jeudi, décembre 22, 2011

PAZ, SALAM ET SHALOM


PAZ, SALAM ET SHALOM
par canticum novum
Pour une année qui finit et un espoir qui commence, la nuit la plus longue s’éclaire du message christique de Noël, que croyants ou non croyants ne peuvent que partager : « Paix sur terre aux hommes de bonne volonté. »
Pour une année qui commence, qui ne souscrirait au beau message pacifique que nous adresse en trois langues, mais en commun la langue universelle de la musique, avec un beau disque, un groupe de musiciens au nom latin, Canticum novum, ’Chant nouveau’, ou ‘Nouveau chant’, sous la direction d’Emmanuel Bardon. On entonnerait volontiers avec joie, avec eux, comme des vœux de bonne nouvelle année, le titre de leur disque : Paz, Salam et Shalom, ‘Paix’, déclinée en espagnol, en arabe et en hébreu.  En somme, trois cultures du Livre, monothéistes, avec une origine commune, dont on rêve qu’elles passeraient de l’embrasement passionnel et guerrier à l’embrassement fraternel, du conflit, de la dissonance à la concorde, à l’accord, à l’harmonie. Car ces trois religions et leur culture, si elles se sont combattues et, malheureusement, semblent encore prêtes à se combattre, ont eu des parenthèses heureuses de coexistence pacifique, notamment dans l’Espagne médiévale, ce que vient nous rappeler Canticum novum.
En effet, dans un heureux métissage sonore, Canticum novum mêle de la sorte, pour notre bonheur musical, des chansons séfarades anciennes, c’est-à-dire judéo-espagnoles, des musiques instrumentales d’Algérie et de Turquie, musulmanes, et des chants chrétiens, des cantigas d’Alphonse X le Savant ou le Sage, en galaico-portugais.

Alphonse X le Savant
Et c’est là un hommage symbolique à ce grand monarque éclairé avant la lettre, roi de Castilla et Léon (Tolède, 1221 - Séville, 1284). Son règne finit en désastre politique, son fils, à la tête de la noblesse, se révolta même contre lui, le dépouillant de ses pouvoirs. Mais il est passé à la postérité comme le savant auteur ou, plutôt, commanditaire d’ouvrages capitaux pour la culture de son temps et bien au-delà.
Roi juriste, il fit adapter et remanier le code romain et laissa, avec les Siete Partidas, un monument juridique à l’Espagne, qui régentait toute la société. Roi astronome, ses Tables astronomiques dites Tables alphonsines sur la position des astres, précieuses pour la géographie et la navigation, avec des corrections postérieures, furent en usage jusqu’au XVIII e siècle. Il écrivit aussi un livre d’astrologie, astrologie et astronomie étant considérés comme la même science. Roi historien, il fit écrire une Chronique d’Espagne et une Histoire universelle. Par ailleurs, un livre de jeux et de divertissements, un autre sur les pierres précieuses et leur pouvoir magique.
Autour de lui, à Tolède, il avait réuni un groupe de savants arabes, hébreux et latins, créant des écoles de traducteurs, demeurées fameuses, dans les langues des trois cultures, capital travail de divulgation en Europe du savoir antique dont les Arabes d’Espagne avaient sauvé l’héritage (notamment Aristote) et de la science et de la philosophie arabes et hébraïques. C‘est dire qu’il fit coexister, comme déjà dans la Cordoue musulmane auparavant, et ce que les Maures appelèrent al-Andalus, les trois grandes cultures, se nommant même « Roi des trois religions.
Mais, s’il figure dans ce disque, c’est au titre du monument musical qu’il légua à la postérité, les fameuses Cantigas de Santa María, ‘chansons ou cantiques à Sainte Marie’, en galaico-portugais, la langue lyrique de la Péninsule ibérique au Moyen-Âge où le castillan était réservé d’abord essentiellement à la poésie épique. C’est une somme exceptionnelle de quelque 418 compositions musicales, précédées d’un prologue et d’une introduction, illustrées de 40 enluminures, des miniatures dont certaines représentent des musiciens avec leurs divers instruments, ce qui est précieux pour connaître l’organographie, les instruments de l’époque , le XIII e siècle. Et l’on y découvre aussi le roi entouré de ses musiciens, dont on reconnaît au moins un juif et des arabes.
Si ce roi artiste n’a pas composé à lui tout seul cet ouvrage qu’il a tout de même dirigé, il est possible qu’il soit l’auteur de la première cantiga où il se présente comme le troubadour de la Dame la plus parfaite, la Vierge Marie. J’en traduis le début :

Je veux être ce jour
son troubadour,
et la prie de m’agréer pour tel,
et qu’elle veuille recevoir mon chant d’amour
car par lui je veux montrer toujours
son miracle éternel.

Les cantigas sont donc des poèmes narratifs sur des miracles de la Vierge ou des récits sur elle. Mais il y a aussi des Cantigas de loor, des cantiques de louanges, mystiques. La musique, savante ou populaire, est une somme de son temps et même de ce qui précède, et va du grégorien, des chants de troubadours aux danses parfois processionnaires.
Quatre cantigas éclairent ce disque, la 15, strictement musicale, la 37 et la 209 qui narrent deux miracles, dont la dernière, sur la personne du roi Alphonse lui-même, gravement malade et guéri par l’imposition sur lui du volume des Cantigas. On en conserve quatre manuscrits, quatre codex, dont le second est le plus complet, ce qui suppose que cette cantiga, où le roi témoigne personnellement du pouvoir de la Vierge, fut ajoutée au volume en confection et qu’il se déplaçait, ici à Vitoria, au Pays Basque, avec sa cour de musiciens et cette somme de musique mariale. Mais, dans le disque, on ne résiste pas au charme poétique et mystique de la cantiga 100, Santa María, strela do día,  dont voici le refrain :

Sainte Marie, étoile du matin,
Montre-nous
Le chemin
Vers Dieu et guide-nous.

