mercredi, mai 28, 2014

MARSEILLE-CONCERTS


MARSEILLE-C0NCERTS

MUSICATREIZE
Vendredi 30 mai, Église des Réformés



                             PROGRAMME 


Antonio CHAGAS ROSA (1960) A Wilde Mass, création 2014
 Leos JANACEK (1854-1928) :  Messe inachevée en Mib

A Wilde MassConçue pour voix solistes et orgue, A Wilde Mass – variation libre sur l’idée d’une messe profane – utilise des fragments de prose extraits de l’œuvre majeure d’Oscar Wilde De Profundis. Ce texte en forme d’une longue lettre  a été écrit en secret lorsque que Wilde était en captivité entre 1895 et 1897. Le sujet principal de De Profundis est une réflexion du Christ comme porteur d’une mission esthétique, et comme personnification dernière de l’Artiste qui réunit dans le même geste l’amour, la rédemption et la création. A Wilde Mass suit la structure de la messe traditionnelle, en présentant six visions (ou exaltations) du Christ comme le plus grand poète de tous les temps.

 Voici la suite de structure de l’œuvre : La premiére exaltation (Introitus) place le Christ au milieu des poètes; la deuxième (Kyrie) renforce cette vision de Wilde, en présentant la vie de Jésus comme le plus beau des poèmes ; la troisième exaltacion (Graduale) plonge dans l’abîme de la pauvreté des riches et des souffrances du monde ; la quatriéme (Offertorium) introduit la vision de la Cité Céleste entourée par des murs faits de musique ; la cinquième exaltation (Sanctus) décrit le Christ comme un voyageur en quête de l‘âme des hommes; la sixiéme (Agnus Dei) nous présente le corps d’un enfant comme l’image du corps de Dieu ; finalement, la septiéme partie ( le Requiescat), est une chanson funèbre qui porte le poème : « Tread lightly, she is near… », un lamento sur la mort d’une jeune fille. Cette œuvre ne prétend pas s’associer à une liturgie. Elle est en elle-même un produit poétique et libre issu du voyage intérieur de Wilde durant ses années d’emprisonnement, pendant lesquels il a réfléchit sur la figure du Christ.


   
Photos Guy Vivien

MUSICATREIZE


Enregistrement 3/3/2014, passage, semaine du 24/3/2014
RADIO DIALOGUE (Marseille : 89.9 FM, Aubagne ; Aix-Étang de Berre : 101.9)
« LE BLOG-NOTE DE BENITO » N° 122
 Lundi : 10h45 et 17h45 ; samedi : 12h45
(P.S. : naturellement, je ne garde que pour indication les musiques diffusées) 
L’ENSEMBLE MUSICATREIZE

Depuis le début de cette année, naviguant entre les programmations musicales, la chronique de disques, je me suis attaché à tenter de rendre justice à des ensembles musicaux de la région, de Marseille en particulier, dignes de considération. Vous avez pu juger que les ensembles baroques sont ici nombreux. Voici aujourd’hui un ensemble qui, même s’il a collaboré avec Mars en baroque, s’il interprète aussi cette musique magistralement, s'est fondamentalement voué à défendre et à promouvoir la création contemporaine de la musique. En effet, se contenter de faire vivre la musique du passé serait en rester à la muséographie passéiste si l’on ne tentait aussi de créer, procréer la musique de notre temps pour les temps à venir. 

Parlons donc de l’ensemble vocal et instrumental Musicatreize (53, Rue Grignan, siège et salle de répétitions et de concerts), qui, de Marseille, rayonne et résonne dans le monde entier. Son infatigable animateur, son âme, son fondateur est Roland Hayrabédian. À des études de chef d'orchestre, à une formation éclectique, riche et variée, s’ajoute et s’affirme vite chez lui un goût profond, méditerranéen, pour la voix. Mais non la voix enfermée dans les canons ou carcans classiques mais une voix libérée, délibérée dans des expressions et des formes ouvertes aux quatre coins des cultures les plus larges et les plus différentes de la vocalité contemporaine. Il enseigne aujourd’hui dans notre Conservatoire de Marseille à vocation régionale mais, dès 1978, il fondait le Chœur Contemporain d'Aix-en-Provence et, en 1987, à Marseille, l’ensemble Musicatreize, vocal mais aussi instrumental formé de solistes très solides. 



Très vite, Musicatreize se fait connaître par la qualité musicale rigoureuse de ses interprétation et une couleur vite reconnaissable et reconnue, a cappella, sans accompagnement, ou avec orchestre, créant de nombreuses œuvres de grands compositeurs contemporains : ses interprétations des oeuvres de Maurice Ohana, compositeur français d'origine espagnole né en 1913 à Casablanca, et mort le 13 novembre 1992 à Paris, sont remarquées. Ses enregistrements d’Ohana font date et obtiennent de nombreux prix discographiques, notamment, le fameux Syllabaire pour Phèdre, qui va courir le monde. Les Victoires de la Musique Classique en 2007 le couronnent comme meilleur Ensemble de l’Année.



