mercredi, décembre 29, 2010

LA BELLE HÉLÈNE


La Belle Hélène
Opéra-bouffe,
livret de Meilhac et Halévy,
musique de Jacques Offenbach
Opéra de Marseille,
23 décembre 2010
L’œuvre
Comme toutes les belles, La Belle Hélène (1864) est aussi connue que méconnue. Qui, en effet, aujourd’hui, peut identifier, pour s’en délecter, toutes les références généalogiques, mythologiques, comiques, qui tendent, comme l’arc d’Ulysse, le texte hilarant d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy, les duettistes librettistes auteurs de Carmen ? À texte talentueux, musique géniale : en décomposant des mots de manière surréaliste déjà, elle a sans doute fixé dans la tradition et la mémoire collective (mais qui se perdent aussi) ces noms de rois, ce roi « barbu, bu qui s’avance, c’est Agamemnon », Ménélas, « l’époux, pou de la reine », le bouillant Achille, etc.
Mais il est peu probable que l’érudition ludique et parodique, solide, des deux compères librettistes soit captée de nos jours par une grande partie du public. Ainsi, une seule allusion rapide d’Achille combattant « à un contre mille », grâce à [son] plongeon » ne se comprend que si l’on sait que sa mère, pour le rendre invulnérable, le plongea, enfant, dans les eaux du Styx, fleuve des Enfers, pour le rendre immortel, le tenant simplement par les talons, seules parties non trempées qui resteront ainsi vulnérables : il en mourra d’une flèche de Pâris, lors du siège de Troie.
Car c’est les causes de la guerre de Troie (titre initial prévu) que fait chanter Offenbach en dérision des héros chantés par Homère. La cause : la compétition bien humaine -qu’on dirait concours de beauté- de trois déesses, Héra (Junon), Athéna (Minerve) et Aphrodite (Vénus), qui disputent pour savoir laquelle est la plus belle. Elle s’en remettent au jugement du beau prince troyen Pâris passant par le mont Ida. Ce dernier offre le prix à Vénus qui, recevant la pomme de la plus belle déesse, promet à Pâris la plus belle des mortelles.
Et voilà la guerre de Troie presque allumée, puisque Pâris, déguisé en berger, ira réclamer le trophée promis par Vénus, la plus belle femme du monde, épouse du roi de Sparte Ménélas, Hélène. Cette « la blonde fille de Léda », a une hérédité bien chargée en gènes amoureux sans gêne : elle est née d’un œuf, sa mère, lui a donné le jour en faisant l’amour avec un cygne (Jupiter métamorphosé) et elle a pour sœur Clytemnestre, celle qui, tuera avec son amant son Roi des rois de mari, Agamemnon revenu de la guerre de Troie, parce qu’il a livré leur fille Iphigénie en sacrifice à Calchas pour avoir des vents favorables ; et le fringant Oreste, ici fifils à son papa, tuera sa maman pour venger son père, poussé par sa sœur Électre et deviendra fou. Bref, cette charmante famille au sombre avenir, est ici nommée et montrée sous un jour anodin et badin : faisant la fête, partant pour la Crète et pour Cythère, loin de songer à Troie, à part le trois du vaudeville qui aide à supporter les lourdes chaînes du mariage : la femme, le mari, l’amant.
Évidemment, on ne peut savourer  le « parler l’argos » au lieu d’argot que si l’on connaît l’Argos, région de la Grèce, ou Héllade qui explique « le bel Héllène » dit en passant.
Musicalement, la même savante veine parodique cite humoristiquement des opéras italiens roucoulants de roulades et vocalises, dont l’irrésistible « l’homme à la pomme », la pomme de Pâris mais aussi du Guillaume Tell de Rossini, et naturellement, pomme de discorde et du péché originel.
. C’est sans doute parce que cette densité culturelle interne a subi l’entropie, l’usure moins du temps que d’une inculture classique généralisée qui lamine le nôtre, que les metteurs en scène, sans doute pour pallier cela, alourdissent d’un appareillage externe de gadgets un texte qui ne semble plus suffire tout seul. Par ailleurs, la satire du Second Empire, guère sensible ni pertinente aujourd’hui, offre parfois la tentation d’actualisations politiques contemporaines qui, bienvenues, actualisent et vivifient le texte.
Réalisation et interprétation
Il n’y aura guère de cela ici, hors quelques laborieuses citations de situations géographiques locales qui sentent le passage obligé plus que la pagnolade. C’est que cette mise en scène de Jérôme Savary date de 1984 et, son assistante, Frédérique Lombart, la monte sans doute fidèlement mais, apparemment, sans l’actualiser politiquement, alors qu’il y a de quoi : luxe et luxure pour les uns, misère pour les autres, un fronton de temple grec qui pourrait rappeler celui de Wall Street, une galère qui pourrait être le fameux yacht de Bolloré… C’est visiblement le seul niveau premier du texte (si l’on en oublie les problèmes érudits de sens et double sens) qui semble traité honnêtement, décor grec stylisé (Michel Lebois) dans des costumes qui sont beaux (Michel Dussarrat), à l’antique, avec des décrochements chronologiques cocasses,  jolis tuniques pour les dames non en cothurne mais talons aiguilles, et des belles, sinon Hélène, Hellènes, beau sein dénudé, aux belles gambettes et le reste pas trop bête,  et trucs en plume, Ménélas en veste de smoking sur jupette grecque, nœud pap’ et chapeau melon à la Louis XI ou Louis II de Bavière par dessus, Agamemnon en gilet comme cuirasse dans un vaste costume aux drapés baroques, maillots de bain rayés XIX e pour les rois en bord de mer, bouée, palmes, lunettes de soleil, canne à pêche, etc, pour les bains de Nauplie. Cela était sans doute nouveau il y a 26 ans mais, depuis, cela s’est beaucoup vu -peut-être imité- et l’on en sourit, mais sans rire vraiment.
Le début du premier acte, belle déploration des femmes menée par Hélène, alors que des intégristes anti-sexe manifestent drôlement, a une certaine lenteur non musicale (la main de Nader Abassi est constamment ferme, nerveuse, pleine de verve) mais scénique. La salle ne réagit pas : est-ce parce que l’on sent, dans cet air d’entrée Mireille Delunsch mal à l’aise dans une tessiture trop grave pour elle? Non, car elle y est aussitôt magnifique dans sa robe de deuil empanachée, mais peut-être parce que les passages musique parole, trop précipités sans doute par crainte des temps morts, coupent vite les velléités aux applaudissements. Or, ce type d’œuvre ne vit que de cette vibration entre scène et salle.
Cela se corrigera à l’acte II, plus dynamique, d’autant qu’Hélène y est plus centrale, royale déloyale, et Delunsch, belle, sans en avoir la voix, en mérite hautement le titre : pulpe voluptueuse de son grave, lumière de son aigu, elle est géniale de cocottante cocasserie dans son air –son cri de surprise ou de plaisir- de l’ « homme à la pomme ». Sans tomber dans la caricature en forçant le jeu, elle joue de tout son corps élégant, et ses gestes sont aussi beaux qu’humoristiquement expressifs, soulignant une expressivité du visage de reine snob, coquette mais aussi naïve dans sa rouerie de fausse/vraie victime de la fatalité. Sa leçon et scène de ménage, de rage et agacement, à l’intempestif Ménélas rentré sans crier gare et non en galant homme, est d’anthologie. Avec sa voix de ténor très ou trop léger, à l’élégante ligne physique et vocale, Alexander Swan donne à Pâris quelque chose de poétique, de touchant, d’humain, au milieu de l’excès ambiant. La mezzo Christine Tocci est un Oreste en travesti, vibrionnant et tourbillonnant, fou-fou ou fofolle, cynique représentant des viveurs du Second Empire, escorté d’accortes cocottes (Charlotte Filou, Julie Morgane).
Marc Barrard nous a tellement habitués à l’excellence, qu’on en oublierait qu’il est avec autant de naturel les héros tragiques que les personnages comiques, tel cet Agamemnon débonnaire qu’il dote de sa voix royale et profonde, moelleuse, qui régale de son timbre chaud de baryton digne de Bacquier. Avec plus de jeu que de chant, Francis Dudziack est un Calchas presque omniprésent meneur de jeu, belle présence comique et prestance de solide voix oraculaire venue des profondeurs. De ce rôle vaudevillesque du cocu à son corps défendant, de Ménélas, le ténor Eric Huchet arrive à en faire presque un personnage, très drôle, mais touchant tant il est tourné en bourrique par sa femme et bourricot par les autres, victime donc obligée de l’opéra-bouffe, désigné cruellement aux regards et voix de tous, ces chœurs impitoyables de l’agora (Pierre Iodice). Tous les autres chanteurs ou acteurs, Anne Rodier  (Bacchis) Jacques Lemaire (Ajax1), Dominique Côté (Ajax2), Till Fechner (Achille), Jean-Michel Muscat (Philicome ), Jean Goltier  (Eutycles), s’intègrent dans la joyeuse troupe,  heureusement agrémentée d’une jolie chorégraphie classique de  Josyane Ottaviano