Ladino, séfarades
Les autres morceaux chantés du disque sont en ladino. C’est quoi ? Comme le son même l’indique, un t intervocalique qui devient normalement un d en castillan populaire, le ladino, c’est le « latino » et se disait du castillan ancien. Mais les juifs d’Espagne appelaient également ainsi la langue castillane de leurs livres religieux qu’ils avaient exactement calquée sur la syntaxe et le vocabulaire des textes bibliques en hébreux traduits littéralement, car ces textes sacrés ne pouvaient admettre la moindre distorsion lexicale ou grammaticale. Par extension, ils appelèrent « ladino » la langue espagnole qu’ils parlaient en Espagne, pour la distinguer ainsi de l’hébreu domestique.
Quand, en 1492, les Juifs furent expulsés d’Espagne, qu’ils appelaient Séfarad, ils prirent le nom de séfarades. Ils emportèrent, avec la terrible nostalgie d’un pays aimé dont on les arrachait à la force, et dont ils prirent le nom, nombre de traditions hispaniques, des vieux romances, des poèmes et des chants, et cette langue castillane de la fin du XVe siècle, qu’il continuèrent à parler dans leur exil, jusque de nos jours, avec la prononciation de l’époque, contaminée à peine par quelques mots empruntés aux terres d’accueil, Maghreb, Balkans, Turquie, mais fortement imprégnée des cultures musicales locales.
Au XVIIIsiècle, mais surtout au XIX e, avec le réveil du nationalisme juif, des chercheurs commencèrent à collecter auprès des minorités séfarades qui les pratiquaient encore, ces trésors conservés oralement depuis la diaspora hispanique, au Maroc (la tradition la plus pure, car proche de l’ancienne patrie), à Smyrne, Salonique, Istanbul, Jérusalem, etc, en faisant des recueils. Ces transcriptions sont plus ou moins exactes à cause des aléas et accidents de la mémoire, contaminée par les langues locales, la perte inévitable du sens, de la correction grammaticale parfois, mais faciles à corriger quand on en connaît le précis départ espagnol.
C’est pourquoi on peut regretter la transcription à l’évidence erronée de la célèbre A la una nazí yo qui garde, dans une version plus fidèle, le souvenir du « tristique  monorime » (trois vers avec la même rime, ici, « yo nazí », « me engrandezí », « me casí », avec les z  et s intervocalique originaux, graphie et prononciation exacte du XVe siècle) qui est un souvenir du vieux zéjel, forme poétique hispano-mauresque remontant au IXe siècle, dont on connaît même l’inventeur, el Ciego de Cabra, ‘l’Aveugle de Cabra’. Forme métrique ancienne pour une musique qui l’est ici beaucoup moins, tonale, en rien médiévale.
Depuis longtemps déjà, de grands chanteurs espagnols, comme Victoria de los Ángeles, se sont penchés sur ces merveilles, en ont enregistrées, sauvé de l’oubli. Plus récemment, Jordi Savall et son épouse regrettée, Montserrat Figueras, en ont donné des versions volontiers orientalisantes.
Cependant, on se laissera porter par le charme avec lequel Emmanuel Bardon et son Canticum novum, digne héritier de Savall, interprète, instrumentalise ces airs avec goût, grâce à des interprètes très engagés, mêlant habilement les instruments médiévaux et orientaux, vièle, lire d’archet (Valérie Dulac), flûtes à bec (Gwenaël Bihan), vièle et kamancheh (Emmanuelle Guigues), oud (Philippe Roche), oud, bandolium (Rémi Cortial), kanun (Aroussiak Guevorguian) et bien sûr, percussions (Henri-Charles Caget, Ismaïl Mesbahi). Pour le chant, on apprécie les voix de la soprano Barbara Kusa, la basse d’Yves Bergé et l’étrange couleur et saveur que donne  la voix de haute dontre d’Emmanuel Bardon à la belle mélopée aux ondulations orientales lascives de l’une des versions du fameux poème Aquel rey de Francia.
On a simplement la mélodie de ces chansons, monodiques au départ, mais, après tout, rien n’empêche, comme ici, de les partager en voix comme le récit de ces trois sœurs agitées dans leur lit, traversées de rêves voluptueux d’amour ou de châteaux -en Espagne forcément- où la voix de basse sonne comme le fantasme de l’amant.
Un disque plein de saveur, de couleur joliment réussi.

Paz, Salam et Shalom, Canticum Novum. Direction Emmanuel Bardon, CD Ambronay, éditions référence AMY033. 1h 15mn.

Photos :
1. Emmanuel Bardon ;
2. Le roi Alphonse X au milieu de sa cour musicale (enluminures du codes des Cantigas de Santa María).
3. Canticum novo, photo Bertrand Pichène.

vendredi, novembre 25, 2011

LE JOURNAL D'UN FOU

ÉPURE THÉÂTRALE ET FOLIE DES HOMMES
LE JOURNAL D’UN FOU
De Nicolaï Gogol
Théâtre Gyptis,
11 novembre 2011

D’Andonis Vouyoucas, on connaît les mises en scène grandioses, son maniement expert d’une grande troupe d’acteurs dans le répertoire tragique ancien, baroque, ou dans leur résurgence moderne comme Claudel. On l’avait aussi apprécié dans la légèreté irrésistible de drôlerie du théâtre de tréteaux comme Le Médecin malgré lui de Molière. Ici, autre facette de son talent toujours actif et inventif, il ouvre large l’éventail de ses possibilités d’homme de théâtre en nous en offrant la quintessence sans doute la plus délicate, mettre en scène un seul personnage avec un texte long et non destiné à la scénification : de la réalisation épique à l’intime. La réussite s’en doit mesurer à la difficulté du pari.

L’œuvre
 Bureaucrate mal dans sa peau, Nicolaï Gogol (1809-1852) publie en 1835 le recueil de nouvelles Arabesques qui, entre autres, contient « Le journal d’un fou », d’un fonctionnaire qui fonctionne mal. Ce récit à la première personne, qui rapporte des bribes de dialogues externes, explique son succès un théâtre, au service d’un grand acteur. Sur l’intérêt, à cette époque pour la folie, essentiellement des femmes, je parlerai plus bas.
Loin d’être une grande âme trahie par la vie, le modeste et médiocre Auxence Ivanovitch Poprichtchine, tailleur de plumes (d’oie, bien sûr) dans un ministère, semble écrasé par son apparente insignifiance sociale. C’est l’homme ordinaire, au travail ordinaire, à l’existence ordinaire mais doté d’une vie intérieure extraordinaire : ce n’est pas un simple « jardin intérieur », mais une forêt, une jungle d’un luxe, d’une luxuriance telle que cette excroissance exponentielle brouille, embrouille tous les chemins balisés de la réalité et de la rationalité. Mais comme on ne peut vivre dans le brouillard, l’esprit se débrouille pour faire logique de l’illogisme, trouver du sens à l’insensé, dans l’équilibre, au fond, de la folie, qui reconstruit le monde à sa couleur et à sa raison déraisonnable : un envers du décor psychique de la réalité physique.
Mais qu’est-ce que la réalité ? Depuis toujours, la philosophie, de Platon à Descartes, l’a récusée en doute, et le théâtre, lieu du réel irréel, a mis en scène sa fragilité avec Calderón, Corneille et autres.
Là est la difficulté de ce texte : trouver un équilibre entre l’extraversion qu’exige la scène et l’intériorisation, un pont entre le monde extérieur dit et le monde rêvé, verbalisé aussi par la nécessité théâtrale, dire le dedans par le dehors.

