voir installé sur scène. Si l’ennui naquit un jour de l’uniformité, que peut naître de l’uniforme qui règne depuis des décennies sur la scène en matière de costume ? Voilà près de cinquante ans que, sous prétexte de nous les rapprocher, de les moderniser, on nous joue les œuvres d’hier en vêtement d’aujourd’hui.

Petite panoplie vestimentaire
La surprise anti-conformiste de l’anti-culture des années 68 put faire en son temps son nécessaire choc au théâtre. Mais l’effet se défait, et ce qui est révolutionnaire au départ, installé, répété comme un pieux devoir de musée, devient une routine d’un illusoire épate-bourgeois : un académisme. Et le singulier d’une forme, généralisé, n’est plus qu’un uniforme. Avec dix ans de retard, la tendance s’emparait de l’opéra.
En 1976, Patrice Chéreau se faisait huer à Bayreuth pour une Tétralogie habillée en années 30 avant de devenir un « must » acclamé pendant vingt-cinq ans dans le même lieu. Les metteurs en scène germaniques, suisses ou belges, comme s’ils avaient mis trente ans à digérer Chéreau, nous resservent depuis le plat rance et réchauffé d’opéras habillés en tout sauf à l’époque du sujet, ce qui est d’une bien étrange pédagogie quand on veut initier des jeunes à la scène lyrique qui risquent d’égarer leurs repères chronologiques en découvrant le mythique Orphée de Monteverdi en smoking 1900, Agamemnon en débardeur et chapeau melon, Phèdre en tee-shirt, Hercules de Hændel en tee-shirt de marine et chemisettes multicolores par la grâce disgracieuse du metteur en scène ; ils peuvent en perdre leur latin en voyant les Romains de Poppée habillés de pyjamas orientaux, Jules César, en explorateur africain entouré d’officiers de la Wehrmacht, les chevaliers médiévaux de Rinaldo, en terroristes palestiniens. On a vu Tristan en complet veston ; pour Mozart, on a eu Cosí dans un Mac Do, La Clémence de Titus en habits Louis XIII et années 30 ailleurs ; un frigorifique Don Giovanni « Ikea » et « Findus » jouant à saute-moutons sur des caisses. Don Juan a été noir à Harlem, « golden boy » dans les françaises tours de la Défense, avec un Commandeur « manager » en fauteuil à roulettes, géniale idée reprise pour le Scarpia de Tosca ; des Noces de Figaro se situent dans un hall d’hôtel lugubre de Berlin-est et s’habillent en tendance « Tati » tandis que Suzanne accompagne le poétique duo sur la brise avec la Comtesse à la machine à écrire et que les récitatifs sont soutenus au synthé ou en tapotant sur des verres par un personnage nouvel inventé, « le récitativiste », qui commente l’action. La Princesse Eboli chantait joyeusement sa chanson sarrasine en repassant dévotement les catholiques calçons de Philippe II dans Don Carlo, rêvant sans doute de ravager ceux de l’Infant qu’elle aime.
On a eu le « tout à l’époque de la création de l’œuvre » à la mode Ponnelle (réussie) des années 70. Mais pour quelques réussites, rares, des initiateurs, on se perdrait à énumérer la longue série de spectacles, imités, copiés, plagiés jusqu’à la nausée, affligés de ces tics devenus du toc. Ce qui pouvait passer pour novateur à l’époque est devenu, cinquante ans après, un conformisme, un académisme affligeant. C’est devenu la solderie permanente, l’interminable fin de série des vieux modèles sempiternellement repris sous prétexte de neuf depuis 68. Ce n’est plus de la mode, c’est du copié/collé dont on rougit pour les auteurs, guère embarrassés apparemment de répéter la répétition de la répétition.

L’imagination contre la répétition
Il ne s’agit pas de dénigrer la recherche en art qui, s‘il n’avance pas, recule. Les travaux de laboratoire, en ce domaine sont nécessaires, du moins quand le public n’est pas le cobaye général d’expériences singulières de nombriliques metteurs en scène à la mode.
Transposer une œuvre d’hier à une prétendue modernité d’aujourd’hui suppose beaucoup de méfiance quant à son pouvoir : une œuvre ancienne peut m’être aussi contemporaine qu’une contemporaine peut m’être lointaine et étrangère. Mettre en relief excessif sur scène la modernité d’une pièce implique qu’elle ne parle pas d’elle-même ; si sa modernité va de soi, la souligner, est un pléonasme. C’est un frein à l’imagination qui n’a même pas à aller chercher l’universel, l’intemporel, le contemporain dans la Rome antique puisque, appuyés, surlignés, tout mâchés, prédigérés, on les lui offre sur un plateau débordant d’intentions, si totales qu’elles en deviennent totalitaires. Le spectateur est ainsi traité avec le mépris ou la condescendance paternaliste qu’on a pour un enfant ignorant auquel on sert la becquée mâchouillée qu’on l’estime incapable de comprendre et de déguster tout seul.
Le physique nous est imposé par la nature ; le costume relève d’un choix, d’un goût, dit autre chose : ce que je suis vraiment, non ce que je parais malgré moi. L’Un se dissout dans l’uniforme. C’est donc l’imagination qu’il faut raviver : un Bakst, un Picasso, un Dufy, une Sonia Delaunay, Léonor Fini, Bernard Buffet pour Carmen, etc, inventèrent des décors et des costumes : d’authentiques créations, des œuvres d’art en soi. Ils ne se contentèrent pas de se fournir au fripier du coin.
Étrange paradoxe : une époque qui se gargarise de cultiver la différence, qui apparemment respecte l’Autre, n’a de cesse, sur scène, que de l’assimiler au Même en ramenant platement l’hier singulier à l’aujourd’hui le plus quotidien.
De qui est cette phrase :
« Si au costume de l'époque, qui s'impose nécessairement, vous en substituez un autre, vous faites un contresens qui ne peut avoir d'excuse que dans le cas d'une mascarade voulue par la mode. » De qui sont ces lignes ? De Baudelaire.

De la mise en scène comme placage
Ainsi font-ils tous
         On se perdrait à faire la liste des « mises en scène » où, faute de fouiller la signification de l’œuvre, d’analyser son tréfonds, fond et forme, on se contente d’en habiller, d’en déguiser arbitrairement le sens pour faire du sensationnel.
Un seul exemple, cette Despina, soubrette frondeuse des deux belles oisives de Cosi fan tutte, pestant contre sa condition de domestique en une époque tout de même révolutionnaire, annoncée dans telle production comme leur cousine : si elle est de la même famille, de la même classe, de la même caste, où est sa révolte ? Ignorance historique et culturelle des metteurs en scène ? Je me suis étonné, dans diverses critiques sur divers Cosí, ramenés à une soi-disant modernité ou actualité, même à l’époque mussolinienne, de n’avoir jamais vu cet opéra interrogé dans sa même époque, son contexte, si riche : la Révolution française qui secoue un monde ancien face au frivole échange, à la libertine partie carrée des fiancés, à toute l’insouciance et l’inconscience d’une société aristocratique qui danse, en 1790, sur un volcan (littéralement, le Vésuve du texte) dans une Naples agitée aussi de convulsions révolutionnaires, où règne Marie-Caroline sœur de l’empereur Joseph II, commanditaire de l’opéra, et de Marie-Antoinette qui court vers la guillotine. La cruauté froidement expérimentale de l’épreuve et ses déguisements révélateurs, très Marivaux, le cynisme assez Laclos (Les Liaisons dangereuses), digne du libertin à l’œil froid de Sade, disparaît pratiquement toujours sous le déguisement moderniste imposé à l’œuvre. Et ne parlons pas de la généalogie commune absurdement imposée naguère à Aix aux personnages de Don Giovanni.
         Pourtant, à Aix même, on a vu ce qu’apportait une étude subtile de l’Alcina d’hier de Hændel à une belle et profonde vision d’aujourd’hui : deux femmes hantées par le vieillissement, désir de réparer des ans l’irréparable outrage, recherche éperdue, perdue d’avance, de l’éternelle jeunesse et de l’amour.