Opéra de Marseille,
21, 23, 26, 28, 29, 31 décembre 2010
La Belle Hélène de Jacques Offenbach 

Orchestre et Choeur de l'Opéra de Marseille, direction : Nader ABBASSI
Mise en scène : Jérôme Savary, réalisée par Frédérique Lombart ; décors : Michel Lebois ; costumes : Michel Dussarrat ; lumières : Alain poisson.
Chorégraphie : Josyane Ottaviano ;  
Distribution :
Mireille Delunsch : Hélène ; Christine Tocci : Oreste ; Anne Rodier : Bacchis ; Charlotte Filou : Léœna ; Julie Morgane : Partœnis ; Alexander Swan : Pâris ; Marc Barrard : Agamemnon ; Francis Dudziack : Calchas ; Eric Huchet : Ménélas ; Jacques Lemaire : Ajax 1 ; Dominique Côté : Ajax 2 ; Till Fechner :Achille ; Jean-Michel Muscat : Philicome . Jean Goltier : Eutycles.

Photos : Christian Dresse :
1. Till Fechner, Eric Huchet, Mireille Delunsch, Marc Barrard ;
2.  Mireille Delunsch, Eric Huchet ;
3. Alexander Swan, Mireille Delunsch.

lundi, décembre 27, 2010

Il dolce Tormento

 
Il dolce tormento
par Éliane Tondut, voix,
José dos Santos, guitare
Léda atomica, 17 décembre 2010

Connue comme talentueuse décoratrice et costumière de théâtre, Éliane Tondut, commence à être reconnue comme une chanteuse pleine de talent et de curiosité. Élargissant son répertoire, elle nous promène aujourd’hui, en plusieurs langues bien maîtrisées, de la musique du premier baroque du début du XVII e siècle à des chants de la tradition sépharade, avec des incursions dans le fado et des pointes brésiliennes.
La voix est bien timbrée, charnue, grave corsé, aigu facile ; bien conduite, elle lui permet de fines nuances de dynamique et de couleur et des sons bien finis.
Elle commence et finira son récital, avec un sensible sens poétique, par de belles mélodies sépharades, au charme pénétrant et nostalgique de cette langue castillane ancienne (sinon musique) amoureusement conservée par les Juifs expulsés d’Espagne (leur Sépharad) en 1492. Trésor immémorial parmi lequel on a même pu retrouver, en plein XX e siècle, de beaux romances (poèmes narratifs octosyllabiques assonancés régulièrement au vers pairs) qui s’étaient perdus dans la Péninsule, romance au masculin qu’une méconnaissance linguistique répercutée à tort même dans des disques, confond avec une romance. On écoute avec bonheur, après la délicate La rosa enfloreze…, le célèbre et mélancolique Adío, querida… que certains rêveraient source de l’« Adio del passato », de Traviata, pourtant bien probablement postérieur. Ce qui est plus touchant, c’est que cet « Adío » sépharade omet le s du correct « adiós » espagnol car les Juifs d’Espagne le sentaient comme un pluriel, abominable pour leur strict monothéisme.
Entre cela, Éliane nous aura gratifiés du ravissant « Se dolce è il tormento… » des Scherzi musicale de Monteverdi avec des diminutions très délicates aux reprises strophiques, puis de l’ensorcelante berceuse d’Arnalta de l’Incoronazione di Poppea. Caccini, contemporain de ce dernier, est tout aussi bien servi avec « Tu che le penne, Amore… ». Autre type de chant baroque plus tardif, plus formel et plus virtuose, l’aria Mentre io godo in dolce oblio d’Alessandro Scarlatti permet à la chanteuse de faire montre d’une belle agilité dans les vocalises et au guitariste de créer un halo harmonique séduisant à la voix.
Portugal, Brésil, autres voyages musicaux où nous aurons suivi avec plaisir les deux interprètes car on ne saurait oublier la guitare présente et si ductile de José dos Santos qui a réalisé brillamment les accompagnements de ces mélodies si diverses: broderies remarquables dans les airs baroques, fantaisies personnelles dans les autres. Un pur moment de passion et de plaisir.