Réalisation et interprétation
Vouyoucas refuse ici les artifices scénographiques et décoratifs : sur fond noir, deux brèves tentures vaguement orientales ; en écho à celle de la tenture verticale, sur un plateau pratiquement nu, un tapis dans le goût du constructivisme russe pour un monde et des bribes de phrases déconstruites, qu’on peut à peine recomposer par bribes : «RÉCLAME UNE NOURRITURE DONT MON ÂME SE REPAISSE ET SE DÉLECTE ». On peut encore lire en petit et minuscule : « immoral », « immortal » et des lettres décomposées de texte sans contexte, des signes indéchiffrables. Ces signes théâtraux minimalistes (Catherine Cocherel) répondent subtilement et harmonieusement en teintes au costume destructuré du personnage, à sa décomposition interne. Seule note vive, vivante, la robe rouge très star hollywoodienne, longuement fendue sur de  belles jambes de la femme : surgi du noir, le fantasme est plus précis, plus cher et plus charnel que la réalité grise. Des lumières (Yann Loric), noires dirait-on, impressionnistes ou expressionnistes, nimbent le corps du héros ou sculptent les visages, donc celui de la Femme, rêve très incarné et à la fois inaccessible, lointain, toujours à cour, à cœur.
À tout cœur avec Floriane Jourdan, car belle trouvaille, s’appuyant sur deux allusions du texte à une cantatrice et à l’obsession d’Auxence pour une jeune fille, Vouyoucas ménage des pauses physiques, musicales, au flux continu du pauvre héros qui peut souffler, confiées à cette excellente actrice par ailleurs soprano raffinée et émouvante. Elle chante et enchante, elle aère, en quatre airs, la dramatique Élégie de Massenet, la sensuelle C’est l’extase langoureuse de Debussy, une berceuse italienne et, enfin, Oh, quand je dors…, de Hugo mis en musique par Liszt, l’atmosphère étouffante crée par la folie douce et angoissante du héros. Lorsque après cette dernière mélodie, qui évoque Pétrarque et Laure, invitation au rêve érotique et chaste, châle noir sur ses épaules nues, elle déploie ses bras, de dos, on ne sait si c’est l’ange de la Mort ou de l’Amour qui va s’en aller, s’envoler.
Moments de grâce dans la disgrâce où s’enfonce, sous nos yeux, le malheureux fonctionnaire incarné par un Hervé Lavigne prodigieux, mouvant, émouvant : mimiques, gestique, il rend sensible la somatisation qui gagne son corps en proportion de sa perte du fil, de la narration, des dates de son journal intime qui peu à peu se dérèglent, se déguinglent. Le héros compte et conte donc moins les jours qu’il ne raconte inconsciemment le désordre progressif de sa conscience : une justification intime d’un monde extérieur par ce qui en est, en fin de compte, une quichottesque poétisation. Ce n’est pas un hasard si, dans le monde de compensation qu’il s’invente face à l’arrogance des grands, dans ce que les psychanalystes appellent « le roman familial » des enfants malheureux qui s’inventent une généalogie princière, l’âme enfantine d’Auxence bat la campagne, bâtit des châteaux en Espagne dont il s’érige roi au moment où, dans ce pays, les carlistes en cherchent un pour ne pas voir une femme accéder au trône. Il faut le voir courir, ralentir, fléchir et réfléchir en se redressant, incarner par la voix modulable presque à l’infini, nombre de personnages divers, dont, morceau de bravoure dans l’exploit de cette performance, la chienne snob digne des dalmatiens de Disney. Mais derrière la prouesse d’acteur, l’expérience humaine terrible.
Une belle complicité le lie à Vouyoucas, sous la direction duquel il a par deux fois incarné avec succès un personnage comique, chez Calderón et Molière, mais l’on sent ici le grand travail d’acteur joué avec le metteur en scène : sans désavouer cette verve humoristique extravertie, elle est mise ici au service d’une veine dramatique intériorisée qui retient notre rire face à ce fonctionnaire, terne par la vie qui lui est imposée, haut en couleurs inquiétantes par sa folie exposée, implosée enfin au fond de lui. Aujourd’hui, cette victime d’un ordre social oppressant, déjà annoncé et dénoncé par Gogol, serait l’un de ces nombreux suicidés du travail de notre société impitoyable aux faibles. Non, on ne peut rire de ce délire, finalement salvateur d’un être trahi par la vie, s’en évadant par la folie.
Il manie le langage mais, en fin de comptes, il est manipulé par son entourage extérieur, univers fou d’aveuglement aux humbles. Victime au moins sinon cobaye social, comme son pratiquement strict contemporain Woyzeck (1837), que Büchner tira d’un fait divers criminel. D’un autre fait divers, Stendhal avait tiré en 1830 Le Rouge et le noir avec un héros inverse saisi de la folie des grandeurs sociales, sombrant dans un crime dénonciateur aussi de la société.










Photos : François Provensal

DE LA FOLIE DANS L’ART

L’art semble plus que jamais folie dans un monde vulgarisé par la « marchandisation »  qui n’a d’artistique que le métaphore du Veau d’Or. Un petit parcours tiré des émissions que je fis à France-Culture sur « La folie dans l’opéra » (Les Chemins de la musique de Gérard Gromer), reprises la semaine prochaine, en partie, à Radio Dialogue, « Le blog-note de Benito », les lundis 12h45 et 18h45, le samedi, 19 heures (Marseille : 89.9 FM ; Aix-Étang de Berre : 101.9).