Les cas Carmen : cacophonie coruscante
Deux exemples récents : la   Carmen itinérante « de » Calixto Bleito, puisqu’on remarquera qu’on ne semble plus guère attribuer un opéra à son compositeur mais à son metteur en scène qui occulte le musicien et ne parlons pas des librettistes qui, finalement, passent au second plan par le premier conféré à celui qui n’est, après tout, qu’un simple régisseur qui n’a pas à usurper le premier rôle. L'on accordera au moins, à Bleito, une interrogation intime de l’œuvre : le contexte de cette soldatesque de légionnaires, ici franquistes, hommes entre hommes, sans femme, et taraudés de désirs violents, est bien issue du texte, comme le danger des femmes guettées par des vautours, symbolisées par la fragile petite fille au risque des prédateurs. Mais, pour le reste, avec son apparente modernité, le traitement de l’héroïne en vulgaire allumeuse, qui joue le jeu des hommes et guère celui des femmes, enlevant d’emblée sa culotte et chevauchant et violant Don José, avec son outrancière modernité, balayant cinquante ans d’interprétations affinées, dignes et nobles des Berganza puis Uria-Monzon, renvoie à l’époque bourgeoise de la création où la critique vomissait Carmen et ses « fureurs utérines ». Quant à la scène, on aura apprécié : voie de garage pour Mercedes, non l'amie de Frasquita, mais les berlines Benz en plein et peine sur scène. Heureusement, il y a une cabine téléphonique sans doute pour appeler un garagiste. Ou un taxi. Où l’esprit, à défaut de la lettre, de Mérimée et Bizet.
En revanche, on chercherait en vain, dans la Carmen « de » Dmitri Tcherniakov, à Aix 2017, la moindre interrogation du livret ou de la musique qui justifierait sa proposition scénique. Encore une fois, dans l’incapacité de citer ou solliciter le vrai texte, il lui en substitue un autre, d’une remarquable platitude, et son traitement n’en est qu’un mauvais : la frondeuse tragédie d'une femme libre devient le vaudeville mou d'un homme impuissant. Aveu du metteur en scène ? De Bizet, on passe à Offenbach. La force anarchiste, féministe, de Carmen, réduite à n’être qu’une image de piquante pin-up pour stimuler une virilité défaillante, est ramenée à la thérapie bourgeoisement, socialement balisée, médicalement contrôlée, sans doute remboursée par la Sécurité Sociale, dans une sorte de talk-show aux invités heureux de se vautrer publiquement sur scène.
Je concède à un artiste metteur en scène tous les droits sur une œuvre : c'est sa liberté. Mais à la liberté correspond la responsabilité et on attend de l’intelligence, celle de l’œuvre ; dans ce cas, on la cherche encore, malgré les extraordinaires chanteurs acteurs. Le « renouvellement » ne peut se faire que par une lecture nouvelle interne, intrinsèque, de l'œuvre qui, elle, demeure immuable si c'est un chef-d'œuvre, parlant à tout le monde et à tous les temps, sans ces artifices étrangers au fond et à la forme. Un metteur en scène cultivé peut et doit poser, apposer une grille de lecture à une œuvre pour en faire surgir des sens nouveaux, non imposer ces grillages externes superficiels qui n’en concernent pas le fond, pour cultiver une infantile originalité.
Or, ces types de mise en scène, fuyant la profondeur intime de l'œuvre, dans l'incapacité de l'analyser sérieusement, ne sont qu'un placage arbitraire, extérieur. Bref, un déguisement épisodique, épidermique, et non une réelle étude nouvelle. C'est un triste symptôme de la pauvreté superficielle du temps : on prend l'écorce pour la substance.
Cependant, à entendre les applaudissements moutonniers par lesquels ces propositions sont accueillies, on se dit que, finalement, nombre de spectateur prisent ces « mises en scène » sans doute parce qu’elles ont le mérite de leur faire supporter et de les distraire de l’œuvre qu’ils étaient apparemment venus voir, sinon entendre.[2]



[1] Article paru dans la revue culture du CNRS en 1992, CAES Magazine, N°65, simplement rafraîchi de quelques références nouvelles.
[2]  Bien sûr, juge et partie dira-t-on ? Non : légitimité critique de parler d’une œuvre sur laquelle on a réfléchi, longuement. Je me souviens du numéro de la Revue Autrement, Carmen, « Figures mythiques » dirigé par Élisabeth Ravoux Rallo, Paris, 1986 dans lequel j’ai publié un essai, fondé sur le texte et la musique, sur l’ambiguïté sexuelle de Carmen que j’avais intitulé : « Entre chien et loup de la sexualité », p. 50-75.

samedi, juillet 15, 2017

AMUSEURS PUBLICS. Bouffon bossu, cossu, cocu

 
Rigoletto,

opéra en un prologue et trois actes (1851)

Livret de Francesco Maria Piave

d’après le Roi s’amuse de Victor Hugo,

Musique de Giuseppe Verdi

Chorégies d’Orange

8 juillet 2017



L’œuvre
         Tout en reconnaissant la supériorité de l’opéra sur le théâtre, qui permet, comme dans le fameux quatuor de Rigoletto, de faire parler plusieurs personnages en même temps, Victor Hugo avait interdit que l’on posât « de la musique le long de ses vers ». Il ne fut heureusement pas écouté : qui se souviendrait de son drame de Le Roi s’amuse sans la version lyrique de Verdi ?