Heure du thé



HÄNSEL UND GRETEL
Conte musical d’Adelheid Wette,
Musique d’Engelbert Humperdinck, (1893)
par les solistes du CNIPAL,
Opéra de Marseille, 16 décembre 2010

La rituelle Heure du thé en était à celle du champagne : celui que l’on est supposé boire pour les fêtes de fin d’année, un peu anticipées. Mais, thé ou champagne, on a bu du petit lait avec ce spectacle délicieux. Non que ce conte de fée passionne par le sujet : deux enfants, frère et sœur, à la mère quelque peu marâtre, se perdent en forêt tels de Petits Poucets, et manquent d’être dévorés par une ogresse, et tout rentre dans l’ordre après l’intervention d’une bonne fée et l’arrivée de parents radoucis. Mais la musique en est remarquable, airs à la ligne simple et ensembles complexes, soutenus d’une harmonie qui connaît son Wagner, comme le compositeur lui-même, qui en fut collaborateur. Créée à Weimar en 1893 sous la direction de Richard Strauss, l’œuvre n’a jamais quitté l’affiche des grands opéras avec des distribution prestigieuses.
C’était une gageure que de représenter ce conte aux lieux divers sur la petite scène du grand foyer de l’Opéra. Pari gagné.
Sur la petite estrade, quelques escabeaux rouges amovibles et praticables : ils serviront tour à tour de siège, de lit, de piédestal, de montagne. On pense à ceux du Festival d’Aix il y a quelques années, ceux figés du Don Giovanni 
« Findus » de Peter Brook, glacial. Ici, pas de froid, mais la fraîcheur tant d’une mise en espace inventive que celle de solistes juvéniles qui changent heureusement des matrones lyriques, même célébrissimes, auxquelles sont confiés les deux premiers rôles, enfantins mais à la complexe vocalité et musique, il est vrai (Mezzo en programmait une retransmisssion de Covent Garden). Nicolà Berloffa, à qui l’on doit un Voyage à Reims qui a joliment voyagé en France, a réussi cette mise en espace ingénieuse, doublée d’une remarquable direction d’acteurs où tous les intervenants jouent juste.
C’est avec plaisir qu’on voit et entend affirmées et confirmées les qualités vocales et scéniques, précédemment soulignées, du couple qui incarne les jeunes héros : Hélène Delalande, mezzo, en Hänsel, garçonnière mais légère, Jennifer Michel, soprano, Gretel, malicieuse, brillante, deux voix au volume égal dans des duos complexes où leur complicité et complémentarité font merveille. Avec bonheur, incarnant avec beaucoup de présence la Mère, on retrouve la mezzo Aï Wu, dont le timbre de satin s’est enrichi de moirures de la plus fine étoffe. Un nouveau venu coréen, Taeill Kim, prête au Père, un magnifique timbre de baryton vaillant. Shoko Kumada, soprano léger, arrivée du Japon, en une courte apparition, est la fée Rosée sur un piano plein de clochettes et de guipures, et Déborah-Ménélia Attal, Marchand de sable, a le temps de nous ravir d’une douce berceuse qui ne peut donner que de doux rêves grâce à ce timbre tendre et fruité. 
Mais, dans le rôle le plus long hors les enfants, la japonaise Tomoko Hayakawa, en sorcière ogresse, déploie un magnifique mezzo au tissu somptueux, velours sombre dans le grave corsé, médium coloré, verve et veine comique, pleine d’entrain, visage mobile, yeux roulants, changeant en un éclair d’expression : une révélation.
On salue la cohésion musicale donnée par Ivan Domzalski qui a préparé les chanteurs. Au piano, Nina Uhari, offrant comme un cadeau la superbe page de l’interlude, conduit sans baisse de tempo cette longue partition au riche et complexe chromatisme, aux savoureuses modulations, prouvant, s’il en était besoin, la grande pianiste qu’elle est.

Opéra de Marseille les 15, 16 et 17 décembre ; Opéra-Théâtre d’Avignon le 18 décembre 2010.
Hänsel und Gretel
d’Engelbert Humperdinck
Mise en espace : Nicolà Berloffa ;
Distribution :
Hélène Delalande : Hänsel ; Jennifer Michel, Gretel ; Aï Wu : la Mère ;
Déborah-Ménélia Attal : le Marchand de sable ; Shoko Kumada : la Fée Rosée ; Tomoko Hayakawa : la Sorcière ; Taeill Kim : le Père.
Piano : Nina Uhari.