RENAISSANCE
La folie, qu’elle frappe homme ou femme, a toujours été un sujet intéressant l’art. De la plus haute antiquité, le fou passait parfois pour l’éducateur des hommes par une sagesse inversée. Quant à la folle, c’était souvent une devineresse, une pythie, une prophétesse grâce à ses transes. Avant de passer pour une sorcière qui finira mal au Moyen-Âge.
La Renaissance, avec le retour du rationalisme antique, va s’intéresser à la folie. On peut citer un texte qui va lancer une mode en littérature, en peinture : Das Narrenschiff (1494) de Sebastian Brant, un Strasbourgeois, poète humaniste et poète satirique (1457-1521) qui embarque dans sa fameuse nef des fous, roman en vers, toutes sortes de personnages représentants les vices humains : à chacun sa folie. Albrecht Dürer illustre cet ouvrage qui va courir l’Europe, et faire des émules. Ainsi, La Nef des folles, de Josse Bade qui lui, embarque les Vierges folles et les vierges sages de la parabole biblique. Avec gravures, desseins, peintures conséquentes de grands peintres tels Holbein, Bosch (Le jardin des délices avec le fou coiffé d’un entonnoir qui aura de l’avenir).
On croyait que la folie était une maladie due à une pierre que l’on pouvait extraire, ce qui explique le tableau Extraction de la pierre de folie de Bruegel le Vieux. Thomas More, auteur de la célèbre Utopie (1516) écrit inspire à son ami Érasme de Rotterdam, grand humaniste, son Éloge de la Folie (1511) qui aura une grande influence dans la Réforme.
En 1516, la même année que l’Utopie, l’Arioste, Ludovico Ariosto, publie son poème épique Orlando Furioso, Roland furieux, fou furieux. Eh oui, le preux chevalier, le paladin Roland, comme une faible femme, devient fou par amour pour Angélique, qui l’est guère, qui aime Médor. Il sera une source inépuisable de livrets de l’époque baroque.
ÉPOQUE BAROQUE
Car les XVIIe et XVIIIe siècles mettent en scène la folie, mais des hommes. La scène offre des galeries d’hommes fous, le Roi Lear de Shakespeare, Oreste chez Racine, Don Quichotte et tous ces nombreux Roland, Orlando tirés de l’Orlando furioso, mis en musique et en voix.
À cette époque, moitié et fin du Siècle des Lumières mais qui a plus d’ombres que de lumière, on s’intéresse à l’occultisme, aux psychologies étranges. En 1784, Puységur publie un ouvrage sur le somnambulisme, assimilé à la folie, traité par le magnétisme de Messmer.
En France, deux ans après, Nicolas Dalayrac donne le ton avec sa Nina, ou la folle par amour, en 1786, comédie mêlée de quelques airs, en un acte, qui devient, sous la plume italienne de Giovanni Paisiello un véritable opéra, Nina, ossia la pazza per amore, en 1789, l’année de la Révolution qui  va faire, sinon tourner, valser les têtes.
On le voit, le pré-romantisme vers la fin du XVIIIe siècle, semble faire de la folie l’apanage des femmes. Dont la folie triomphera sur scène au XIXe.
AU XIXe SIÈCLE
Folie des femmes
A l’opéra, en effet, les folles font courir les foules, une vraie folie, littéralement. Mais on le voit à ces dates, 1835 (Journal d’un fou de Gogol) et 1827, la première folle à l’opéra (Il pirata de Bellini) le premier tiers du XIXe siècle, de l’Italie à la Russie, se penche sur la folie, dans la littérature, le théâtre et l’opéra.
Mais c’est celui-ci qui va nous retenir car on y assiste à une véritable épidémie, une contagion de la folie chez les héroïnes lyriques. 

Héroïnes venues du froid
Remarquons d’abord que nos héroïnes folles, plutôt que folles héroïnes, semblent pratiquement toutes venir du froid, du nord :
Ophélie d’Hamlet de Shakespeare est danoise par le lieu de la scène mais anglaise par la langue ; Ana Bolena de Donizetti, Anne Boleyn, anglaise ; Elvira des Puritains de Bellini, est aussi anglaise, Élisabeth d’Angleterre, cela va de soi et Maria Stuarda est reine d’Écosse; ainsi que lady Macbeth. Lucie de Lammermoor est également écossaise. Amina, de la Somnambule de Bellini est suisse et Marguerite, tirée du Faust de Goethe, est Allemande et il y aura une version française de Berlioz, une autre de Gounod et deux autres encore, italienne dans Mefistofele de Boïto, et italo-allemande avec Busoni. Voilà donc des héroïnes romantiques des brumes du nord mais  dans des opéras du sud qui montrent non comment l’esprit vient aux filles comme dirait Colette, mais comment elles le perdent, pratiquement toutes par amour.
La première à ouvrir la ban est l’Imogène d'Il pirata de Bellini (1827), œuvre inspirée d’une pièce française du XVIIIe siècle, mais traduite d’une pièce d’un auteur irlandais de 1816 (nous ne quittons pas le nord qu’elles perdent).
La scène de folie, grande et longue scène entremêlée de chœurs avec d’abord partie lente et douce dans les grands arabesques belliniens, puis la cabalette avec toute une folle pyrotechnie vocale, grands écarts, notes piquées, trillées, gammes montantes, descendantes, etc,  fit grand effet et la cantatrice se paya un triomphe. Naturellement, toutes les autres cantatrices réclament aux compositeurs un air de folie pour pouvoir y briller. Giuditta Pasta, grande vedette et vocaliste se voit vite offrir par Donizetti, confrère et rival de Bellini, le rôle d’Anna Bolena, Anne Boleyn, la malheureuse épouse d’Henri VIII d’Angleterre qui, désireux de changer encore de femme après avoir divorcé de Catherine d’Aragon, entraînant le schisme d’Angleterre, la rupture avec le pape et le catholicisme, la condamne pour un adultère non prouvé. Anna perd la tête avant d’être décapitée.
Nous sommes en 1830. On vient de découvrir le somnambulisme provoqué, notamment chez les filles, associé à la folie. Et Bellini réplique en 1831 en donnant aussi à la Pasta La sonnambula, la somnambule, rôle où triomphera aussi la Malibran, mezzo capable de chanter aussi les soprani. Amina, affligée de somnambulisme, le matin de ses noces, est retrouvée dans la chambre non de son fiancé, mais d’un comte. Conte à dormir debout, mais on imagine le résultat : folie. Ces opéras courent l’Europe.
1834 : Donizetti compose Maria Stuarda, héroïne qui perd aussi la raison avant de donner son cou à la hache d’Élisabeth d’Angleterre. Janvier 1835, à Paris : Bellini encore, qui mourra en septembre de la même année à 34 ans, donne cette fois-ci à Giulia Grisi, qui voulait aussi son opéra et sa folie, I puritani, Les Puritains. La même année 1835, mais en septembre, trois jours après la mort de Bellini, à Naples, Donizetti donne le modèle indépassable de l’air de la folie avec Lucia de Lammermoor, tiré d’un roman historique de Walter Scott (1819), basé sur un fait divers réel de 1668 où, mariée de force, une femme tue son marie le soir des noces.
On pourrait encore parler de l’Azucena du Trovatore de Verdi, de Dinorah (1859) de Meyerbeer, en français, de la douce Ophélie de l’Hamlet d’Ambroise Thomas (1868), de la Kundry de Parsifal de Wagner. 