Hayrabédian, s’il ne dédaigne pas la musique lyrique baroque ancienne, comme Didon et Enée de Purcell qu’il dirige, le théâtre musical et la danse, puisque de sa collaboration avec le chorégraphe Angelin Preljocaj naîtra une nouvelle version scénique des Noces de Stravinsky représentée dans le monde entier, à ces rares exceptions près ne met au répertoire de Musicatreize, fait exceptionnel dans la programmation musicale, pratiquement que des compositeurs vivants, ainsi, Betsy Jolas, Félix Ibarrondo, Édith Canat de Chizy, Burgan, Kopelent, Hurel, Feron, Gagneux etc, et nos concitoyens, Georges Bœuf, Lucien Guerinel, etc. De ce dernier, né en 1930,  longtemps marseillais, désormais habitant la Bourgogne, nous écouterons, tiré du disque Lyrinx (un label marseillais), un extrait de ses Fragments d’Archiloque, le grand poète élégiaque grec du 7e siècle avant notre ère, ici, son septième fragment sur la houle du désir d’amour.

Le disque contient aussi, quatre poèmes du poète italien Eugenio Montale (1896-1981),  et des poèmes en allemand du IX e siècle, éclectisme poétique de Guérinel, lui-même poète.
Malgré tout, Hayrabédian ne se contente pas de servir des musiciens connus et beaucoup reconnus, il suscite, par des commandes, des créations à d’autres qui, grâce à cela, se feront connaître. De la sorte, Musicatreize est à l’origine d’une soixantaine d’œuvres nouvelles, classées selon diverses thématiques, dont les Cris (Jannequin, Berio, Campo, Marti…), des cycles, les Sept contes, série ouverte en 2006 avec Les Sorcières d’António Chagas Rosa, et close en 2010 avec El regreso d’Oscar Strasnoy, livret d’Alberto Manguel, créé au Festival d’Aix-en-Provence. (Voir dans ce blog, mercredi, décembre 24, 2008, L’Enterrement de Mozart). Ces pièces, signées par un auteur, un compositeur, un metteur en scène, ont fait l’objet d’un enregistrement et d’un livre illustré, aux éditions Actes Sud ; L’Autre rive, etc.

Écoutons un extrait d’un disque d’œuvres vocales du compositeur basque Félix Ibarrondo, label MFA.
Puis écoutez le palmarès national et international de notre Marseillais :  chef invité de l'Orchestre du célèbre festival de Spoleto en Italie, de la Cappella de Saint-Petersbourg, des Chœurs de Radio France, de l'Orchestre Philharmonique des Pays de Loire, de l'Orchestre Philharmonique de Lorraine, il collabore aussi avec des ensembles comme les Percussions de Strasbourg, Musique Vivante, Musique Oblique ou l'ensemble baroque Elseneur, tout comme avec notre Mars en Baroque. En 2002, il est nommé directeur musical de l'Orchestre des Jeunes de la Méditerranée, désormais intégré au Festival Lyrique d'Aix-en-Provence.

Et cette Méditerranée lui va très bien : malgré les quatre horizons et continents qui le réclament, Musicatreize, musique à 13 solistes d’abord, mais musique dans le 13, chez nous, et qui rime avec MP13, son port d’attache, son ancrage, est bien Marseille, la Méditerranée. Ses programmes le proclament : il y a, entre deux tournées, les séjours « à quai » ou « au large », « en haute mer ». Et l’on n’aura pas oublié, l’an dernier, 2013, Marseille Capitale européenne de la Culture, et le grandiose projet Odyssée dans l’espace, mêlant dans son titre Homère, la mer, et l’espace,  et, sur la scène de l’Opéra, amateurs et professionnels, chœurs et orchestres, issus de notre région. C’était comme une apothéose, à grande échelle, de la dimension scénique et spatiale que donne Musicatreize à ses concerts qui sont autant à voir qu’à entendre. Et comment dire mieux cet amour de Marseille puisque c’est ici, dans cette salle de la rue Grignan que s’élaborent les projets, que s’affinent les productions, qu’elles se répètent en public, en toute simplicité et complicité. D’autres animations, des ateliers d’écriture, des rencontres, créent et consolident ce sentiment local d’appartenance marseillaise qui n’enlèvent rien à l’universalité généreuse du propos.

Nous quittons ce superbe ensemble marseillais avec l’ouverture de Gilles de Rais, œuvre vocale et théâtrale d’Édith Canat de Chizy, disque MFA sur le terrible compagnon d’armes de Jeanne d’Arc, alchimiste, sorcier, et sorte d’ogre assassin de centaines d’enfants selon la légende.


www.musicatreize.org/ (tous les disques sur le site)




OPÉRETTE


Les mousquetaires au couvent (ou presque…)
Musique de Louis Varnay,
Livret (presque) de J. Prével et P. Ferrier
par la Troupe lyrique méditerranéenne
Théâtre du Lacydon
18 mai 2014
    Oublions Alexandre Dumas, et ses trois, pardon, ses quatre mousquetaires, oublions Richelieu, la Touraine de l’opérette originale de 1880 et retenons, d’aujourd’hui, les fredaines, tonton tontaine, de ces joyeux lurons et de ces filles délurées, de cette paire de paras pendards pendus aux basques des filles de taverne, parachutés d’un Orient en flammes pour déclarer la leur au cœur et corps (presque) pur de jolies filles recluses dans un maternel couvent, pardon, une maternité conventuelle, par la volonté de leur paternel, où les nonnes sont bien bonnes aussi. 
    Bref, par la veine et la verve piquante de Mikhael Piccone, avec la complicité de Marion Gregori, et de Gwennaelle Seiferer qui signe une inventive scénographie, le vieux livret nous est délivré dans une savoureuse version coquine et cocasse dans un spectacle sans un temps mort, succulent, truculent, pétillant, pétulant,  pétaradant.
     Quelques tables de bistrot, deux clients (Jérémy Favret, Jimmy Aquilo), un bouquet de bouquetières, jolie floraison de voix (Alexia M’Masse, Émilie Bernou, Marie Pons, Zoé Massicote), une tenancière belle plante, guillerette et aguicheuse, Madelon en uniforme aux formes dévoilées (Pauline Triquet), qui pousse aussi joliment la note que celle de l’addition de ce bar de l’Hôtel des Militaires gris, gris des souris souriantes et de la griserie grivoise du vin et de l’amour. Et voilà Gontran, campé avec séduction par le ténor Guilhem Chalbos, parfait jeune premier, et Brissac, joyeusement joué par Mikhael Piccone, baryton : revenus malicieusement du Mali, nos deux compères, guère pépères, débardeur et pantalons treillis, solides gaillards regaillardis à l’idée d’un commando, commandé par l’ardeur moins militaire que maritale du premier, amoureux pour le meilleur d’une (enfant de) Marie, qu’il veut arracher du couvent pour convoler en justes noces, secondé par son ami.