Photos : les artistes, dans l’ordre de la distribution suivis de Nina Huari.

samedi, décembre 11, 2010

Marseille-La Havane


GROUPE COMPAY SEGUNDO
Marseille, Espace Julien
2 novembre 2010
Compay Segundo
Compay Segundo, n’aura pas été un météore de la musique populaire cubaine. De son vrai nom, Máximo Francisco Repilado Muñoz, de père andalou installé récemment dans la Cuba à peine indépendante de l’Espagne (1898), il naît en 1907 à Siboney, ville du nom d’anciens indiens autochtones de Cuba, immortalisée par la célèbre habanera tirée d’une zarzuela de Lecuona, près de Santiago de Cuba au riche folklore dont il sera le chantre, et meurt le14 juillet 2003, à 96 ans. Longévité autant vitale que virile et artistique, dont il donnait avec son humour cubain la recette : « Rhum, cigare et femmes », ce que l’on aurait traduit autrefois ici en chanson, si on veut bien le croire : « Cigarettes, whisky et p’tites pépées ».
Faussement retiré en 1970, en 1997, avec la sortie de l'album Buena Vista Social Club produit par le guitariste Ry Cooder et le film documentaire de Wim Wenders en 1999, il fait son entrée dans la scène du monde. Quatre années de tournées et de gloire internationale pour Compay et son groupe et, avec surprise et ravissement, on découvre la verdeur et la vitalité rythmique revigorantes de ce nonagénaire et de ses musiciens presque tous contemporains. C’est tout un pan du patrimoine musical cubain traditionnel qu’ils remettent d’actualité avec une évidence fulgurante et en font un répertoire désormais universel.
Groupe Compay Segundo
Compay mort, ou plutôt, simplement décédé, son groupe continue et continue à la faire vivre et devient le dépositaire et légataire de cette prodigieuse musique populaire cubaine de sa province natale On y retrouve ses fils Salvador Repilado (contrebasse), Basilio Repilado, claves et chant, Hugo Garzón (chanteur, animateur) et quelques rares musiciens encore du  « Buena Vista Social Club », dont la moyenne d’âge a forcément nécessité un renouvellement. Mais le répertoire reste toujours aussi juvénile et vif. Et, dans cet Espace Julien, où Compay en personne joua dix ans plus tôt, un public de tous âges se presse, applaudit, chante, et se lève pour danser ou danse sur son fauteuil, possédé de l’irrésistible rythmique cubaine contagieuse.
D’entrée, c’est une chanson en hommage à Compay et la soirée sera scandée par d’autres avec le génie improvisateur cubain glissant, dans n’importe quelle chanson, sans solution du rythme, un écho rythmique, « Ay, Compay ! », que la salle elle-même sera invitée à chanter.
À part deux boléros fameux, Dos gardenias et Perfidia, on retrouve quelques succès du célèbre disque. Il n’est pas sûr que, sauf quelques hispanophones, la salle comprenne la saveur, les jeux de mots coquins, les chutes des quatrains si humoristiques de Sabroso, de cet Aguador, porteur d’eau à double sens et sang, prêt à éteindre l’incendie de dames isolées à leur cinquième étage, de l’irrésistible Ternera. Une chanteuse  (souvenir d’Omara Portuondo ?) interprétera deux chansons, un Cubain de Marseille, saxophoniste, sera invité à jouer avec le groupe, ainsi qu’un guitariste italien.  Basilio, donnera l’envoûtant Saludo a Chango, salut à l’un orishas, divinités du panthéon de la santería, religion syncrétique, mélange de croyances africaines et catholiques, avatar yoruba de Sainte Barbe et de Jupiter. Mais l’essentiel ce seront ces Viejos sones de Santiago, la musique originaire de la région d’Oriente, de Santiago, dont Compay devint compositeur, et interprète fêté, le son montuno mis en faveur par le Trío matamoros.
Le son
Dérivé diminutif à tiroir du danzón (dérivé de la danza venue de la contradanza, la contredanse française, elle même dérivée de la country dance anglaise !), le son est un cocktail d’influences diverses, hispanique et africaine, miracle du syncrétisme cubain : chant antiphonal où alterne chanteur et groupe, le chœur lançant un bref refrain ou un simple mot et le soliste improvise un couplet sans rapport forcément avec ce qui a précédé. L’accompagnement de base originaire était sommaire mais efficace, des percussions : bongo, congas, claves (deux petits bâtons de bois), maracas, et, surtout ce tres, cette petite guitare jouée avec un plectre, de trois paires de doubles cordes métalliques, qui deviendra l’armónico avec une corde en plus, inventé par Compay. Ici, le vétéran du groupe en est un virtuose qui se lance dans de vertigineuses improvisations où, mélodie, évanouie, tout n’est plus que rythme. Mais, contrebasse,  vents et guitares apportent ici une autre densité.
Réclamé à cri par la salle, en bis, on aura Chan chan, naturellement scandé en cœur par tous avec « ay, Compay ! ». C’est chaleureux et bon enfant, La Havane à Marseille (que certains cherchent à jumeler, voir lien ci-dessus), comme un jumelage évident du cœur, de la couleur.

Photos Yves Bergé.
1. Le groupe ;
2. Le virtuose du tres.