         Le Roi s’amuse échoue en 1832 mais Francesco Maria Piave en tira un livret génialement condensé auquel la musique de Verdi donna en 1851 une portée humaine archétypale et un succès universel jamais démenti depuis, malgré les traverses de la censure obtuse de l’époque et les dédains minaudiers d’une critique éprise de doucereuses fadeurs. Mais le public ne s’y trompa point, qui fit de l’œuvre un des succès les plus justement populaires du répertoire. Si François Ier est transfiguré en Duc de Mantoue pour satisfaire la bienséance politique qui n’admet pas un roi immoral, la trame n’en perd pas de sa puissance. Sans le medium archétypal de la musique de Verdi, comment la phrase prêtée au galant roi Français, désabusé (ou abusé par la fausse santé d’une femme qui l’avait affligé d’une MST selon une facétieuse version) « Souvent femme [a]varie, bien fol est qui s’y fie », qu’il aurait gravée de sa bague sur un vitrail, serait-elle connue de l’univers ? Avec l’élégante désinvolture de l’air virevoltant du Duc, en italien : « la donna è mobile, qual piuma al vento, /muta d’accento e di pensier » ou, rendant à César ce qui est au César roi, le français : « Comme la plume au vent,/ Femme varie : / Fol qui s’y fie / Un seul instant. » Air et paroles gravées non sur la fragilité du verre mais dans la mémoire humaine collective. Pouvoir des mots et de leur adéquation musicale. Pouvoir de Verdi.
A sujet fort, force et expressivité d’une musique toujours étonnante d’inventivité mélodique sans cesse jaillissante : élégance extérieure d’un souverain libertin vulgaire et d’une cour raffinée mais confinée aux bas instincts, basse et grasse complaisance aux caprice du puissant ; laideur et difformité du bouffon bossu Rigoletto, complice empressé des petitesses des grands mais qui cultive au fond de lui, et en secret, la beauté d’un amour pour sa femme perdue et la pureté sa fille qu’il entend préserver, en tyran jaloux, de la dépravation morale du monde : c’est quasiment Quasimodo amoureux d’Esméralda dans Notre-Dame de Paris, rédemption et tourment. Grain de sable dans la machine bien huilée des cruelles facéties des courtisans, cyniques pourvoyeurs en gibier féminin facile des tocades de leur maître : la malédiction d’un père outré de l’outrage à sa fille et dont l’imprudent bouffon se moque sans pitié. Ce thème, qui sonne dès l’ouverture à l’orchestre, pèse comme la fatalité antique sur les épaules du bossu et le poursuit jusqu’à la tragique fin où le père est puni par où il avait insulté un père. Mais du lever de rideau à la fin, ce héros difforme, choquant pour la bourgeoisie du temps, passe par une gamme large de sentiments humains : sarcasmes grossiers, mépris, crainte superstitieuse, remords, amour et jalousie envers sa fille, détresse, révolte, supplication, vengeance, désespoir. Et cela, dans une continuité dramatique toute neuve pour l’époque, que la musique exprime avec une rare et efficace économie de moyens, dans un flux mélodique continu plus que dans des morceaux à découpe traditionnelle, même les airs du Duc et de Gilda (états d’âmes opposés des jeunes héros, rêverie de jeune fille, déception amoureuse et désinvolte et élégant cynisme du séducteur) sont intégrés à l‘action.

Monter Rigoletto est une assurance de succès, mais non tous risques, tant le public a fétichisé cette œuvre à laquelle on risque de se piquer à trop s’y frotter imprudemment. Mais foule pas folle forcément, pressée au rendez-vous de cette chaude première soirée des Chorégies 2017 programmée encore par Raymond Duffaut, digne démissionnaire récent.

Réalisation
         La pièce originale est historiquement située dans la Cour de François Ier et l’opéra chez un vague Duc de Mantoue, sûrement pas le délicat esthète, éclairé commanditaire et mécène de Monteverdi, mais les jeux de pouvoir et de plaisirs sommaires présentés par l’œuvre n’ont pas de date : ils ont l’intemporalité vulgaire que prête l’argent et ses faciles séductions, existant à toute époque. À l’évidence, sous le constat cruel de Charles Roubaud qui le met d’abord sous la lumière crue de Jacques Rouveyrollis, les ombres viendront après, pas d’enjeu artistique élevé dans cette basse Cour : bombance et bamboche, débauche d’une belle brochette de poules, poulettes de luxe, banquet et banquettes, niches et creux pour s’ébattre orgiaquement et, pour tout divertissement à leur niveau, une farce grossière montée pour se moquer du moqueur amuseur professionnel : le bouffon, bouffi de sa suffisance à faire rire et caresser dans le sens du poil les puissants du monde qui condescendent à le nourrir et à le fréquenter, le déclassé adulant ce qu’il croit la classe. C’est l’éternel amuseur public et privé, privé de vergogne, qu'infligent aujourd’hui tant d’émissions où seul importe le rire, audimat et pub obligent, qu’importe la recette, à n’importe quel prix : celui que paient les autres et on en a eu récemment d’illustres et fâcheux exemples.  À courtisans, courtisan et demi, c’est contagieux, le fol ne sert pas follement à l’édification du sage, il l’englue : il vaut mieux être fou avec tous que sage tout seul, comme dit Gracián repris par La Rochefoucauld.

         Donc, pas d’autre localisation historique que celle des costumes, pour le coup raffinés et élégants de Katia Duflot, issus des Années folles entrant dans les 30 : hommes en sobre smoking noir, à la fugace exception de Rigoletto en jaune paillard doré du bossu cossu cocu d’avance et du Duc clownesque, noire frise masculine allégée des somptueuses robes longues, pastel, épousant, ou plutôt caressant avec volupté les formes des femmes, les chutes de reins mises en valeur, passée la folie court chevelue et vêtue des Garçonnes de la génération précédente. L’élégance, du moins son apparence, s’achète et cher. Une ostensible et outrancière débauche de luxe et luxure d’après l’an 29 de la crise et de la dépression mondiales —pas pour tout le monde. Un synthétique ballet et une sorte de Joséphine Baker  avec un « truc en plumes » de la vie en rose bonbon pour des richards ne broyant pas le noir, (allègre chorégraphie Jean-Charles Gil), donnent un relatif ancrage historique mais débordé par l’intemporalité de cette jet set internationale d’aujourd’hui, riches et nouveaux riches paradant, se pavanant, plus que du champagne à flot, ivres de leur vide.
         Comme toujours, la scénographie d’Emmanuelle Favre est aussi simple qu’efficace, d’un symbolisme puissant dans la puissance du théâtre antique : comme un immense et dérisoire hochet  sceptre chu et déchu des vaines souverainetés, traversant presque toute la scène, une marotte surmontée d'une tête grotesque, grimaçante et menaçante, langue pendante en toboggan, déversoir à calomnie et vilenie, coiffée d’un capuchon que les lumières agrémenteront de diverses couleurs, attribut traditionnel de la Folie et du Fou du roi. Son manche est une longue rampe sur la pente de laquelle évolueront les danseurs encanaillés et Gilda, fragile papillon virevoltant comme sur le fil dramatique de son destin, dans un élégant et fluide étagement des foules sur deux niveaux, fil du rasoir des mises en scène à gros effectifs dans la monumentalité du plateau.
         Quatre tables avec des lampes Art Déco, mobiles, complètent le dispositif. Des discrètes vidéos de Virgile Koering habillent le vaste mur de colonnades ressuscitées, de fenêtres lointaines vaguement éclairées, estompent un jardin ombreux ou creusent de ténèbres funèbres la nuit du rapt et l’antre mortel de la fin. Une épure de décor presque abstrait mais signifiant pour laisser tout entiers, singuliers, solitaires, les personnages livrés à leur concrète et humaine passion.