    Pour entrer dans la bergerie et y dénicher la bergère, le subterfuge sera le déguisement, pardon, le travesti : déguisés en loufoques sages-femmes, nos jeunes hommes foufous découvrent une insolite nursery, une école bien particulière où pouponnent une cohorte d’accortes jeunes filles, futures filles-mères, sous l’œil vigilant de sœurs, la Mère Supérieure (austère Zoé Massicotte) et l’importune sœur Opportune (Annabelle Sodi-Thibaut). « Quel tableau de famille ! » pourrait (presque)  dire la Belle Hélène, puisqu’il n’y manque ni le Père, le confesseur à la sombre voix (Guillaume Barallis), ni le père des œuvres, Gontran, puisque Marie en est enceinte, escorté de son ami frère, Brissac, emperruqués et fardés, montés sur talons aiguilles et voix de fausset, faussaires de l’identité. Ah, on n’oubliera pas le vrai père beau parleur sinon chanteur, portant beau, Nicolas Thibault, régisseur général de la troupe sinon Général de cette armée de pouponnantes poupées et pépées, Président et géniteur des deux oiselles demoiselles, la piquante Louise (Alice Buro), très futée, et la Marie guère vierge mais fruitée de facile voix de Fabienne Hua, à se damner, même dans un couvent. Personne ne manque à l’appel ? Il ne manquait plus qu’oublier Valérie Florac, à la direction musicale ! qui mène à un tempo d’enfer les trios entraînants, les ensembles, les valses, les airs (dont l’inénarrable du spéculum) qui se succèdent dans un rythme étourdissant. 
    Les costumes sont aussi joyeusement taillés par un véritable escadrons de couturières (Mireille Fraysses, Agnès Pasqualini, Marion Redoutey, Evelyne Thibault) et, maître d’œuvre sinon maître tailleur, on découvre en Mikhael Piccone, au-delà du baryton bien sonnant, irrésistible dans son air de la griserie digne de la Périchole (éméché, il manque de vendre la mèche), un véritable metteur en scène fourmillant de loufoques idées et un tempérament d’acteur comique d’un naturel dont l’art farde artistiquement la difficulté.

     Une réussite de cette belle troupe : tous jeunes, tous beaux, tous bons chanteurs et bons acteurs. Que demander de plus ? Que l’on aide généreusement cette talentueuse Troupe lyrique méditerranéenne qui, de riens de bric et de broc font quelque chose qui fonctionne pour notre plaisir.
Spectacle dédié avec gratitude et émotion au maître et ami, professeur au Conservatoire, Jean-Marie Sevolker, qui a dû être fier de ses disciples.

Théâtre du Lacydon
18 mai 2014
Les mousquetaires au couvent (ou presque…)
(Presque) de Louis Varnay
Direction musicale : Valérie Florac
Distribution :
Marie : Fabienne Hua ; Louise : Alice Buro ; Simone : Pauline Triquet ; Sœur Opportune : Annabelle Sodi-Thibaut ; Marchande/La Mère supérieure : Zoé Massicotte ; Marchande/ Isabelle : Alexia M’Basse ; Marchande/Blanche : Émilie Bernou ; Marchande/Agathe : Marie Pons ; Brissac : Mikhael Piccone ; Gontran : Guilhem Chalbos ; Abbé Bridaine : Guillaume Barallis ; Rigobert : Jérémy Favret ; Langlois : Jimmy Aquilo ; le Président : Nicolas Thibault.

Vendredi 6 Juin 2014, 20h30, Gréoux-les-Bains, Centre Congrès L'Etoile, Salle Frédéric MISTRAL, 04 92 78 01 08
www.troupe-lyrique.com/

Photos JB Lev :
1. Étrange couvent ;
2. Sur le banc (de touche) : Pauline Triquet, Mikhael Piccone, Guillaume Barallis .
3. Salut final.