Folie des hommes ?
Certes, on trouvera plus tard dans le siècle quelques fous dans l’opéra. En 1869, Modeste Moussorgski dote son Boris Godounov d’une belle scène d’hallucinations rédemptrice pour le tsar, mais l’autre fou de l’œuvre, l’Innocent, est en fait une sorte de prophète qui annonce les malheurs de la Russie. La même année, en littérature, son compatriote Dostoïevski publie L’Idiot, histoire du prince Mychkine qui finira certes à l’asile, mais c’est une belle figure christique qui tente de sauver la pécheresse Nastassia Filippovna.
Nous trouvons encore Parsifal, héros de Wagner dans l’opéra du même nom (1882), le Perceval des légendes de la Table Ronde, du Moyen-Âge. Mais le héros de ce « festival scénique sacré », est celui qui va retrouver le saint Graal, la coupe d’or dont la légende dit qu’elle contint le sang du Christ : on ne peut trouver mieux comme preux et vertueux chevalier, tout de même confronté à Kundry, sorte ce Madeleine pécheresse et contrite, plus folle que ce « chaste fol » de Parsifal comme on l’appelle.
Bref, au siècle du positivisme, les hommes fous portés à la scène, même le Woyzeck de Büchner (1837) dont Alban Berg tirera son Wozzeck mais en 1925, victime de manipulations scientifiques, même dans leur folie, ont une grandeur, une mission presque religieuse et sacrificielle que l’on ne concède pas à la femme. En effet, celles-ci, si elles sont folles ou le deviennent, c’est pour une cause bien légère : par amour contrarié, déçu. Donc, à chacun, homme ou femme une folie à sa mesure, à sa démesure, dans une hiérarchie de valeurs qui confine la femme à l’échelle la plus basse.
Le XIX e siècle a beau avoir l’exemple d’hommes fous ou sombrant dans la folie, souvent pour cause de syphilis, Gérard de Nerval le poète, Schumann le musicien, Maupassant l’écrivain, Nietzsche le philosophe, Van Gogh le peintre, c’est la folie de la femme, sans doute plus décorative si elle est moins noble, qui fait les beaux jours de l’opéra. Et l’on oublie la géniale sculptrice Camille Claudel, scandaleuse pour ses amours tumultueuses avec Auguste Rodin que son frère, si pieux, Paul Claudel, poète et dramaturge, n’hésitera pas à faire interner  en 1913, grande oubliée de l’histoire artistique.
Mais il est vrai aussi qu’à la même époque, de grands savants pèsent, mesurent le cerveau de la femme, moins gros et lourd que celui des hommes, pour en conclure que c’est la cause de l’absence des femmes dans l’ordre de la science et de la création. Dont la société des hommes les avaient exclues…




mercredi, novembre 23, 2011

DIVAS EN CONCERT : Patrizia Ciofi, María Bayo


DIVAS EN CONCERT
Patrizia Ciofi et María Bayo

Quand je dis « divas », c’est une facilité de langage car il n’y a pas moins divas à l’ancienne que ces deux grandes cantatrices toutes simples qui ont triomphé sur toutes les scènes lyriques et qui gardent la modestie des grandes, sans rage ni tapage, comme si la douceur qui émane de leur voix rayonnait sur toute leur personne. Bain de musique et de bonheur pour leur public ravi. Ces deux cantatrices ont en commun leur tessiture vocale, une technique belcantiste sans faille qui va du baroque au bel canto romantique, leur goût d’un large spectre d’emplois : toutes deux ont des rossignols dans la voix.
Le récital est un genre des plus périlleux. Seul face à une salle, avec un orchestre mais sans une œuvre qui porte une ligne, un personnage à construire dans la durée, sans décor ni costume pour l’ambiance et la caractérisation, sans partenaires qui, ayant leur tour, permettent de se reposer, le chanteur doit, au fil de morceaux différents, créer chaque fois une atmosphère immédiatement, changer et recommencer. Enfilant des morceaux de choix, de bravoure souvent, dans un récital, un chanteur chante plus que dans un opéra qui n’a, en général, pour ceux traditionnels du XIX e siècle, que deux grands airs au plus dans tout l’ouvrage (les opéras baroque en avaient six au moins pour les premiers rôles). Ce n’est donc pas un mince exploit et l’exigence en bis d’un public un peu irresponsable en rajoute à la performance.

Patrizia Ciofi  à l’Opéra d’Avignon, 28 octobre 2011

Après nous avoir bouleversés avec sa Gilda du Rigoletto d’Orange cet été, Patrizia Ciofi a réussi, cet automne, le pari de nous remuer avec sa Juliette du Roméo et Juliette de Gounod à Marseille, rôle dans lequel on ne l’attendait pas non plus. Et pourtant, quelle évidence que cette incarnation, par cette femme, de la frêle, rieuse, joueuse et tragique héroïne juvénile de Shakespeare! Toute de légèreté et de grâce.
Un semaine après, on courait à Avignon l’entendre dans un récital, sous la direction musicale de Luciano Acocella, sous l’égide et au profit d’Amnesty International  pour son cinquantième anniversaire. Que dire sur cette grande dame du chant que je n’aie déjà dit ? En témoignent ici les chroniques sur ses Lucia, Traviata, Leïla, Manon, Gilda, Ophélie, et, pas plus tard qu’en mai dernier, son récital au Gymnase de Marseille, accompagnée au piano par Carmen Santoro.
Ce récital ne fait que confirmer le bonheur qu’on a de la retrouver, malicieuse et délicieuse Norina de Don Pasquale, repentante Adina de L’elisir d’amore, mélancolique et tragique Maria Stuarda de Donizetti mais, comme à Orange, Gilda tout aussi bouleversante d’innocence émerveillée de Verdi. Elle nous rappelle l’hispanique et roucoulant Chérubin de Massenet à tort oublié et sera encore une éblouissante Juliette de Gounod. Elle enchaînera les bis avec une aisance déconcertante. Timbre tendre et miel de flûte ou légère clarinette boisée, rien de forcé même dans l’effort de ces partitions de haute voltige, hérissées de notes pointées, ruisselantes de cascades de gammes descendantes des cimes : tout semble naturel dans l’artifice de cette haute technicité mais qu’elle met au service d’une sensibilité sans sensiblerie, servant autant la vocalité pure que le personnage.
Chef d’orchestre invité, Luciano Acocella, à la tête de l’Orchestre lyrique de Région Avignon-Provence au mieux, non seulement est le grand chef lyrique que l’on connaît et apprécie, servant les chanteurs, les suivant avec amour, mais un chef symphoniste qui sait tirer de l’orchestration parfois simple de Donizetti ou Rossini des traits savoureux en exaltant certains pupitres mais on peut dire qu’il nous donna du Prélude du Faust de Gounod une version renouvelée de dramatisme noir et tout le soleil de la Suite de Carmen de Bizet qu’on crut entendre, à certaines couleurs, pour la première fois.