vendredi, décembre 10, 2010

Sextuors de Brahms

 
OPÉRA DE MARSEILLE
Musique de chambre
SEXTUORS DE BRAHMS
27 novembre 
Activités de l’Opéra
L’Opéra de Marseille n’est pas que ce grand temple de l’art lyrique dont se passionne une population fervente de belles voix, attirée par des opéras qu’une savante conférence présente d’abord au public dans le foyer. C’est aussi le haut lieu d’une superbe saison symphonique qui tente de sortir des sentiers battus de programmes rebattus de la musique orchestrale pour offrir aux oreilles mélomanes des morceaux peu connus, méconnus, ou inconnus puisqu’il y a aussi des créations issues de commandes.
Ce mois-ci, des américains, Barber, Bernstein, Gershwin ont été un portique à la symphonie commandée au pianiste et compositeur Nicolas Mazmanian, donnée donc en première mondiale sous l’habile férule enflammée de Guy Condette, qui dirigeait aussi le violoniste virtuose Nemanja Radulovic. Chaque mois, dans le somptueux grand foyer, deux Heures du thé accueillent les solistes du CNIPAL. Mais, les samedis après-midi, des musiciens de l’Orchestre de l’Opéra s’y produisent en formation chambriste, laissant parler leur goût et talent pour une musique plus intimiste qui attire un public nombreux pour un prix attractif de 5 €. Le matin de ces concerts, c’est une précieuse carte blanche qui est offerte aux élèves du Conservatoire de Marseille qui donnent gracieusement, sous la direction magistrale et amicale de Jean-Claude Latil, (hautboïste de l'Orchestre et professeur au Conservatoire) de petits concerts qui leur permettent de se frotter au public dans ce lieu émouvant et prestigieux.
Il faudrait aussi parler des déplacement de l’Orchestre en région ou dans des endroits que ne fréquente guère la musique, hôpitaux ou prisons, et toutes les actions pédagogiques pour les écoliers, futur public, avec l’opération l’Opéra, c’est classe, avec visites de l’Opéra et de ses ateliers, sensibilisation et initiation aux métiers de la scène lyrique.
Cet Opéra, donc, ce magnifique palais, pur joyau Art Déco classé, loin de se cloîtrer derrière ses grilles, ses ferronneries artistiques, de s’enfermer dans la hauteur rigide de ses colonnades et marbres glacés, est un véritable cœur battant dans la ville, un lieu de perpétuation du répertoire et de création, faisant par ailleurs vivre quelque trois-cent-vingt permanents, sans compter les intermittents.


Sextuors de Brahms
C’est donc avec le regret de ne pouvoir rendre compte de si nombreuses activités qu’on se résout à ne parler que de cet exceptionnel concert de chambre, cette exécution par des musiciens des cordes de l’Orchestre, de ces sextuors de Brahms si peu fréquentés par la discographie qui privilégie symphonies et sonates.
La musique a ses lieux qui l’y appellent. Les stucs beiges et grèges du grand foyer, réverbérants d’éclats de marron glacé, d’éclairs figés dans les marbres, dupliqués par le grand miroir de fond, le parquet à frise géométrique beurre et ambre, semblent donner leurs couleurs au bistre et brun de l’estrade en bois, et les tables, les coques des paires de violons, d’alti et de violoncelles en sont comme une chaude émanation de miel, de caramel, de cannelle, brefs vaisseaux en attente de voguer sur la musique, de voler sur ses ailes.
 L’harmonie de couleurs, la pureté de lignes, anticipe celle des sons, des notes, des proportions si dominées, des couleurs si léchées, si polies de Brahms mais traversées de rages et d’orages intimes : c’est l’image de la qualité de cette interprétation, intelligence de l’ensemble et sensibilité du détail, une architecture à la classique géométrie externe démentie des pulsations, des veines fiévreuses de couleurs romantiques, des rives et dérives des variations, de nuances et d’estompes, d’ornements internes, que l’œil, en ce lieu, rapporte aux spirales, aux volutes, aux tours et détours des fioritures, des fleurons en fer forgé des rampes noires, rehaussées de cuivre, des escaliers et balcons, qui roulent et déroulent un thème varié avant de revenir à la mesure initiale.
L’oreille voit et l’œil écoute dans cette osmose des formes et des sons, et l’on suit ce regard vif et complice des instrumentistes qui, autant que leurs doigts, fait circuler la musique entre eux. Bonheur visible, ils jouent pour eux et nous font pénétrer dans ce bonheur. Chacun aura pratiquement son moment soliste et tous se fondent, sans se confondre, dans une belle unité, une dynamique sensible des instruments et des corps, bondissant parfois tel celui de l’altiste. On aime ces tempi sans faiblesse, ce fondu des cordes du grave à l’aigu, ces marbrures naturelles à partir d’une couleur, ce chemin voluptueux de la mélodie de Brahms semé des cailloux malicieux des pizzicati. Questions, réponses, dialogues, fausses sorties bien ménagées, péroraisons et cadences brillantes, tout sonne juste et homogène alors qu’on craignait la réverbération excessive des marbres polis mais perfides au son.
Les musiciens avaient choisi de donner en ordre chronologiquement inverse les deux sextuors à cordes de Brahms, l’opus 18 en si bémol majeur et l’opus 36 en sol majeur, respectivement de 1859/1860 et 1864/ 1865. Un seul exemple de cette cohésion et bonne mesure : le 2e mouvement du premier, grandiose thème à saveur slave, est des plus délicats : trop appuyé, il devient emphatique, trop rapide, il perd sa grandeur, trop lent, il est pompeux. Ici, cet andante moderato, me semble trouver un juste tempo, telle une marche fière et fatale allant (andante), sans courir mais inéluctablement, vers sa décomposition en cinq variations virtuoses et vertigineuses qui vous prennent à la gorge d’émotion.
Le lien ici donné vers des extraits de cette belle interprétation trahit, grandeur et faiblesse du live, malheureusement quelque peu les couleurs du lieu et du son.

              Opéra de Marseille,
                   Musique de chambre : Sextuors de Brahms
                   par les instrumentistes de l’Orchestre de l’Opéra

         Photo :
         1. Opéra de Marseille ;
         2. Les musiciens :
         de gauche à droite : Roland Muller, Alexandre Amedro (violons), Xavier Franck, Magali Demesse (alti), Jean-Eric Thirault et Odile Gabrielli (violoncelles).


mercredi, décembre 08, 2010

FESTIVAL DE SAINT-VICTOR

44e FESTIVAL DE SAINT-VICTOR
Chemin de Saint-Jacques, étape Marseille
Arianna Savall, Ensemble la Fenice
Saint-Victor : fondée au V e, la plus vieille abbaye de France, avec ses 1500 années, abrite, depuis 44 ans un superbe festival de musique. Ce vaisseau de pierre qu’une houle gigantesque aurait soulevé du Vieux-Port pour le déposer en hommage en haut du promontoire qui est le premier échelon vers la montée à la Vierge de la Garde postérieure, semble, de ses créneaux, mordre à belles dents le ciel.
Comme autrefois tout au long des ramifications européennes de ses chemins des édifices religieux offraient repos et une étape pieuse et aux pèlerins, c’est un itinéraire jacobéen, un peu dévié vers le sud qui y faisait halte avec Arianna Savall et l’Ensemble la Fenice dirigé par Jean Tubery.