VÉRISME : Cavalleria/Pagliacci


LE VÉRISME : VÉRITÉ DE THÉÂTRE

CAVALLERIA RUSTICANA

Livret de Giovanni Targioni-Tozzetti et Guido Menasci, Musique de Pietro Mascagni

I PAGLIACCI,

Livret et musique de Ruggero Leoncavallo

Avignon, 20 mai  2014


Les œuvres : le vérisme

      On ne peut que répéter, à ce propos, que ce qu’on en a dit ici même.
       La tradition a justement lié ces deux opéras courts, le premier, Cavalleria rusticana (‘Chevalerie paysanne’) de Mascagni, un acte, sonnant en 1890 l’entrée fracassante du naturalisme dans l’opéra, le « vérisme » ; le second, deux actes, 1892, Pagliacci (‘Paillasse’) confirmant le succès de cette veine et offrant, avec le personnage emblématique du Prologue, l’esthétique du courant vériste : « personnages de chair et de sang, vraies larmes », pétition de réalisme, de vérité. Démentie, naturellement, par l’impossible vérisme de l’opéra avec des personnages qui chantent (et en vers !), aucun art d’ailleurs ne pouvant être réaliste, naturaliste ou vériste dans une vérité autre qu’une stylisation artistique du réel : donc, une esthétique de convention. Par ailleurs, ce fameux Prologue théâtralise tellement la vérité qu’il fait du vérisme ce qu’il est vraiment : du théâtre.

     Le vérisme semble mieux défini par un choix de sujets qu’on dirait quotidiens si le fait divers, le crime passionnel n’étaient heureusement pas journaliers. Mais exprimés, surtout, dans une vocalité qui rompt avec la tradition belcantiste romantique du chant orné, au profit d’une expression plus brute et passionnelle, dans des tessitures plus centrales et un orchestre nourri qui a retenu les leçons de Wagner.
      Inspirée d’une nouvelle puis d’une pièce de l’écrivain, dandy sicilien, Giovanni Verga, cette « Chevalerie paysanne », finit par le duel d’honneur, lourd héritage espagnol de la Sicile, qui oppose un époux bafoué, Alfio, à Turiddu, jeune séducteur de sa femme, Lola, lequel a déjà séduit et abandonné Santuzza, qui, désespérée de son rejet, en informe l’époux : larmes et sang, mais aussi toute la pesanteur d’une société ligotée par les préjugés de classe et religieux : la mort a lieu lors de la fête de Pâques, de la Résurrection. L’opéra gomme la dimension sociale de la nouvelle de Verga : Turiddu, pauvre, revenant de l’armée, trouve sa fiancée Lola mariée à un riche : il refera sa conquête pour se venger du possédant et séduira aussi Santuzza , la plus riche héritière du village. Cette dernière, excommuniée pour cet amour hors mariage, se sent maudite et maudit aussi son amant (« A te la mala Pasqua ! » ‘Mauvaise Pâque à toi !’), malédiction qui ne tarde pas à se réaliser le même jour qui verra la mort de l’infidèle au crépuscule. Tragédie vériste, économe en moyens, qui répond à l’exigence dramatique classique :

« Qu’en un jour, qu’en un lieu, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli. »


       L’action progresse par l’intensification des sentiments de Santa : demande de secours à la mère de l’infidèle, vaine demande d’amour à ce dernier, reproches à l’épouse adultère, et enfin terrible aveu au terrifiant époux bafoué.
         Tout en décalquant ce modèle, mélangeant scènes de genre, chorales, et affrontement d’abord potentiel puis réel des personnages, dans un mélange de la vie et de la scène, l’une débordant l’autre, le plus musicalement subtil Pagliacci, présente une pauvre troupe de comédiens ambulants de la Commedia dell’arte, dont le chef, qui joue le Paillasse, le clown, le comique souffre-douleur traditionnel, est avisé de son infortune par Tonio, bossu dépité du rejet de ses avances par la jolie et légère épouse du premier : c’est Quasimodo dont l’amour se tournerait en haine contre l’objet interdit de ses désirs, ici, c’est Paillasse contre sa frivole Colombine.
       Dans le second acte, miroir apparemment festif du premier, pendant la représentation, voyant répétée par le jeu théâtral sa situation de cocu, gagné par la réalité, de la situation fictive, alors qu'il prétendait auparavant que « le théâtre et la vie ne sont pas la même chose », le clown lassé de faire rire à ses dépens conjugaux, poignarde sa femme en pleine scène et l’amant accouru à son secours. Le Prologue annonçait le début du jeu, Paillasse conclut le meurtre par : « La comédie est finie ! » C’est pendant la fête de l’Assomption : encore la religion d’amour qui finit dans le sang.

Cavalleria rusticana
Vérisme, néo-réalisme et vérité historique
   

Jean-Claude Auvray, signe les deux mises en scène et transpose judicieusement l’action dans les années cinquante du néo-réalisme cinématographique italien, le vrai héritier du vérisme avec ses situations populaires fortes, brutales, mais avec la nuance d’une version que l’ondirait technicolor pour I pagliacci. Par ailleurs, il me semble que cela donne, historiquement, socialement, une dimension d’authenticité à ces deux drames.
        En effet, passée la guerre et ses ruines où le drame collectif subsume l’individuel, avec la reconstruction se reconstruisent apparemment les valeurs traditionnelles ébranlées de la famille, avec le père, le mari, le frère, l’homme au centre, retrouvant une autorité que commencent à lui contester la femme, la fille, la sœur, rêvant d’émancipation. La virginité est encore la garantie du passage intact de la femme-marchandise du père au mari avant que les « demi-vierges » des flirts poussés du début des années 60 ne rompent les digues avec 68. Un ordre social et familial précaire dans ces contrées méridionales conservatrices où la brutalité machiste conserve encore en apparence, par la force, ses prérogatives. À cette relative modernité du drame, ajoutons le substrat de tragédie méditerranéenne à puissant héritage grec antique et tout aussi tragiquement hispanique dans ses mœurs : la religion de l’honneur y contredit la religion du pardon des offenses, l’amour à mort du code social s’oppose à l’évangile d’amour.