Opéra-Théâtre d’Avignon,
Récital Patrizia Ciofi, soprano, Luciano Acoccella, direction musicale :
Airs et musiques de Bizet, Donizetti, Gounod, Massenet, Rossini, Verdi.
Photo Borghese : Patrizia Ciofi

María Bayo à l’Opéra de Marseille, 6 novembre 2011
De la tête aux pieds, pourrait-on dire, María Bayo est sourire : des yeux espiègles et doux, de ses lèvres, de son éclatante dentition et, surtout, de cette voix lisse et douce, satin lumineux qui irradie, sur une ligne à la fraîcheur de source paisible, la transparente douceur de son timbre.
Dix ans d’absence donc de notre scène lyrique. Mais on n’avait pas oublié à Marseille ce petit Tanagra, gracieuse petite statuette grecque, cette adorable poupée espagnole que l’on ici découvrit en espiègle Suzanne dans Le Nozze di Figaro de Mozart. On la retrouva, avec le même bonheur, en mutine et coquine Rosine dans Il Barbiere di Siviglia de Rossini. Elle fut ensuite l’émouvante héroïne de Roméo et Juliette de Gounod, puis encore Juliette dans I Capuleti e i Montecchi, de Bellini Enfin, elle fut une adorable Leïla dans Les Pêcheurs de perles de Bizet en 2001.
Couronnée de prix prestigieux, elle a couru les grands festivals et les opéras du monde entier, défendant un vaste répertoire allant du baroque (Cavalli, La Calisto), Hasse (Cleofide), Haendel (Giulio Cesare, Rinaldo, Rodrigo), Traetta (Antigona) ; du néo-classicisme de Gluck (Orfeo ed Euridice, L’Innocenza Giustificata), à Mozart et Rossini, en passant par les rôles du belcanto romantique, sans oublier un grand répertoire trop négligé jusqu’ici, celui de la zarzuela baroque espagnole du XVIIIe siècle.Elle revenait avec un récital de musique espagnole comme toutes ses grandes devancières et compatriotes, Los Ángeles, Caballé et Berganza, son professeur. À l’orchestre, l’efficace, brillant et énergique chef Ernesto Martínez Izquierdo à la tête de l’Orchestre philharmonique de Marseille.
Le premier compositeur hispanique à l’honneur est le Catalan Xavier Montsalvatje dont les célèbres Cinco Canciones Negras (1945) ont occulté le reste de la profuse production. Peut-être un peu gênée par la tessiture trop grave de ces joyaux, elle bouleverse par sa douceur  dans la Canción de cuna para dormir un negrito (‘Berceuse pour endormir un négrillon’) sur un poème d’Idefonso Pereda Valdés, se berçant et fondant dans la musique comme sous l’effet de la tendresse maternelle et du sommeil de l’enfant. C’est ensuite l’Andalou Joaquín Turina avec son célèbre Poema en forma de Canciones de 1917, quatre airs avec un rutilant prélude orchestral. María Bayo éclate de toute sa technique dans les terribles mélismes virtuoses de style flamenco de « Cantares. »
En seconde partie María Bayo interprétera avec humour et virtuosité des extraits de zarzuelas, le genre lyrique typiquement espagnol, qui va de l’opérette à l’opéra, que l’on commence heureusement à découvrir grâce à tous les grands interprètes espagnols qui s’en font les propagateur et dont María Bayo est l’héritière. Se succèdent les airs joyeux, dont le brillantissime « Intermède » de La boda de Luis Alonso (1897) de Gerónimo Giménez, éclatant de vivacité et variété rythmiques, un régal orchestral que le chef sert avec une fougue qui soulève la salle d’enthousiasme.  Le récital se fermera avec l’ouverture et « entrée » de Cécila dans la zarzuela cubaine cette fois-ci de Gonzalo Roig, Cecilia Valdés, (1932), redoutable vocalement, irrésistible invitation à la danse de la rumba à la habanera.
Beau voyage dans un hispanisme élargi qui laisse le cœur et l’oreille pleins de nostalgiques images et couleurs musicales.

Opéra de Marseille : 
Récital de María B ayo, direction musicale d’Ernest Martínez Izquierdo.
Musiques et airs de Fernández Caballero, Giménez, Montsalvatge, Roig,  Turina.
Photo : María Bayo