 Saint-Jacques de Compostelle
Ce Finistère de l’Europe, cette extrême pointe occidentale qui finit la terre du continent, cet ultime promontoire qui plonge dans le sombre gouffre de l’océan comme une proue tendue vers l’inconnu de « la mer ténébreuse » , vers les limites ou vers la fin du monde, est resté voué, depuis la nuit des temps, à la magie, au miracle, à la sorcellerie : le site y appelle le rite, le culte, la culture. Les Celtes y célébraient leurs pratiques mystérieuses ; les Romains y superposèrent leurs dieux avant que les chrétiens ne remplacent les idoles par les saints et les déesses par leurs vierges.
Les nuits d’été, au-dessus des têtes rêveuses de voyages, nostalgiques de prodiges, avides de merveilleux, la Voie Lactée avec ses myriades d’étoiles processionnaires, semble dessiner depuis les confins les plus perdus de la lointaine Europe septentrionale, un blanc chemin nébuleux qui conduit miraculeusement vers ce bout fini et défini de la terre : Campus stellæ, Compostelle, ‘Champ d’étoiles’, comme l’appelleront les Romains.
Durant des siècles, depuis le haut Moyen-Âge, des milliers d’hommes, perdus de misère mais éperdus de foi, de piété, suivront ce chemin dans les ténèbres de leur existence pécheresse en quête de pitié divine, à la reconquête de leur purification grâce à un intercesseur compatissant, Saint-Jacques, trait d’union de la terre et de Dieu. C’est que le bruit prodigieux a couru qu’on a y découvert le sépulcre de ce saint apôtre : Jérusalem prise par les infidèles, avec Rome, Saint-Jacques devient le grand pèlerinage chrétien. Et la première croisade contre les musulmans qui ont envahi l’Espagne, sauf ce nord, qui va drainer une opportune affluence militaire et financière pour les combattre : la Croix contre le Croissant. Et Saint-Jacques, sur son cheval blanc, sa cape rouge volant au vent, brandissant une lumineuse et fulgurante épée, devient Saint-Jacques Matamore, littéralement, ‘matamoros’, tueur de Maures, paraissant dans les nuées pour guider les guerrier chrétiens et courre sus à l’infidèle.

Un chemin de Saint-Jacques
En musique, c’est le chemin partant de Strasbourg que nous présentaient les artistes, scandé par les étapes séculaires, langagières et musicales, qui jalonnaient ce long, rude et patient parcours fait à pieds par les pèlerins, chapeau en tête, bourdon d’une main et coquille de l’autre pour boire et mendier : les coquillards.
Sur un bourdon d’orgue régale qui nappe les ombreuses nefs, de l’obscurité du fond de l’abbaye, une fine voix, filet doucement lumineux, fil d’Ariane de la foi, avance et paraît la figure éclairée d’un sourire de la soprano qui rejoint le chœur en demi-cercle, comme des bras accueillants, de l’abside. Une atmosphère est créée : douceur, ferveur, charme, poésie.
Arianna Savall, miniature souriante, n’est pas défigurée par une grande voix et les quatre musiciens adoucissent les sons à son contact. L’orgue lui fait un doux tapis moelleux, or parfois scintillant de l’argent du clavecin ; le cornet, estompé de brume de  la dulciane aussi douce que son nom trace de nébuleux horizons lointains et la flûte affûte des spirales, des lacs et entrelacs dorés tels des ornements gothiques ou des fioritures baroques au-dessus d’elle tandis que les cordes pincées de théorbe et guitare piquètent de délicates guipures aérienne le doux tissu musical. Ariane elle-même égrène les notes de la harpe et des d’étoiles dorées naissent sous ses doigts, halo lumineux de mandorle de vignette gothique.
C’est raffiné, délicat et simple à la fois, non exempt humour : Jean Tubery, pour distinguer les étapes, dit plaisamment des textes, naïfs ou plus savants, tirés de ces codex anciens qui ont cueilli les airs et recueilli des poèmes le long des chemins pour alléger aux pèlerins les fatigues et vicissitudes de ce long voyage.
Les chants sont religieux ou profanes, graves ou joyeux, lents ou dansants. On passe du plain-chant grégorien du départ strasbourgeois aux paysages linguistiques et musicaux des régions et époques traversées : on suit le Rhône, on croise, dans l’Avignon des papes, des Italiens (Matteo Coferati) qui se joignent à la cohorte errante avec leurs musiques. Puis ce sont les pays de langue d’oc où l’on rencontre au détour du chemin Étienne Moulinié avec un « air de cour » savamment orné en ses diminutions, et on le retrouvera, après l’Aragon et la Castille avec des airs espagnols dans cette sorte de melting pot culturel que devenaient ces pèlerinages où Andrea Falconiero cohabite avec Bataille, Soler, où se brassaient les gens, leurs langues, leurs cultures en marchant et se fondant enfin à Compostelle. 
Touchant voyage dans le temps et le cœur rêveur de l’homme en quête de rédemption. Un regret : avec un aussi joli programme musical, un programme aussi bourré de fautes. Mais les fautes et les mélanges de langues sont sans doute expiées au bout du chemin de Saint-Jacques.
Photos : Yves Bergé
1. Abbaye de Saint-Victor;
2. Arianna Savall et l'ensemble La Fenice;
3. À droite, Jean Tubery. 