De la grandeur d’Orange à la scène étroite d’Avignon, le drame, s’il perd de sa dimension grandiose de tragédie antique à l’air libre, située dans la Sicile, la Grande Grèce, gagne en intensité par la proximité.
     À cour et à jardin, les deux simples et monumentales portes l’une noire, de la Mamma, l’autre de la Mère Église, ont disparu dans l’espace réduit. Mais, finalement, l’église inflexible, inexorable, invisible, n’en semble que plus forte dans son exclusion, l’excommunication, fermée pour Santa (‘Sainte’, de son nom), la pauvre Santuzza, pour le simple péché de chair, qui se sent damnée et condamnée à rester à la porte même de chez Lucia, la mère de son amant oublieux : religion de la Mère, redevenue image de la Vierge, revirginisée par la maternité, qui donne sa bénédiction au fils, qui multiplie les signes de croix, même sur le pain eucharistique avant de le couper. Au sol, un Christ colossal sur le dos, symbolise, loin de tout vérisme, ce poids de la religion qui enchaîne de ses tabous mortifères les héros de cette tragédie. Scénographie belle et impressionnante (Bernard Arnould) dans des lumières crues, cruelles, bleu nuit d'acier de Laurent Castaingt. Le poids de l’Église, c’est l’immense église cathédrale qui coiffe, chapeaute le village, et sa chape de plomb, la châsse de la procession : poids de l’amour, de la jalousie, pesanteurs sociales et morales, individuelles.

    Les costumes (Rosalie Varda), sont presque monochromes : noirs et gris pour les femmes, chemises blanches, gilet, avec des différences sociales marquées par les tailleurs, les sacs, les chapeaux, les cravates, mode années 50 du cinéma néo-réaliste. Infraction à la sombre austérité générale, Lola, l’épouse légère est dans le rose du bonheur de vivre sans scrupules, de mordre la vie (« baiser la terre »). Elle semble croire en un Dieu d'amour qui pardonne autant que Santa, sa sombre et masochiste rivale, ne semble croire qu’en un Dieu punisseur « qui voit tout ». Cette société rigide du paraître et du qu’en-dira-t-on, hommes et femmes séparés, est judicieusement montrée dans la fuite des regards, les esquives, la chemise bien blanche et la veste tendrement déposées sur une chaise par la mère pour le fils et que, relais maternel, l’amante abandonnée passe amoureusement à son amant parjure : le mâle impeccable, sans peur même s’il n’est pas sans reproche.
      Tout sonne juste et vrai. Pourtant, on s’étonne encore, comme d’une incongruité, de la scène où Lola et Turiddu, les adultères de l’ombre, flirtent, se bécotent devant tout le monde, et pratiquement au nez et à la barbe du terrible époux qui survient.

       À la tête de Orchestre Régional Avignon-Provence et du Chœur de l’Opéra Grand Avignon (direction Aurore Marchand) et de la Maîtrise (Florence Goyon-Pogemberg), Luciano Acocella, en parfait Italien, tout en conservant à cette musique sa force émotive directe, en dignifie certaines facilités expressives par le soin qu’il en prend, évitant le pathos sans gommer le pathétisme, en lui donnant vraiment cette « chevalerie », « même « rustique », paysanne, mais pleine d’une noblesse populaire. Certes, il remue par ce flot torrentiel de la vengeance mais ou prélude et interlude sont étrangement sereins comme des rêves d’amour, de paix.
        Svetlana Lifar, belle voix sombre et ronde, est una Mamma Lucia juste dans le jeu. En Lola, jolie et enjouée, aguicheuse, roucoulante, inconsciente épouse, Virginie Verrez déploie une flexible voix comme sa silhouette, soprano fruité, beau fruit à déguster. Le mari, riche charretier brutal, bénéficie de la voix sonore, et brute ici, de Seng-Hyoun Ko si apprécié à Orange, terrible incarnation, presque capo mafioso, entouré de ses hommes.
Jean-Pierre Furlan, en Turiddu, n’est pas physiquement le jeune coq du village, mains dans les poches, qui joue avec le feu et s’y brûlera, mais il a une arrogance dans la franchise de sa voix dans son air du vin, une puissance dans les aigus et un en engagement de toute beauté : brutal et excédé avec Santuzza, dans ses adieux à la Mamma, ce Sicilien, il nous remue d’une émotion et émotion sinon vériste, vraie.

        Santuzza, porte tout le drame dans quatre duos, le premier avec Mamma Lucia pour tenter de le prévenir, l’autre avec l’amant volage pour essayer de le retenir, un bref dialogue avec la rivale Lola, et enfin, celui, final, fatal, avec le mari trompé auquel elle révèle son infortune, se repentant aussitôt, consciente de la tragédie qu’elle déclenche. C’est un rôle extrêmement lourd, avec une tessiture hésitant entre le mezzo et le soprano dramatique, exigeant des graves profonds, un médium solide et des aigus puissants. Jeune, fragile, belle, Nino Surguladze, géorgienne, habituée des grandes scènes internationales, débutait à Avignon et dans le rôle. Voix large, corsée dans le médium, colorée dans le grave, aisée dans les aigus, elle dépasse vite une certaine raideur scénique au début pour atteindre à la grandeur dramatique et tragique. On espère le bonheur de la réentendre