mercredi, novembre 09, 2011

25 e anniversaire des Festes d'Orphée


LE VINGT-CINQUIÈME ANNIVERSAIRE DES FESTES D’ORPHÉE
 
Quand on parle de musique baroque, les mélomanes pensent spontanément aux grands Italiens, Caccini, Monteverdi, les précurseurs, à Vivaldi, aux Allemands Bach, Händel, éventuellement à l’Anglais Purcell, au Franco-Italien Lully, à Rameau. Mais avez-vous entendu parler de Gantez, Gautier, Poitevin, Gilles, Belissen, Pelegrin, Audiffren, Estienne, Blanchard, Archimbaud, Auffand, Hugues, Villeneuve, David, Foncolombes... La plupart de ces noms fleurent bon le terroir provençal. Et pour cause : ce sont tous des compositeurs provençaux des XVIIe et XVIIIe siècles, d’Aix, Marseille, Tarascon, Avignon. Preuve de la vivacité créative de la région en cette grande époque d’efflorescence baroque. Estienne, Pelegrin, Poitevin, etc, sont Aixois ; Audiffren, Belissen, Desmazures, Gautier, etc, sont Marseillais. Mais Gilles est de Tarascon, et nous avons ici également un Avignonnais.
Ah, direz-vous, on connaît Campra, l’Aixois, certaines de ses œuvres ont même été données au Festival lyrique d’Aix-en-Provence. Et pourtant, si Campra est loin d’être un inconnu, bien de ses compositions le sont encore et dorment dans les archives des bibliothèques. Comme dormaient celles des compositeurs précédemment cités, attendant, comme la Belle au Bois dormant, que le baiser d’un prince ou la baguette d’un bonne fée, disons d’un chef d’orchestre curieux, viennent les réveiller, viennent amoureusement donner vie aujourd’hui à ces musiques d’hier qui, malgré ce long sommeil, n’ont pas vieilli
Eh bien, c’est la tâche, disons la mission, je dirais même le sacerdoce que s’est donné Guy Laurent depuis déjà 25 ans en créant les Festes d’Orphée : ensemble baroque historiquement bien ancré dans notre région. Il est aixois faute d’accueil permanent à Marseille. Mais il nous visite heureusement avec fréquence et l’on peut l’écouter en l’Église Saint-Laurent, à Saint Victor. D’ailleurs, récemment, Guy Laurent a recréé le fameux en son temps Concert de Marseille, société musicale voulue par le Maréchal de Villars, par Monseigneur de Belzunce (s’illustrant par sa charité lors de la Grande Peste) de 1720 et Laurent Belissen compositeur, en 1716.
C’est donc en 1986 que Guy Laurent fonde cet ensemble baroque, les Festes d’Orphée, au beau nom du demi-dieu de la musique, au parfum de Grand Siècle.
Comme la plupart des ensembles baroques, celui-ci est à géométrie variable selon l’œuvre interprétée. Au chœur d’une trentaine de chanteurs amateurs, s’ajoutent plusieurs formations renforcées de solistes professionnels vocaux et instrumentaux. C’est l’outil varié de concerts intimistes ou grandioses selon les compositions, voués à la redécouverte du patrimoine musical de la Provence baroque.
Ces concerts font partie du patrimoione musical de la région : à côté de la Semaine Sainte Musicale à Aix, consacrée évidemment à la musique de ce répertoire, avec Aix-en-Baroque, Les Mardis musicaux, depuis 2008, Le Concert de Marseille, est spécifiquement consacré à l’exploration du répertoire baroque marseillais.
Son quart de siècle de solide existence conforte cette vocation. Et ce n’est pas une simple évocation passéiste de musiciens, inconnus aujourd’hui, que l’on visite par une sorte de mode rétro pour un passé que l’on effleure en passant : il ne s’agit pas ici de nostalgie d’antiquaire pour quelque antiquaille pittoresque qui sacrifierait au goût du jour pour les goûts et ragoûts d’hier.
En effet, ces musiciens qu’on avait oubliés et que Guy Laurent propose à notre appréciation et admiration, étaient loin d’être des inconnus en leur temps. On leur confiait des charges qui n’étaient pas rien en une époque où la religion, et sa musique, occupaient une grande part dans la vie des croyants : pour la plupart, ils étaient à la tête de maîtrises  dans les cathédrales de ce sud de la France, c’est-à-dire qu’ils occupaient l’emploi non négligeable de maîtres de chapelle, en somme, directeurs de la musique, tout comme Bach, toute sa vie durant, puisqu’il fut kappelmaister ou cantor  de Saint-Thomas à Leipzig. Avec obligation de créer en permanence de la musique pour les offices et les musiciens de la chapelle. Nombre d’entre eux furent goûtés bien au-delà de la sphère provinciale, et Campra ne fut pas le seul a être apprécié à la cour.
Pas de concert sans partition, naturellement. Les partitions de ces grands oubliés, bien sûr, ne courent pas les rues. Elles existent, mais dans les archives des cathédrales, dans les bibliothèques. Il faut donc les chercher, fouiner dans les archives, soulever des tonnes de poussière, les trouver, les lire, ou plutôt, les décrypter. Et, trouvées, encore faut-il les, les évaluer, les restaurer, et en tirer des partitions utilisables. Il faut donc saluer en Guy Laurent, en amont des concerts, ce patient travail de chercheur, de musicologue savant penché attentivement sur un patrimoine culturel musical immense mais inconnu ou méconnu.
Et c’est là ensuite l’autre énorme handicap. À notre époque, où le sacré n’est souvent que le consacré, que de patience et d’énergie ne faut-il pas user pour convaincre les décideurs financiers institutionnels de miser leurs subventions sur des noms de musiciens ne disant plus rien à personne ! Les sempiternelles Saisons de Vivaldi et autres valeurs sûres de la musique sont certes plus rassurantes pour assurer la réussite d’un concert, succès de remplissage exigé par les pouvoirs publics pour justifier un financement souvent plus fondé sur la quantité que sur la qualité des spectateurs payants curieux de nouveauté.
Cercle vicieux, guère vertueux, de financements publics qui vont naturellement plus à ce qui marche qu’à ce qui risque de moins bien marcher en termes d’audience, on n’ose dire, d’audimat. Or, le succès d’une création ou d’une recréation n’est pas une science exacte. S’il y avait une recette du succès, on la connaîtrait.
Cela, pour dire le pari fou de Laurent de miser la pérennité de cette entreprise baroque sur la fragilité de la notoriété de ces musiciens de l’ombre dont il s’est acharné à mettre en lumière quelque 70 œuvres en près d’un millier de concerts et sept disques. Ces 25 ans d’existence prouvent qu’il a gagné son pari. Mais c’est presque un combat de chaque jour qu’il doit cependant mener pour continuer de vivre et faire vivre cette musique. Ajoutons les conférences et les actions pédagogiques que propose Laurent pour éclairer ces œuvres et y intéresser un jeune public.

À écouter cette musique et  ces musiciens, on se persuade facilement qu’ils n’ont  pas à rougir comparés aux musiciens européens dont l’Histoire, parcimonieuse et oublieuse, a retenu les noms. Des concerts en écho entre les baroques provençaux et leurs célèbres contemporains que proposent Festes d’Orphée le prouvent aisément. L’ensemble est loin de rester confiné dans la passé, il est ouvert aussi à la création contemporaine : découvertes et redécouvertes, jeu de réponses, de répons au sens musical et liturgique, entre cultures et époques en font la richesse. Fort justement, cette association est reconnue « d’Intérêt général » et médaillée de l’Assemblée Nationale.
On ne marchandera donc pas les vœux de bon anniversaire aux Festes d’Orphée qui défendent un régionalisme universel : 25 ans de jeunesse pour une musique ancienne qui ne vieillit pas.