Interprétation
         La force d’Orange n’autorise aucune faiblesse dans la distribution des premiers aux derniers rôles, sans lesquels n’existerait pas l’œuvre et que la probité se doit au moins de nommer. Le page, vite tourné et retourné, avec son message inutile de la Duchesse pour un duc agréablement occupé, est campé, dans la tradition du travesti qui décampe vite, moucheron gênant, par la mezzo Violette Polchi. La soprano Cornelia Oncioiu prête la rondeur maternelle et maquerelle de son timbre charnu à la servante Giovanna. Deux courtisans singularisés par des interlocutions avec le Duc, Matteo Borsa, c’est le ténor Christophe Berry et, avec Rigoletto, Marullo, dont le bouffon, ignorant qu’il est à l’origine du complot contre lui croyant qu’il a une maîtresse, brosse un rapide portrait moral flatteur inconsciemment ironique, en espérant un vain secours, c’est le baryton Ignor Gnidii : de sa grande silhouette, il traduit bien la gêne du relatif honnête homme ayant entraîné trop loin les autres, mais trop lâche ensuite pour s’y opposer.
Dès l’ouverture animée, l’animosité du couple en crise, le Comte et la Comtesse de Ceprano, les distingue de la foule. Grande masse tourmentée par la coquetterie de sa femme, la basse Jean-Marie Delpas se meut, s’émeut avec la lourdeur inquiète des maris, d’avance marris, sur la légèreté primesautière d’un menuet se souvenant de celui de Don Giovanni et des manœuvres de Leporello pour faciliter celles de son maître, ici Rigoletto jouant les entremetteurs cyniques et farceurs, croyant prendre alors qu’il tisse de ses sarcasmes cruels les rets dans lesquels il sera pris. La jeune soprano Amélie Robins, papillon de nuit digne des rois plus que d’un duc, en voluptueuse robe noire aux broderies à même la peau, prête son aristocratique physique et son timbre raffiné à la Comtesse sensible à la promotion de favorite. Du vaudeville libertin ébauché, la voix noire augurale et les accents de père noble de la basse Wojtek Smilek en Monterone, qui vient troubler, glacer la fête rose en prophète du malheur, nous entrouvre les portes du drame par ses imprécations et sa malédiction, thème ouï à l’ouverture dont on sent déjà frémir la suite.

 À côté des grands de ce monde, des « people » sous les feux de la rampe, ou plutôt dans leur fugace éclat, Rigoletto, difforme, lucide sur lui et les autres, témoigne d’une amère conscience critique physique, politique mais l’on ne saura d’où il vient, refusant même tout éclaircissement à sa fille, mystère des origines et de sa vie qu’il paiera en voulant s’en protéger. Dans l’ombre, un couple du peuple : le frère et la sœur vivant de basses œuvres, crime et prostitution, mais commandités par les autres, qui peuvent payer leurs services, donc, dans la continuité logique d’une société corrompue qui, en quelque sorte, les exonère moralement de leurs actes simplement mercenaires : commerciaux, dit-on aujourd’hui. Mais la stature et l’allure des deux chanteurs, lui, le spadassin, athlétique et racé, en bottes et veste en cuir, cravaté avec une superbe désinvolture, elle, Maddalena, en seyante robe de satin rouge, élégamment coiffée et parée d’un long collier d’or, sont intelligemment traités non comme des êtres du trottoir et du ruisseau, mais comme deux aristocrates, sinon par naissance, par essence, dont ils ne sont d’ailleurs que l’envers noir. La basse noble de Stefan Kocan, planant comme une ombre de mort au souffle apparemment inépuisable, donne une grandeur exceptionnelle à Sparafucile et Marie-Ange Todorovitch en est la digne sœur fatale par la noblesse sombre de la voix, en rien vulgaire, dont la dignité physique rend plausible que le Duc passe de la Comtesse Ceprano à cette comtesse non aux pieds nus, mais digne d’un autre sort :  son amertume amusée et désabusée face aux fleurettes fanées de trop d’usage du galant, signent la profondeur de la femme blessée, grande âme trahie par la vie ;  ses scrupules moraux s’opposent à la morale professionnelle de son frère : le code d’honneur de deux anti-héros sans blason. 
Le Duc de Mantoue, moteur joyeusement inconscient du drame, ni touché de près ni de loin, c’est Celso Albelo, physique roturier pour une noble voix, ronde et charnue, veloutée et caressante, qui lui permet de passer avec aisance ses trois grands airs, sa profession de foi libertine du premier acte, son lyrisme romantique du second et, enfin, son célèbre refrain sur la légèreté des femmes qu’il peut mettre aussi à son compte. À l’opposé affectif du personnage, Gilda est littéralement incarnée par Nadine Sierra : physique de rêve pour la rêveuse jeune fille confinée par l’amour outré d’un père jaloux comme un mari, et aussi tyrannique, obsessif et terrifiant, dont elle nous fait sentir, d’un léger haussement d’épaules qu’elle éprouve l’injuste rigueur, naïve Agnès de l’École des femmes que, fatalement, le premier galant venu, posté dans l’église seule distraction dominicale consentie par le patriarche abusif, porte et emporte du premier coup à l’excès passionnel, de la découverte de l’amour à la révélation érotique dans la chambre du Duc, justifiant aussi, d’un seul autre coup, son sacrifice. La grâce physique et la sensibilité de la chanteuse portent un personnage des rives de la mièvrerie aux rivages bouleversants d’une victime annoncée de la société des hommes : on est dans la tradition bouffe de « La précaution inutile » du barbon jaloux revue en tragédie par l’innocence de la jeune fille qui n’en sera pas bénéficiaire mais victime. Longue, douce et ferme, limpide, la voix est menée avec une maîtrise qui ne parasite pas l’émotion : elle atteint les sommets, le mi aigu sans arêtes, sans nul effort visible, vocalise et pique les notes en rondeur, et couronne son grand air d’un inépuisable trille d’oiseau espérant la liberté. Cette extatique figure d’ange incarné rend plus tragiques les scènes du drame jusqu’à la tragédie, avec une émotion gagnant en intensité.

Que dire encore de Leo Nucci dans ce rôle ? Il lui colle à la peau comme il se plaît lui-même à le souligner en rappelant qu’il l’a interprété près de cinq cents fois. Le miracle, ce n’est pas que sa voix, même avec la belle usure inévitable du temps qui ne farde pas ses soixante-quinze ans dont il fait même l’aveu avec humour et coquetterie, c’est qu’il ne semble pas usé par la routine. Il a intégré si bien les rouages du rôle, que ce ne semble plus une froide mécanique, mais cette habitude du personnage est une seconde nature, ou la première : démarche, mimiques semblent ainsi moins mimées que naturellement vécues, subies. Certes, la grande voix flotte un peu parfois comme dans un vêtement devenu peut-être trop ample pour lui, elle vibre trop, mais il nous en fait vibrer d’une émotion juste, faisant vérité humaine contre l’inhumaine perfection vocale qui serait fausse dans la réalité atroce du drame. Il prend son air de vengeance dans un tempo pantelant qui altère moins le souffle qu’il ne rend le halètement de la haine. À peine lui reprochera-t-on sa manie à l’ancienne de céder aux sollicitations (sans doute sollicitées de ses fans) des bis, qui cassent l’action (un tris lors du concert avec Patrizia Ciofi il y a deux ans) qui, s’ils lui permettent de montrer encore sa bonne santé vocale, n’en exposent pas moins celle de ses partenaires moins aguerries. Bon, disons que, dans le drame, cela joue comme la distanciation brechtienne, qui rompt soudain avec l’illusion émotionnelle pour nous renvoyer à la fausse réalité de la scène.
       
          Les chœurs, si importants et si animés, sont superbes, Chœurs de l’Opéra-Théâtre d’Avignon (Aurore Marchand), de l’Opéra de Nice (Giulio Magnanini), de l’Opéra de Monte-Carlo (Stefano Visconti). C’est un bonheur renouvelé d’entendre un orchestre, généralement symphonique, servir si heureusement un ouvrage lyrique dont, malgré les quelques facilités d’orchestration, a une palette très fine d’instrumentation. À la tête de l’Orchestre national de France, Mikko Franck, précis, méticuleux et généreux, joue intelligemment de ce magnifique instrument pour faire briller les joyaux des instruments solistes. Un vent mal venu, qu’on affecte de n’avoir pas entendu comme une inconvenance, n’affecte en rien le bonheur d’ensemble : autant en emporte le vent…
         Émotion au rendez-vous : pourquoi la bouder ?