Pagliacci
     
 Passage du néo-réalisme blanc et noir à la comédie italienne (qui serait en technicolor)? Par un contraste joyeux avec Cavalleria, les costumes, sont d’une fraîche gaîté, mais cette mode toujours des années 50, rend quelque peu anachronique et invraisemblable, en logique vériste, le délire d’une foule pour un spectacle de Commedia dell’Arte, depuis longtemps remplacé à l’époque, justement, par le cinéma, dans une monde de la reconstruction symbolisé par la grue et ce bâtiment de cité des rêves de sortie de la guerre.
      Descendues des cintres, des lettres immenses de guingois, PAGLIACCI, mal coloriées, semblent souligner la ruine d’un monde dépassé, peut-être celui du personnage principal, pauvre vedette de ces petits spectacles de village, dont l’univers et le prestige s’écroulent en découvrant que, moqué dans le jeu qui lui assurait le succès, il était bafoué dans la vie par sa femme aimée : farce qui tourne en tragédie. Une camionnette surmontée par un tambour pour la parade des comédiens ambulants, une voiturette rouge, quelques coffres en osier, et les éléments d’un théâtre de tréteaux monté à vue, ou plutôt cirque qui sera, celui, ancien, du sacrifice. Le défilé d’une noce traditionnelle, la mariée en longue traîne blanche, entraîne dans son sillage le naufrage, par contraste du mariage, valeur sociale et religieuse apparemment intangible, celui du clown bafoué par l’adultère de sa Colombine d’épouse.
         
En Prologue chargé d’annoncer le spectacle et son intention, puis Tonio, bossu maléfique par qui la délation de l’adultère et le malheur arrivent, nous retrouvons Seng-Hyoun Ko. Il plie la puissance éruptive de sa voix aux nuances du texte, épousant tous les contours du manifeste du vérisme, et arrive à émouvoir. Alliance du jeu, des moyens vocaux, des couleurs changeantes, en amoureux transi et vindicatif, il est pitoyable et terrifiant, insinuant, vénéneux face au mari, tirant la voix sans la faire vibrer, il fait frissonner de vérité malsaine et malfaisante ; aussi effrayant ici qu’il l’était à l’échelle d’Orange. À l’opposé, Leonardo Cortelazzi  se tire bien de la sérénade d’Arlequin, ligne ferme, belle projection, mais peut-être un manque de poésie. Armando Noguera,  superbe voix ronde et sombre de baryton, est un Silvio crédible par le jeu et le chant, plein de séduction juvénile, il campe l’amant crédible de Nedda-Colombine, à laquelle Brigitta Kele donne une fraîcheur tragique d’un soprano léger mais solide, cependant avec un petit problème dans l’extrême aigu, sans doute passager : coquette et cruelle avec Tonio, elle caquette et cocotte, trille avec les oiseaux dans sa poétique rêverie voix traversée des ombres du pressentiment dramatique, exaltée par l’amour. Puis elle est vraiment Colombine dans ses atours XVIIIe siècle, dansante, virevoltante dans son menu menuet, peut-être un peu lent, gracieuse et légère dans les gestes stéréotypés de la Commedia dell’Arte, saisie par l’angoisse et acceptant, comme Carmen, sans se soumettre, le défi et la mort par le mari trompé.
      Pagliaccio, c’est encore Jean-Pierre Furlan et l’on redoute que la luminosité lyrique qu’il émettait dans Turiddu, n’émiette la tessiture plus centrale de Canio, le médium plus sombre. Mais ce grand artiste, sans forcer son volume ni se couleur, réussit, sans tricher, à garder à sa voix l’homogénéité du grave à l’aigu et bouleverse dans son grand air.
       Luciano Acocella passe avec la même aisance de l’ombre de Cavalleria aux lumières pimpantes, ironiques, parodiques de Pagliacci pour ensuite plonger la fosse et la salle dans la sombre noirceur du drame passionnel. Une réussite.

Opéra Grand Avignon,  18 et 20 mai 2014
 Orchestre Régional Avignon-Provence Chœur et Maîtrise de l’Opéra Grand Avignon
Direction musicale : Luciano Acocella
Direction des chœurs : Aurore Marchand
Mise en scène : Jean-Claude Auvray. Décors : Bernard Arnould. Costumes : Rosalie Varda. Lumières : Laurent Castaingt.

CAVALLERIA RUSTICANA
Santuzza : Nino Surguladze ;  Lola : Virginie Verrez ;  Mamma Lucia : Svetlana Lifar ; Turridu : Jean-Pierre Furlan ;  Alfio : Seng Youn Ko.

PAGLIACCI
Nedda : Brigitta Kele ; Canio : Jean-Pierre Furlan ;  Tonio : Seng Youn Ko ; Silvio : Armando Noguera ;  Beppe : Leonardo Cortelazzi ; Spectateurs : Jean-François Baron, Patrice Laulan.