Festival de Saint-Victor
25 novembre 2010
Un camino de Santiago
par Arianna Savall et l'Ensemble La Fenice :
La Fenice, direction Jean Tubéry, flûtes à bec, cornet, voix ;
Ariana Savall, soprano, harpe ;
Juan Sebastian Lima, théorbe, guitare ;
Krzysztof Lewandoski, dulciane ;
Michael Hell, orgue, clavecin, flûtes à bec, chant.


















samedi, décembre 04, 2010

Lévon Minassian

 
HOMMAGE À LÉVON MINASSIAN
Douloureuse douceur du doudouk
Marseille, Théâtre Toursky,
26 novembre 2010

Chaleureuse soirée en plein cœur d’un hiver avancé. Présidée par Jean-Claude Petit, compositeur, le Toursky offrait un amical et chaleureux hommage à Lévon Minassian, joueur de doudouk, ancestral instrument de musique arménien auquel son talent a donné une audience, une dolence, dirais-je, universelle, tant cette étrange flûte ou sorte de clarinette ou hautbois rustique, semble née pour chanter, pleurer plutôt, l’humaine douleur au-delà des frontières culturelles et géographiques.
Tire-t-il de l’abricotier dont on le forme sa douceur fruitée et sa chaude couleur ambrée, du roseau dont on taille la double anche son murmure sourd de source, des neuf trous qui le percent son  souffle de vent dans les feuilles? Toujours est-il que cet instrument archaïque aux terriennes racines d’arbre, de bois, matière, eau et vent, semble élémentaire, c’est-à-dire né des quatre éléments, qui lui prêtent peut-être cette pleine sonorité émouvante comme une voix ancienne et toujours nouvellement touchante chuchotant au fond de nous.
Né à Marseille, Lévon Minassian est déniché par Jean-Claude Petit, auteur déjà de tubes musicaux, de musiques de films souvent primées, parti à la recherche de cette sorte de flûte magique sur les conseils du cinéaste Henri Verneuil, qui lui a confié la musique de son film autobiographique Mayrig, avec Claudia Cardinale et Omar Sharif, épopée intime d’une famille arménienne réfugiée à Marseille après les massacres génocidaires de 1915. Le compositeur rencontre l’instrumentiste, boit à la source ces mélopées arméniennes, et les voilà réunis tous deux sur scène, Petit au piano, Lévon avec son doudouk, nous rejouant le nostalgique générique du film pendant que de terribles images d’exil défilent sur l’écrans qui occupe le fond de la scène.
Rencontre féconde : Levon, ensuite, prend son envol. Il prête son instrument et talent aux musiques de Peter Gabriel, Sting Charles Aznavour, Manu Kachté, etc. Voué d’emblé au cinéma depuis Mayrig, il collabore au générique de grands films, La Passion du Christ,  de Mel Gibson, La Dernière tentation du Christ, de Martin Scorsese, Amen de Costa-Gavras,  et ce poétique et écologique Home de Yann-Arthus Bertrand. Il est aussi de la création de Job ou l’errance du  juste, avec Michael Lonsdale et Richard Martin. En l’absence du premier, retenu à Rome pour un tournage, ce dernier dit des textes, des poèmes, et l’on retrouve, sa passion débordante rentrée, toute la ferveur sortie de cet artiste vibrant d’humanité, de l’amour des bêtes à celui des hommes et leur grande et haineuse Histoire (l’affiche rouge des vingt-trois jeune Arméniens fusillés par les nazis), hommes dont la petite histoire d’amour s’étiole ou fortifie « avec le temps », comme il le murmure en souvenir de son ami Ferré, faisant tressaillir en nous la fibres de l’inéluctable. Un comédien (même pas cité par le producteur…), une comédienne, Kelly Martins, disent des poèmes émouvants, évoquent des souvenirs d’Arménie tandis que l’écran s’anime de ses paysages (images de Martin Mohr et Jean-Luc Picowsky) de l’imposant et légendaire Mont Ararat, où l’Arche de Noé se serait posée après le Déluge, mais, surtout, d’extraits terribles des films où participa Lévon, et ces longs défilés des sinistres convois de déportations, après les Arméniens, des Juifs. Comme si le doudouk, n’était voué, lui, qu’à dire l’humaine douleur.
Un groupe de musiciens accompagne Lévon : Pedro Aledo, espagnol, à la guitare ; Nicolas Mazmanian, au piano (qui vient de créer en première mondiale une œuvre commandée par l’Opéra de Marseille); Jean-Pierre Nergarian, kamatcha, autre instrument populaire arménien, sorte de petit rebec, de vièle à long archet. Sur les larges nappes horizontales du synthé de Serge Arribas, peut-être trop synthétique pour ces instruments ancestraux naturels, le doudouk serpente comme un ruisseau, trace une longue ligne, une plaine, une plainte, d’une steppe infinie qui aurait, au bout les montagnes, les ondoiements, les ondulations de sanglots d’un large vibrato. C’est le long fleuve sinueux d’une immémoriale nostalgie à la source nichée au creux secret ou patent de l’histoire personnelle ou collective, qui va se perdre lentement dans une lente hémorragie migratoire vers la mer lointaine de l’exil.
Un bis final, change enfin de rythme et de couleur, comme un au revoir joyeux après cette plongée dans la nostalgie et la douleur.