Chorégies d’Orange,
Coproduction avec l’Opéra de Marseille
Rigoletto de Verdi
8 et 11 juillet
Chœurs de l’Opéra-Théâtre d’Avignon, de l’Opéra de Nice, de l’Opéra de Monte-Carlo.
Orchestre national de France.
Direction musicale : Mikko Franck.

Mise en scène
Charles Roubaud. Scénographie : Emmanuelle Favre. Costumes :  Katia Duflot.
Lumières : Jacques Rouveyrollis. Vidéos :Virgile Koering.
Chorégraphie :
Jean-Charles Gil.

Distribution : 
Gilda : Nadine Sierra ; Maddalena ; Marie-Ange Todorovitch ; Giovanna :  Cornelia Oncioiu ;
La Contessa di Ceprano : Amélie Robins.
Rigoletto : Leo Nucci.
Il Duca di Mantova : Celso Albelo ; Sparafucile : Stefan Kocan.
Il Conte Monterone : Wojtek Smilek ; Matteo Borsa : Christophe Berry ; il Conte Ceprano : Jean-Marie Delpas ; Marullo : Igor Gnidii ; Il Paggio : Violette Polchi. 

Photos :
A. Philippe Gromelle:
1. Années folles ; 2. Danse folle ; 3. Comtesse et Duc (Robins, Albelo) ; 4. Gilda (Sierra) ;
B. Bruno Abadie :
4 .Rigoletto et Duc ( Nucci, Albelo) ; 6. Gilda éplorée (Sierra).
C. Christian Berneauteau :
 5. L'aristocratie du crime (Kocan, Todorovitch).






dimanche, juillet 09, 2017

HUMAIN, TROP HUMAIN


DON CARLO
(1867)

Musique de Giuseppe Verdi,

livret de Joseph Méry et Camille du Locle,

d'après la tragédie  Don Karlos, Infant von Spanien, ‘Don Carlos, Infant d’Espagne’, de Friedrich von Schiller, de 1787,

version de Milan de 1884, livret révisé par Charles Nuitter et traduit en italien par Angelo Zanardini.



Opéra de Marseille

17 juin 2017

         En voyage durant les représentations, je n’ai rattrapé le spectacle que pour la dernière, d’où le retard de l’article, mais je l’avais précédé d’un rappel sur le personnage historique de l’Infant romantiquement magnifié de l’opéra : LE VRAI DON CARLOS : ENFANT GÂTÉ, PRINCE GÂTEUX (voir ci-dessous en date du vendredi, juin 09, 2017). Je donne maintenant respectivement au texte narré et à l’opéra leur contexte dans l’Histoire des XVIe et XIX e siècles, un éclairage politique qui me semble révélateur des occupations et préoccupations de Verdi et de ses librettistes en une époque qu’on peut appeler, par néologisme, de « décolonisation », d'indépendance.)


Vérités historiques : d’une décolonisation à une autre

         Contexte historique
         La religion chrétienne avait été le ciment unitaire d’une Europe diverse et divisée. Au XVIe siècle, cette unité religieuse s’est déchirée entre catholiques et protestants. Plus que tout autre monarque, Charles Quint, qui règne sur plusieurs continents, dont l’empire européen est immense et morcelé, d’une Espagne unifiée récemment contre les derniers musulmans vaincus et par l’expulsion des Juifs, de l’Italie aux trois quarts espagnole , de ses possessions germaniques, en passant par la Bourgogne, la Franche-Comté et, enfin, les Flandres, en réalité, ce que l’on nomme aujourd’hui le Benelux (Belgique, Pays-Bas, Luxembourg, la frontière espagnole étant sur la Somme, à 110 kilomètres de Paris), a besoin du facteur commun religieux pour homogénéiser ses états disparates que la doctrine de Luther, depuis 1521, fracture dangereusement. Malgré sa tolérance intellectuelle pour la Réforme, il ne peut tolérer ce ferment politique dissolvant et tente de trouver des accommodements entre les deux doctrines chrétiennes désormais dramatiquement opposées.

Il demande au pape Paul III de convoquer un concile pour justement tenter de concilier les problèmes de dogmes. Ce sera le fameux Concile de Trente (1545-1563), récusé par les protestants, dont ni lui ni le pape ne verront la fin. Les princes germaniques ont embrassé la Réforme d’autant plus aisément qu’elle les autorise à confisquer d’immenses richesses de l’Église catholique qu’ils n’ont nulle intention de rendre : ce concile avorté de la réconciliation chrétienne devient celui de la Contre-Réforme catholique, de l’offensive contre le protestantisme. Faute d’accord religieux, la guerre éclate. L’empereur écrase les princes protestants à la bataille de Mühlberg en 1547. Cependant, par la Paix d’Augsbourg (1555) il leur accorde la liberté de culte, le peuple restant soumis à celui de son prince (cuius regio, eius religio), en somme : un roi, une loi, une foi.
 Fatigué des « vanités du monde qu’il a connues », comme dira justement l’opéra, Charles Quint abdique partie de ses possessions en faveur de son fils Philippe à Bruxelles en 1556. Celui qui devient ainsi Philippe II, dès cette cérémonie, apparaît comme étrange, étranger : contrairement à son père cosmopolite et polyglotte, il est incapable de s’adresser en leur langue aux Flamands. Par la volonté de son père, il a été éduqué en strict Castillan, dressé par une rigide étiquette que l’Empereur a lui-même codifiée, qui sera celle des Habsbourg d’Autriche jusqu’en 1918. De sa lointaine et noble Espagne, Philippe comprend mal les aspirations et les intérêts économiques de ses sujets flamands, bourgeois commerçants de ses provinces du nord en plein essor économique, impatients de se lancer dans le fructueux commerce maritime américain dont les espagnols gardent jalousement le monopole à Séville. Face à la menace anglaise et protestante d’Élisabeth I qui succède à sa catholique épouse Marie Tudor qui est morte, Philippe tente maladroitement d’imposer l’Inquisition comme garante de l’unité religieuse.

L’Inquisition
Créée en France contre les cathares, tard venue en Espagne, l’Inquisition est devenue un instrument terrible, pratiquement autonome, de vigilance aiguë de l’orthodoxie religieuse. Mais contrairement à ses images de spectaculaires d’autodafés, fastueuses et longues cérémonies théâtrales pour frapper les esprits, d’autant plus mis en lumière qu’ils sont rares car très chers, il n’y a jamais torture (l’Inquisition ne verse pas le sang) ni mise à mort, interdite à l’Église : les condamnés sont abandonnés au bras séculier, et la peine maximale, le bûcher pour les impénitents qui ont refusé d’abjurer, est exécutée le lendemain hors des murs de la ville, en l’absence des autorités. Les sentences les plus nombreuses sont les confiscations de bien, les amendes, les peines infamantes, coups de fouet avec promenade à dos d’âne à l’envers par les rues de la ville[1].