PHOTOS :ACM-STUDIO DELESTRADE
I Cavalleria
1. Le poids de l’Église ;
2. Le poids de l’amour ;
3. Le poids de la jalousie ;
4. Le poids de la délation ;
5. Le poids de la société aux aguets.
 II I Pagliacci
1.Le spectacle est aussi dans la rue : la parade ;
2. La mariage institution sacrée et consacrée ;
3. Les amants adultères (Noguera, Kele);
4.La Commedia vire au drame.



dimanche, mai 18, 2014

ROI D'YS


LE ROI D’YS
D’ÉDOUARD LALO,
LIVRET D’ÉDOUARD BLAU
Opéra de Marseille, 13 mai

L’Opéra de Marseille, sous la férule de Maurice Xiberras, mène une judicieuse politique à la fois d’œuvres du répertoire, que le public ancien aime retrouver mais que le public nouveau doit découvrir, une redécouverte d’opéras oubliés à revisiter, avec aussi, on l’a vu une politique de création sans quoi le répertoire lyrique resterait à l’état de muséographie. Avec le Roi d’Ys, d’Édouard Lalo, créé en 1888, longtemps au répertoire mais, aujourd’hui largement disparu des affiches (à Marseille, il y a vingt  ans qu’on ne l’a plus joué), le public, sensiblement ancien, était invité des retrouvailles les 10, 13, 15 et 18 mai, dans une production conjointe de l’Opéra-Théâtre de Saint-Étienne et de l’Opéra Royal de Wallonie.

L’œuvre
Après bien des vicissitudes et des déceptions depuis 1875, après le refus de l’Opéra de Paris et ses grandes pompes (souvent pompier et pompantes) en cinq actes, Lalo se mit en quatre, mit son opéra en trois et put le faire accepter à l’Opéra comique en 1888. Ce fut un triomphe, non démenti jusqu’à l’orée des années 60 où seuls quelques opéras de province le mirent à l’affiche.
En trois actes et cinq tableaux Le Roi d'Ys d’Édouard Lalo (1823-1892), sur un livret d'Édouard Blau (1836-1906) repose sur la légende bretonne de la mythique ville d'Ys, capitale du royaume de Cornouaille, engloutie vers le VIe siècle de notre ère, au large de Douarnenez, une d’Atlantide du nord en somme. Les tempêtes terribles qui se sont abattues cet hiver sur les côtes atlantiques, qui ont dû exister aussi autrefois, disent assez la possibilité tragique de tel événements grossis par l’imaginaire populaire et sa terreur de tels cataclysmes.
L'action de déroule dans un Moyen-Âge mythifié ou mystifié, poétisé, en tous cas, dans la ville d'Ys située sur les côtes de Bretagne, protégées des fureurs envahissantes de l’océan par une digue.  Mais il n’y a pas d’opéra sans histoire d’amour, d’amour contrarié, naturellement. Et contrarié par qui ? On a pu dire en plaisantant qu’un opéra, du moins un opéra romantique, c’est les amours d’un soprano et d’un ténor contrariées par un baryton ou une mezzo soprano jaloux des héros aux voix les plus hautes. Si, aux XVIIe et XVIIIe siècles les voix graves sont celles qui caractérisent les personnages nobles par leur caractère et leur état, dans un opéra du XIXe siècle, les rôles sont typés, aux méchants et vieillards les voix graves, aux héros, les voix aiguës et claires.  

Ici, cela ne manque pas puisque le roi d’Ys, très secondaire dans l’action, a deux filles, la douce Rozenn, soprano et Margared, voix féminine grave qui se découvrent amoureuses du même ami d’enfance, le preux chevalier Mylio, ténor, passant pour mort dans un naufrage. Mais, afin de sceller l'amitié de deux peuples ennemis, pour des raisons politiques, Margared est promise au prince de Karnac, un baryton : en somme, accord musical des voix graves, mais désaccord du cœur. Tout s’apprête pour leur mariage. Mais voici que Mylio, sauvé, revient, et avoue son amour, non à Margared, mais à Rozenn. Margared, apprenant le retour de Mylio qu’elle aime, refuse de se marier à Karnac. Et la guerre est relancée entre le Prince Karnac ulcéré et Ys, mais gagnée par Mylio le sauvé sauveur. Voilà liguées les deux voix sombres par le désir de vengeance, Karnac contre la ville d’Ys et Margared qui préfère celui qu’elle aime mort plutôt qu’époux de sa sœur et offre au prince vaincu le moyen d’inonder la ville en ouvrant le déluge des écluses.


Réalisation et interprétation
La grande difficulté pour monter aujourd’hui cette œuvre tient sans doute au schématisme archétypal des situations et des personnages, qui n’ont sans doute pas résisté à l’avènement de la télé dans les années 50 qui virent son éclipse, qui exige, avec l’habitude des gros plans de cinéma, des sentiments complexes prêtant à l’identification, visibles et lisibles, pratiquement inexistants ici : la bonne, les bons, la méchante, le méchant est le répertoire limité des caractères. Tout sauf des personnes, les personnages ont la linéarité hiératique de figures de vitrail sans épaisseur et n’ont pas plus de consistance que la statue de Saint Corentin descendu de son socle ou sorti de sa châsse. Seule Margared a une évolution relative, passant de l’amour à la haine, dont elle avait elle-même annoncé d’avance la couleur : « L’amour que rien ne lasse [fera place] / À la haine que rien n’éteint. » Ses remords, son sacrifice, lui redonnent une  trouble humanité qui manque à son entourage figé soit dans l’auréole ou la gélatine douceâtre de la bonté, soit dans l’armure de la seule haine de Karnac. D’autant que les costumes, dans l’académisme modernisant inauguré dans les années 70 par Ponnelle et Chéreau, à trop vouloir rapprocher dans le temps les personnages, éloigne dans l’invraisemblance historique ce qu’on aurait sans doute mieux accepté dans un nébuleux passé lointain de légende indéfinie.