Photos Festes d'Orphée:
1. Visuel du 25 e anniversaire;
2. Solistes;
3. Grand chœur.

dimanche, octobre 30, 2011

LES BONNES de Jean Genet


LA BONNE ET LES BONNES
Les Bonnes de Jean Genet
Création Compagnie l’Egrégore
Théâtre de Lenche
26 octobre
L’œuvre
On connaît l’origine de la pièce de Genet, qui la nia toujours : l’assassinat atroce par les sœurs Papin, en 1933, de leur patronne et de sa fille. En 1943, l’une des deux criminelles, survivante, était libérée. Fait divers donc encore tout chaud lorsque Genet écrit son œuvre (1947). Mais, ses dénégations, si elles répondent à sa morale transgressive et provocante du mensonge, de la trahison et de la délation, correspondent bien à la réalité toute différente de sa pièce, en rien référentielle : un huis clos pratiquement sans vue sur l’extérieur, tout tourné vers lui-même, tournant exclusivement sur le verbe, le geste, sur lui-même, en somme  sur le théâtre. À certains égards, la pièce rappelle le roman de Cocteau Les Enfants terribles (1929), par l’enfermement fraternel du frère et de la sœur, leurs jeux et leur imaginaire, le poison de l’assassinat planifié et le suicide consécutif. Mais, chez Genet, le meurtre, n’a lieu que dans la parole, cependant pas assez cathartique pour sauver du suicide l’une des deux sœurs, ici Solange et Claire, meurtrières par vocation mais ratées dans l’exécution.

La réalisation
Un clair-obscur à la Rembrandt, pénombre généralisée : deux visages, des bras, des barreaux métalliques d’un lit, d’une console, d’une chaise aux volutes Art Nouveau, d’une rambarde, arrachés à l’ombre par les avides puis livides éclairages (Marie Lefèvre). Un énorme réveil, des fleurs d’un blanc funèbre aux quatre coins, des miroirs et, en perspective lointaine, seules notes de couleurs, quelques vêtements d’une garde-robe fournie (décor Christophe Goddet) et la robe rouge, matérialisation du rêve de sang des criminelles par vocation ou invocation suggestive réciproque. Il n’y aura, au mieux, pour deux personnes à la flottante identité, pour deux personnages indéfinissables, qu’un jour indéfini entre veille et songe, merveille et mensonge onirique des deux êtres qui vaguent, divaguent, jouent, créent, maugréaient des rapports hégéliens de maître et esclave, de maîtresse et servante, dans une sorte de ballet géométrique, mimétique, de gestes, de pas de deux bien réglé, duo calé et décalqué, doublé d’une théâtralisation caricaturale des voix, des accents, de la ligne des phrases. Passage de relais et des rôles surjoués d’un monde réversible : celui du théâtre.
Un rideau transparent tiré à la fin des actes souligne que nous sommes au théâtre et qu’on nous donne du théâtre dans ce théâtre, dans une mise en abyme parfois vertigineuse justement des noms, des dits et non dits, où seules les apparences, la grande, la petite, disent, sinon les identités, les identifications, Claire, Solange, ou Solange ou Claire, puisqu’on comprend ensuite que les deux sœurs jouent à tour de rôle à être Madame absente et que l’une joue aussi l’autre, que l’une est l’autre : l’une et l’autre. La même ? Le duo décalqué, défalqué à l’unité ? Ou le trio, puisque Madame a déjà été jouée par l’une et l’autre et que, l’une étant l’autre, par le jeu ou par l’amour mortel porté à Madame, faute de tuer cette dernière, il est presque logique que l’une des sœurs, identifiée à Madame aimée et haïe, meure à sa place.
Quant à Madame enfin parue et parée style année 30 (turban, pantalons flous à la Chanel, étole d’hermine, colliers en sautoir (costumes, Joëlle Brover), pomponnée d’appâts empruntés, telle une Jézabel qui, tente de « réparer des ans l’irréparable outrage », elle est aussi Monsieur absent, car c’est un homme qui l’incarne : sommet du théâtre, jouer ce qu’on n’est radicalement pas, puisque l’Une est l’Autre masculin, celui qu’on ne verra point. Un air de tango mélodramatique, une amorce de fado (Wilfried Rapanakis-Bourg) donneront le ton de ses véritables tirades théâtrales, parfois d’un bref piédestal de tribune pour la harangue scénique dans cette langue quotidienne soudain hérissée de métaphores alambiquées, de tournures précieuses. Tout, dans une réussite harmonique du ton estompé et de l’air, dit et souligne ici le THÉÂTRE, jusqu’au jeu des miroirs qui reflètent des doubles, ce qui est tout en n’étant pas : illusion. Réussite donc de la mise en scène d’Ivan Romeuf, homme de théâtre et de ce théâtre qui trouve sa matière et sa manière ici dans le théâtre lui-même.

Interprétation
Evidemment, autre homme du lieu et de théâtre, Maurice Vinçon, en Madame femme du monde et se rêvant du demi-monde du banditisme, diction outrée, outrageusement affectée dans ses gestes et diction, douce voix de tête, fine et finaude, toute bonne envers ses bonnes mais prête à griffer, bref, toute chatte et chattemite, incarne à lui seul l’essence de la théâtralité. Irrésistible en Madame se rêvant avec de délicieux frissons et trémoussements en complice de Monsieur arrêté, en héroïque amante accompagnant au bagne le condamné, en veuve éplorée, voyant déjà à chaque nouveau rôle,  un nouveau décor et de nouveaux costumes.
En machiavéliques, maléfiques ou malheureuses sœurs, toujours l’une ombre portée de l’autre, ou double, implacables Parques si elles étaient trois (mais ne le sont-elles pas avec Madame ?), de noir vêtues sauf du rouge et du blanc des robes du travestissement en Madame, elles sont inquiétantes à divers titres : Solange (Manon Allouch), grande, sèche, noir regard, semble une sombre et farouche instigatrice débordante de haine, tentant d’y engluer Claire (Claire Calvi), plus petite, apparemment plus faible, même douce, regard ailleurs. Mais les rapports s’inversent dans l’ambiguïté des pores des corps et la porosité des sentiments et l’on ne sait plus où trouver de repères moraux pour les jauger et juger. Cependant, si l’accord physique se fait et passe dans les entrelacs des bras et des corps, une certaine retenue de l’expression, si loin des interprétations hystériques habituelles de ces deux personnages, laisse un sentiment en demi-teinte comme ces éclairages pour ce drame de l’excès.

Photos Joëlle Brover :
1. Un étrange ballet (Manon Allouch) ;
2. Ambiguïté des corps (Manon Allouch enlaçant Claire Calvi) ;
3. Sous un regard mortifère, Madame en proie au doute (Manon Allouch, Maurice Vinçon).