L’historiographie estime aujourd’hui que l’Inquisition espagnole a causé moins de victimes au total que les tribunaux civils européens de la même époque. L’Espagne du XVIe siècle n’a en tous cas pas connu les ravages des discordes religieuses qui déchirent l’Europe : huit guerres de religion (1562-1598) rien que pour la France, et « les » Saint-Barthélemy, 24 août 1572 et jours suivants pour Paris, étendue à d’autres autres villes, ont semble-t-il causé entre 10 000 à 30 000 victimes pour ces seules journées d’août.

Appareil d’oppression religieuse de l’Église comme la corrida est celle de la noblesse qui en a le privilège afin de soumettre le peuple par la terreur, sans doute plus grave que l’atteinte impitoyable aux personnes physiques, l’Inquisition espagnole attente aux idées, censure et poursuit toute nouveauté, toute pensée audacieuse en science subordonnée à la religion. C’est l’Inquisition romaine qui condamne en 1633 Galilée pour sa confirmation de l’héliocentrisme de Copernic, théorie des mouvements de la terre…qu’on enseignait à Salamanque sous le règne de Philippe II. Peu de cas de sorcières brûlées en Espagne, mais nombre de livres et d’idées réduits en cendres. La répression entraîne la régression intellectuelle et le pays qui était à la tête de la science de son temps qui, par la navigation astronomique, la cartographie et la mesure mathématique du monde, avait permis les grandes découvertes, leur exploration et exploitation, fossilisé dans une pensée d’un autre temps, va se voir lentement devancé par ses provinces du nord qui se lancent au rythme de la modernité au prétexte religieux de la pensée.

Mais l’Inquisition n’empêchera pas l’éclosion extraordinaire du Siècle d’Or espagnol, formidable explosion de tous les arts, mais rigoureusement soumise aux canons du Concile de Trente.

Grand spectacle cherchant à resserrer la cohésion sociale par l’affirmation de la foi, grandiose et longue cérémonie à la précise mise en scène, avec procession, musique, chants, prières, sermons, le clergé, la noblesse aux premières loges, les accusés, sommés d’abjurer, sur une grande estrade pour être vus de tous, le peuple était tenu d’assister à la cérémonie religieuse, contre indulgences papale aux spectateurs. Un autodafé fut donné, en leur absence, pour le mariage d’Élisabeth de Valois et de Philippe II, qui assistera en personne à trois autres, à la cérémonie religieuse s’entend, au cours de sa vie. Sans être pour autant inféodé au Vatican comme le veut la légende, puisqu’il sera excommunié une fois, tout comme Charles Quint qui fit prisonnier le pape avant de s’en faire couronner en 1530. Ce que refit Napoléon.


Texte littéraire et nouveau contexte historique
Les librettistes de Verdi s’inspirent donc de la pièce Don Carlos (1787) de  Schiller qui s’inspire lui-même de celle de Thomas Otway, Don Carlos (1676) qui prend son bien dans la nouvelle historique Dom Carlos (1672) de Saint-Réal, inventeur de la rivalité amoureuse entre le père et le fils, qui s’inspire lui-même de la pièce El príncipe don Carlos o Los celos en el caballo (1622) de Diego Jiménez de Enciso, montée à la cour de Philippe IV : elle ne traite que de la folie de l’Infant opposé à Philippe II qui refuse prudemment  le gouvernement des Flandres à un fils instable mental et dangereux. En 1564, Philippe II fait venir en Espagne ses neveux, les archiducs Rodolphe et Ernest, envisageant de leur commettre cette charge, déclenchant la fureur de son fils.
Le livret, suivant la pièce, symbolise et condense intelligemment le conflit hispano-flamand, encore larvé, avec la venue en Espagne des députés flamands. En réalité, ce sont seulement quelques villes puis quelques provinces du nord, protestantes, qui protestent contre une levée d’impôts destinée à payer les armées mercenaires espagnoles dont la paye a été interceptée par des pirates anglais. Amsterdam tardera dix ans à rejoindre la coalition. Mais le conflit n’éclatera vraiment qu’en 1568, après la mort de Don Carlos. C’est le début de « La Guerre de 80 ans », qui se joue, non seulement dans les Pays-Bas, mais déjà mondialement, dans les Antilles où les Hollandais rebelles s’emparent de certaines îles, sur les côtes du Brésil, du Pérou et même aux Philippines, possessions espagnoles. Au terme de la guerre en 1648 par le Traité de Westphalie, les Provinces Unies des Pays-Bas, obtiennent leur indépendance et s’érigent en République, s’étant taillé au passage un vaste empire colonial aux dépens de l’Espagne, signant leur entrée dans leur « Siècle d’Or ». Tout le sud catholique, la Belgique et le Luxembourg aujourd’hui, et les Flandres françaises, demeurent fidèles à la couronne espagnole.


Décolonisations, indépendances : actualité brûlante
Mais, ce que l’on ignore du contexte de l’opéra à trois siècles exactement de distance avec la rébellion hollandaise : l’Espagne est à la mode en France avec son impératrice espagnole Eugénie de Montijo, dont on sait la désastreuse implication dans l’expédition mexicaine de Maximilien d’Autriche, imposé comme Empereur du Mexique entre 1864 et 1867, où il fut fusillé par les patriotes. La situation politique coloniale espagnole semble revivre les rébellions flamandes des XVIe et XVIIe siècles. L’Espagne a perdu toutes ses colonies américaines continentales. Elle a abandonné Saint-Domingue en 1865 et, dans l’une de ses dernières colonies rêvant de larguer les amarres, Cuba, les crises de 1857 et 1866 font gronder la révolte et deux guerres d’indépendance vont se succéder, comme un anniversaire de la rébellion de partie des Flandres de 1568 (1868-1878, 1879-1880) avant la dernière, 1895-1898 : avec l’intervention décisive des États-Unis, l’Espagne perd alors ses dernières colonies, Porto-Rico, Cuba et les Philippines et ferme son ministère d’Outre-mer qui avait quatre siècles d’existence.
L’Italie, éveillée politiquement par son Risorgimento (1848-1870), entame en 1866 sa troisième guerre d’indépendance contre l’Autriche.  Verdi en sera député deux fois (1861 et 1865). C’est ce contexte politique qui explique sans doute, et enrichit —à le connaître— l’arrière-fond de l’opéra.
        
Réalisation et interprétation

Finalement, la fable romanesque dit une vérité politique qui dépasse les temps. De même, la schématisation lyrique des sentiments perd en vérité historique précise ce qu’elle gagne en vérité humaine universelle. Si Don Carlo et Élisabeth, hors la beauté de leurs airs, ne sont que le couple conventionnel d’amoureux victimes de l’opéra traditionnel, elle, fidèle comme une Amélia, partageant la douceur poignante des adieux avec tant d’autres de leurs semblables verdiens, Violetta et Alfredo, Aïda et Radamès, héros tout d’une pièce, sans évolution, Eboli, personnage vrai mais faux, en quelques scènes, est une héroïne passionnée, déchirée de contradictions, l’amitié de Posa et de l’Infant ne serait qu’un cliché comme celle d’Oreste et Pylade de Gluck, de Zurga et Nadir contemporains (1863) si la dimension politique éclairée du Marquis, son sacrifice, ne lui donnaient une autre portée. Enfin Philippe II est montré sous deux lumières, l’officielle de la légende noire[2], mais la vérité intime de l’homme, sa solitude du pouvoir, absolu sauf en amour, et sa lucidité, l’élèvent au rang de héros grandiose et simple : humain, trop humain, comme aurait dit Nietzsche. 