Il reste que, même gratuitement hors contexte, ces costumes de Frédéric Pineau sont beaux, dernier tiers du XIXe siècle, longs manteaux  raglans de brune mousse, chapeaux haut de forme pour les hommes, d’amazone pour les femmes ; les deux sœurs ont des robes vert sombre à tournure, à falbalas dorés, la blonde Rozenn cheveux sagement noués et déchaînés pour la passionnée et brune Margared. Dans ce chromatisme d'ombre mousseuse baigné des lumières humides ou brumeuses de  Michel Theuil, l’apparition soudaine des soldats du soudard Karnac, en uniforme de légionnaires romains rouge vermillon, étonne et détonne comme une inclusion humoristique de bande dessinée dans un sombre drame moyenâgeux qui a oublié la mode troubadour, médiévale, du temps. 

   Les décors d’Alexandre Heyraud, avec deux falaises grises de granit latérales, barrées horizontalement d’un fond d’écluse, et une verticale façade ogivale, église et palais, descendant des cintres, est simple mais efficace et, à défaut de traitement psychologique de personnages vides, cela permet au metteur en scène Jean-Louis Pichon une superbe mise en images, de très beaux effet de la masse onduleuse de ces manteaux dans la brume sur ces dalles inégales du sol, et le tableau saisissant de la victoire émergeant de la fumée ou du brouillard avec, sur la grisaille, les trois drapeaux rouge vif arrachés à l’ennemi (mais l'on ne pense pas à la Commune malgré ces costumes contemporains…).
Lalo, cherchant l’inspiration dans des légendes celtiques, voulait rivaliser avec, celles, nordiques et germaniques, de Wagner. Mais, cependant, Wagner peint des dieux humains, trop humains comme dirait Nietzsche et Lalo offre des humains déshumanisés par le simplisme des sentiments.
Fort heureusement, cette humanité absente des personnages, nous la retrouvons dans la beauté sensible des voix des chanteurs, d’un plateau d’uniformément belle qualité. De Marc Scoffoni en Jahel au Saint Corentin de Patrick Delcour, en passant par les chœurs, tout le monde est à louer. Philippe Rouillon prête sa grande et sonore voix de baryton, sa stature, à Karnak. Il suffit à Nicolas Courjal, basse, de quelques phrases, nuancées, comme venues des profondeurs de l’humain, pour mériter le titre de l’opéra que lui dénie cependant l’action où il est presque inexistant, même au mariage de sa fille. On goûte le charme élégiaque de Florent Laconi, son art des demi-teintes en voix de tête du ténor français de cette tradition après l’avoir vu camper un chevalier vaillant, héroïque, aux aigus puissants puis plein de délicatesse dans la fameuse aubade à la fiancée, tel non un troubadour du sud, mais un trouvère du nord chantant tendrement l’amour à sa dame. Et quelle dame ! ici Inva Mula, toute délicate et fragile, beauté de chant nuancé pour donner vie à la trop simple image de Rozenn, rondeur et douceur de miel opposée à l’amertume anguleuse des sombres déchirements de la Margared de Béatrice Uria-Monzon, sautant du grave à l’aigu dans un déchaînement passionnel de fauve blessé qu’elle traduit avec son tempérament de tragédienne, dans la seule vraie grande scène dramatique de l’ouvrage qu’elle porte sur ses épaules, et qui mériterait le nom de Margared et non de Roi d’Ys.

Les scènes d’amour tendre ou celles inspirées du folklore breton, pèchent sans doute d’un texte kitsch dans le goût du temps et certainement des spectateurs de cet Opéra comique qui avait été suffoqué par les audaces de Carmen.
Inégal, l’ouvrage possède cependant des pages musicales remarquables, dont la longue ouverture, vrai poème symphonique qui cite Tannhäuser, explicite clin d’œil et défi, mais ne démérite en rien du maître de Bayreuth, la scène au motif obsédant de houle de Margared, la gentille mais un peu mièvre aubade, et le tableau impressionnant du déchaînement des flots, d’un cataclysmique effet déjà de cinéma. À la tête de l’Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille au mieux, Lawrence Foster dirige, déroule et déplie magistralement et minutieusement cette partition aux superbes couleurs, où l’on sent déjà le colorisme orchestral de compositeurs postérieurs, tel Dukas et même, en plus délicat, Ravel.

Opéra de Marseille, les 10, 13, 15 et 18 mai
Production Opéra de Saint-Étienne / Opéra Royal de Wallonie,  Le Roi d’Ys d’Édouard Lalo.
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille.
Direction musicale : Lawrence Foster.

Mise en scène : Jean-Louis Pichon. 
Décors : Alexandre Heyraud. Costumes : Frédéric Pineau.
Lumières : Michel Theuil.
Distribution ;
Rozenn : Inva Mula ; 
Margared : Béatrice Uria-Monzon ; Mylio : Florian Laconi ;
Karnak : Philippe Rouillon ;
Le Roi : Nicolas Courjal ; 
Saint Corentin : Patrick Delcour
 ; Jahel : Marc Scoffoni.

Photos : Christian Dresse
1. L'eau et le feu : la blonde Rozenn et la brune Margared (Mula, Uria-Monzón) ;
2. Celui par qui le scandale arrive : Mylio ( Laconi) ;
3. Le roi et la fille peinés (Courjal, Mula) ;
4. Le prétendant malheureux à la tête de ses mirmydons technicolor (Rouillon) : 
5. Victoire de l'eau sur le feu.