        

La mouture remaniée pour Milan de 1884, allège la version parisienne de Don Carlos (1867) d’un romanesque premier acte situé à Fontainebleau (mais qui demeure une belle réminiscence musicale) et d’un ballet au IIIe dans la tradition française, gardant, bien sûr, les effets théâtraux de l’opéra historique, les péripéties amoureuses palpitantes, une spectaculaire procession inquisitoriale pour un terrifiant autodafé. Traduite en italien, elle deviendra ensuite le Don Carlo sous le nom italianisé du héros.
On connaît l’esprit unitaire de la trinité, artistique, Roubaud/Favre/Duflot : trois en un convergent parfaitement à la réussite du spectacle, éclairé avec une subtilité dramatique par leur complice Marc Delamézière. Avec sagesse, sans chercher la facile épate de l’académisme ambiant qui afflige déjà, au prétexte de modernité, les scènes lyriques depuis un demi-siècle, Charles Roubaud se contente de prendre l’œuvre comme elle est : il ne la transpose pas dans un camp de concentration, dans un hall stalinien d’hôtel, toutes choses qu’on a vues, et la Princesse Eboli n’y repasse pas non plus les calçons de Philippe II. Nous sommes donc dans les lieux que narre l’histoire, le couvent de Saint-Just (Yuste) dont Charles Quint fit son tombeau, la         cour d’Espagne et, par erreur de ville et de basilique, la vaste nef de Nuestra Señora de Atocha qui est à Madrid et non à Valladolid.
La scénographie d’Emmanuelle Favre est saisissante, une unité souplement mobile d’indistincts panneaux et draperies funèbres, pesant, oppressants symboles de pouvoir politique et religieux répressifs, sur la chair et les âmes, dans un lieu où même les arbres sont aussi prisonniers de grilles que les corps empesés dans des costumes d’une rigidité minérale. Dans un presque perpétuel clair-obscur de peinture flamande ou un ténébrisme caravagesque (Marc Delamézière), où des trouées de lumière dessineront les ombres des barreaux sur le sol, des projections animent d’abord et en fin, les écrans ombreux de nébuleuses images oniriques, rêve ou cauchemar plein de choses inconnues, où l’on distingue vaguement le gisant de Charles Quint, la future Sainte Thérèse du Bernin (vidéos Virgile Koering).
Les costumes de Katia Duflot, comme toujours, sont d’une aussi grande beauté esthétique, prime du goût, que d’une vérité historique, fruit de la culture, à un plaisant détail près. Le noir domine justement. Charles Quint l’avait suggéré comme la plus décente des couleurs, Philippe II l’impose à sa cour pour respecter la modestie nouvelle prescrite par les canons du Concile de Trente et, dit-on aussi, pour recevoir les influx bénéfiques de Saturne, la planète de la mélancolie qui régnait sur son humeur de monarque solitaire et travailleur. Ici, on le voit en blanc, pour le distinguer de la foule noire des courtisans, couleur qu’il ne porta jamais semble-t-il. Une teinte plus légère distingue de la masse les robes de cour d’Élisabeth, dans les gris, et d’Eboli, bleutée ou les costumes du jeune Tebaldo et du Comte de Lerma, un Eric Vignau de belle allure, comme dérivant de la couleur du roi.
 Les députés flamands flambent du rouge de leur hérésie plus que du bûcher auquel les vouent les flammes inquisitoriales. Cependant, contrairement à ce que l’on pourrait croire, le noir (qui aurait séduit Soulages) était une teinte de luxe, dont l’Espagne détenait le secret grâce à des bois et ingrédients précieux d’outre-mer, bien différent du noir, bien vite délustré et virant au gris sale, du reste de l’Europe. Ironie de l’Histoire, les protestants adopteront cette sévère couleur ou non couleur imposée par l’ultra catholique Espagne.
La robe des dames sert à en gommer les formes, poitrine « cartonnée » pour l’aplanir, corset et vertugadin, rigides et roides, comme deux triangles opposés joignant à la taille. La fraise discrète donne à la nuque la raideur espagnole d’un peuple conscient de sa mission historique universelle : le sens précis de « catholique », affiché ostensiblement par les croix. Beau contraste avec les blanches robes monacales des moines dominicains que Roubaud sait mettre en place avec le sens dont il sait manier et placer les foules, pictural et sculptural, musical : blanches et noires de la musique.
Dans l’église, invraisemblable scène d’autodafé, une immense croix comme vidée ou vissée de ciel, s’emplira d’images lointaines bleutées,  découpées, de suppliciés, avant des flammes signifiant métonymiquement le bûcher qui nous sera ainsi épargné dans cette mise en scène symbolique et non réaliste autrement que dans les affrontements humains et les sentiments.
Venue vraiment du ciel, la Voix céleste d’Anaïs Constans tombe comme la compassion d’une source fraîche de larmes sur ce moment terrible. Carine Sechaye, autre joli soprano, apporte sa terrestre grâce au rôle travesti de Tebaldo, qui n’a pas la jubilation acrobatique en vocalises de l’Oscar du Ballo in maschero de dix ans antérieur, marquant bien l’évolution de Verdi qui abandonne le bel canto romantique pour une déclamation lyrique dramatique. Pareillement, le chœur, moins nombreux ici que dans d’autres œuvres plus unanimistes, comme si le peuple restait en marge de la marche de l’Histoire concernant les grands, même lors de l’autodafé fait pour impressionner la foule, est maintenu dans les cordes et en volume par la maîtrise d’Emmanuel Trenque. Dans la délégation des députés flamands, dans une amorce de polyphonie discordante du discours orthodoxe officiel, on reconnaît les voix graves ascendantes d’Alain Herriau, Jean-Marie Delpas, Lionel Debruyère, Anas Séguin, Michel Vaissière et Guy Bonfiglio.  Voix dissidentes que, d’avance, on sait étouffées par la voix et la pensée uniques du fanatisme, même implorant miséricorde pour l’Empereur par le moine solitaire au timbre sépulcral de Patrick Bolleire. Moins sépulcral dans le grave profond, mais sombre comme la tombe à laquelle, avec un pied dedans, il semble vouer le monde entier qui lui résiste, Wojtek Smilek incarne terriblement le Grand Inquisiteur aveugle, yeux ouverts sur d’autres mondes, fermé à la vie, spectre effrayant de mort.
 Sonia Ganassi est une Éboli aussi insinuante et sinueuse que les vocalises perlées qu’elle déploie voluptueusement dans la chanson du voile, avec des roulades rondes sur la même note, typique du flamenco. La délicate scène de comédie, vaudevillesque en somme, qu’est le quiproquo nocturne du jardin, elle la tire vers le tragique de la vengeance par la haineuse conviction qu’elle met dans ses imprécations et menaces. Son monologue introspectif, ses remords, sont grandioses et c’est avec un naturel stupéfiant qu’elle se tire de l’aigu meurtrier de la résolution héroïque. Belle, digne reine digne de son rang, Yolanda Auyanet fait vivre de sensible façon Élisabeth de Valois, déchirée entre amour et devoir, mais rigoureusement fidèle à son rang, à son honneur, allure et figure souveraines en tous ses gestes et expressions avec un naturel émouvant, bouleversante dans ses adieux à sa dame de compagnie, la Comtesse d'Aremberg renvoyée en France par l’impitoyable Philippe  pour le crime d’avoir un instant dérogé à l’étiquette inflexible d’avoir laissé la reine d’Espagne seule. La voix est longue, large, soyeuse, souple, grave charnu du soprano nouveau qu’impose Verdi pour les rôles nobles tragiques. Son dernier air, terrible par la longueur et les sauts, est maîtrisé magistralement, sonne comme une vanité baroque tragique adouci de douleur humaine et de larmes.

À ses côtés, le ténor Teodor Ilincai campe un Don Carlo, juvénile, maladroit face à la femme, buté, capricieux, finalement un personnage assez crédible ; même son affirmation vocale impressionnante du métal lumineux d’une voix puissante, sert la vérité d’un héros puissant et fragile en quête éperdue d’une reconnaissance qu’on lui refuse, et toujours dans la démonstration de ses mérites déniés. Le Marquis de Posa lui apporte une mesure et une rationalité qu’il semble ne plus contrôler et la délicatesse d’approche, tendre, touchante, fraternelle et paternelle, presque d’une douceur féminine, que lui prodigue la puissance virile protectrice de Jean-François Lapointe, arrive à nous rendre sensible, tangible le vide affectif de la vie de l’Infant, enfant sans mère et père toujours absent : femme-mère œdipiennement interdite par l’écrasante figure patriarcale du roi. Prise de rôle pour le grand baryton qui semble pourtant avoir toujours habité le rôle et fait de cette amitié de convention lyrique une vérité et une humanité bouleversantes. Voix belle sur toute sa longue tessiture, qu’il sait plier du murmure, du chuchotement au cri, et son dernier air à Carlo est pratiquement une berceuse d’une douceur infinie, comme un doux testament d’amour.
Finalement, Posa serait le fils idéal pour Philippe, et l’on sent une autre histoire d’amitié parallèle tragiquement avortée, trahie par la vie, entre le Marquis loyal élevé au rang de duc, mais sacrifié par une déraisonnable raison d’état imposée par l’Inquisiteur. Le roi est, dans ses blessures et sa grandeur, charnellement incarné par Nicolas Courjal et l’on sait gré à Roubaud de n’avoir pas vieilli le jeune chanteur puisque Philippe II était loin d’être le vieillard dépeint abusivement par l’opéra. Cette jeunesse rend plus cruel et injuste le sentiment de n’être pas aimé par sa femme et explique qu’il se soumette finalement au dictat de la figure patriarcale terrifiante de l’Inquisiteur contre laquelle il se révoltait comme son fils face à lui : l’ombre des Pères plane, de l’Empereur Charles Quint en son tombeau de pierre au Roi pétrifié pour écraser la chair des fils. Courjal a, en public, la raideur ou grandeur hiératique que l’on prêtait à ce roi figé par l’étiquette, tenu de dissimuler ses sentiments, ne disant sa guise ni à sa chemise comme conseille Gracián aux politiques, voix puissante, impérieuse, irrésistible, planant sur les têtes courbées. Mais courbant sa royale tête, déposées les armes, ou la couronne et le sceptre, l’armure du costume, dans la solitude du cabinet, en chemise, se tenant au rideau comme fragile appui du monde instable, dans son célèbre monologue, Courjal, qui sait chanter la mélodie comme on chante l’opéra et l’opéra comme on nuance la mélodie, recrée ce chef-d’œuvre d’introspection en le rendant à la vérité de la confidence pudique à soi-même, à mi-voix, comme étonné ou vaguement confus de ce que le monarque le plus puissant de son temps pour l’Histoire ose s’avouer de son histoire d’homme : oui, humain, trop humain. Musicalement, il se coule dans la couleur douloureuse du violoncelle dont la corde sensible ne semble faire qu’un avec la sienne et celle de sa voix.

Sous la direction musicale de Lawrence Foster, l’Orchestre de l’Opéra de Marseille semble s’abandonner aux délices de la nouvelle palette que Verdi donne à son œuvre, abandonnant les ronflants flonflons abondant dans les œuvres précédentes, souvent simple accompagnement des voix. On sent le bonheur de faire rutiler certains pupitres, que l’on a le sentiment de redécouvrir et, sans doute dans cette jouissance, les lignes sont moins sensibles, ou nous les percevons moins bien à une seule écoute avec la difficulté de la distance critique qui parasite l’abandon à l’écoute voluptueuse. En tous cas, nous comprenons ce qui put déconcerter les auditeurs de la création et les accusations pas fondée sérieusement de « wagnérisme » mais qui traduisaient la perception réelle d’un orchestre qui, sans rien perdre de son soutien italien au chant, de la fosse, tend à une nouvelle autonomie nourrie de son commentaire de la scène. Foster nous offrit à merveille ce retour et cette écoute nouvelle d’un Don Carlo retrouvé et redécouvert.






DON CARLO  
de Verdi
Opéra de Marseille,
8, 11, 14, 17 juin
COPRODUCTION OPÉRA NATIONAL DE BORDEAUX / OPÉRA DE MARSEILLE
Direction musicale :  Lawrence FOSTER
Mise en scène : Charles ROUBAUD
Scénographie :  Emmanuelle FAVRE
Costumes :  Katia DUFLOT
Lumières : Marc DELAMÉZIÈRE
Vidéos :  Virgile KOERING
Distribution
Elisabetta : Yolanda AUYANET
Eboli : Sonia GANASSI
Tebaldo :  Carine SECHAYE
Une Voix céleste : Anaïs CONSTANS
Don Carlo :  Teodor ILINCAI
Philippe II :  Nicolas COURJAL
Rodrigo :  Jean-François LAPOINTE
Le Grand Inquisiteur :  Wojtek SMILEK
Un moine :  Patrick BOLLEIRE
Comte de Lerma :  Éric VIGNAU
Députés Flamands :  Guy BONFIGLIO, Lionel DELBRUYERE, Jean-Marie DELPAS, Alain HERRIAU, Anas SEGUIN, Michel VAISSIÈRE
Un héraut : Camille TRESMONTANT
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille
Photos Christian Dresse : 
1. Un infant infantile aux pieds de son amante et mère (Auyanet, Ilincai) ;
2.  La reine, Posa, Eboli (Auyanet, Lapointe, Ganassi) ;
3. Inquisiteur au centre et roi marginalisé (Smilek, Courjal) ;
4.  Autodafé ans l'église et vision de bûcher) ;
5. Un roi en solitude (Courjal) ;
6. Dernière rencontre entre la reine et l'infant ;
7. Triomphe de la Croix dans le sépulcre (Bolleire).









[1] C’est l‘allusion —à sorcière, sorcière et demie— de la querelle qui oppose Carmen à Manuelita qui veut s’acheter un âne : « Un âne pour quoi faire ? un balai te suffira ! », raille Carmen, la traitant indirectement de sorcière, s’attirant la riposte : « Pour certaine promenade,/ Mon âne te servira… », /« Et, ce jour-là, tu pourras/À bon droit faire la fière ;/ Deux laquais suivront derrière,/T’émouchant à tour de bras… », châtiment public des sorcières et prostituées, corps enduit de poix et de plumes, promenées à dos d’âne par la ville.

[2] Le personnage historique de la Princesse Eboli, d’abord très proche du roi, puis le trahissant avec le machiavélique secrétaire Antonio Pérez accusé de concussion et fuyant en France, fut avec ce dernier, un agent actif de la fameuse légende noire contre Philippe qui l’exila et confina dans ses domaines.