Théâtre Toursky, 27 novembre 2010 :
Le murmure des vents ou les variations de l’âme
Hommage à Lévon Minassian
Mise en scène : Serge Sarkissian ; lumière : Fabien Massard ; son : Jean Denys Robert ; Images : Martin Mohr, Jean-Luc Picowsky ; Levon Minassian : doudouk ; Pedro Aledo, guitare ; Nicolas Mazmanian, piano ; Serge Arribas, clavier  ; Jean-Pierre Nergarian, kamatcha ;
 Richard Martin, Kelly Martins, comédiens.

jeudi, décembre 02, 2010

SAMSON ET DALILA


SAMSON ET DALILA
Livret de Ferdinand Lemaire, musique de Camille Saint-Saëns
Opéra de Marseille, 23 novembre
Version concert
L’œuvre
En France, on aime les étiquettes : on a beaucoup discuté de cet « opéra biblique » pour savoir si on le devait ranger dans la catégorie oratorio ou opéra, qui dérangea longtemps, si longtemps que le pauvre Saint-Saëns mit près de dix ans (1868-1877) pour l’achever, tant ses tentatives  d’en présenter des parties en France furent des échecs. Il ne faudra pas moins que l’appui des deux puissantes personnalités musicales, la grande chanteuse Pauline Viardot García, dédicataire de l’œuvre qui pousse le compositeur à persévérer, et Liszt, qui l’aide à triompher à Weimer en 1877. L’ingrate France ne l’accueillera qu’en 1890, et « le bon bec de Paris », faisant la fine bouche, seulement en 1892.
On chipotera aussi tant sur le néo-classicisme référant à Gluck, que sur le « wagnérisme », contradictoire, de  Saint-Saëns et ce dernier soupçon est déjà, plus qu’accusation, condamnation, dans une France qui vient de recevoir une raclée historique dans sa première guerre franco-allemande qui en prépare d’autres. Mais que cette musique comporte des fugues (chœurs), des canons (duo Dalila Grand Prêtre), use de leitmoitve, des « motifs conducteurs » qui caractérisent les personnages et leurs affects,  ne montre justement que la grande connaissance technique du compositeur, autant historique que contemporaine, dans une musique bien à lui : un chef-d’œuvre.
Le premier acte relève sans doute de l’oratorio par un statisme presque forcé des masses chorales, mais pas obligatoire avec un excellent metteur en scène. Il faut admirer son équilibre et sa géométrie globale : chœur d’introduction de lamentation des Hébreux soumis, chœur conclusif d’action de grâces, traversé d’un épisode guerrier tumultueux, victoire de Samson sur les Philistins, et pressentiment de la défaite amoureuse du vainqueur avec l’arrivée apaisante des jeunes filles dansant, et celle, troublante, de Dalila, et le héros déchiré entre les exhortations misogynes du vieillard hébreux et les tentations légitimes de la chair.
Le dernier acte use tout aussi habilement des masses chorales, mais sans répétition, dans une intervention qui est comme une voix de la conscience. Quant au deuxième, avec un monologue de Dalila et ses deux duos antagoniques, l’un avec le Grand Prêtre, l’autre avec Samson, il est d’une beauté dramatique aussi grande que la scène de la taverne entre Carmen et Don José : le héros hébreux est dépouillé par la femme  séductrice de sa force comme le soldat espagnol est arraché à sa vie militaire par la gitane, avec un résultat fatal pour tous deux.

L’interprétation
On peut donc regretter une mise en scène, mais la version concert, toute à la musique, la vue passant du chef aux chanteurs debout, aux instruments, abandonne tous les sens à la beauté de cette partition tout à tour grandiose, intime, et si voluptueuse : jamais musique ne mit dans la voix d’une femme une telle charge de sensualité, blessée et chargée de nostalgie au premier acte, assumée et revendiquée, capiteuse, captieuse, au second. Vengeance de la femme, telle une cruelle Merteuil biblique, au dernier. Saint-Saëns, comme son héros Samson, ne pouvait qu’être amoureux de cette femme et, si elle trahit, le prix en est superbe, qui la fait triompher d’un Dieu, et dans nos cœurs et oreilles.
Dès les premiers accords, tel un rideau qui s’ouvre, sur le motif fugué lancinant, sur lequel va s’élever la prière des Hébreux, douce puis déchirée, on est saisi par la vague continue de cette musique sans numéros qui découpent le discours en tranches, où les airs s’enchaînent avec rapidité et naturel dans une sorte de fondu enchaîné orchestral. L’Orchestre et le chœur de l’Opéra de Marseille, sur le même plan que les chanteurs, sont enflammés par la direction d’Emmanuel Vuillaume, toute de finesse et de géométrie : les lignes nettes de l’architecture sont polies sans rigidité, mais les couleurs instrumentales ne sont pas perdues dans la masse et rutilent, charmant l’ouïe et séduisant l’œil qui en perçoit la source chez l’instrumentiste. Le chef cravache et caresse : les crescendi sont ménagés habilement sans jamais sombrer dans la confusion et la bacchanale du dernier acte tient la gageure d’un désordre orgiaque sans chaos ni cacophonie mais plein de folie sensuelle.
Les chœurs sont exemplairement préparés par Pierre Iodice, leur plein engagement dans la musique et la frontalité du chef leur donnent une belle cohésion.
Les  trop brèves phrases des deux philistins et du messager (Jean-Jacques Doumène, Guy Gabelle et Wilfrid Tissot) ne donnent pas le loisir de les juger et l’on regrette le rôle trop court de Nicolas Testé en Abimélech, voix superbe de basse baryton, éclatante, expressive, diction parfaite. Wojtek Smilek, par la couleur sombre et la largeur de sa voix de basse, donne sa profondeur, frileusement misogyne de Père la Pudeur, au Vieillard hébreu, selon cette convention qui prête aux vieux hommes une voix grave alors que la voix d’homme monte comme celle des femmes descend en vieillissant. D’une exceptionnelle vigueur et verdeur, Philippe Rouillon,  est un grandiose Grand Prêtre imprécateur, aigu mordants et rageurs, graves pleins de sombres replis dans la voix et l’âme dans le diabolique duo avec Da lila du II. Remarquable Sigmund d’une admirable Walkyrie en 2007, Torsten Kerl, Samson, était victime d’un refroidissement. Cependant, jamais heldentenor n’aura mieux mérité ce titre de ‘ténor héroïque’ que lui tant il se donne sans tricher au chant comme à Dalila, n’escamotant aucune difficulté, les bravant même comme les Philistins d’un acier acéré comme une épée, à peine émoussé par la maladie, froid à peine sensible dans la chaleur de quelques piani de sa scène de la roue, pleine de sensibilité.
Devenue depuis sa première apparition scénique comme titulaire du rôle de Dalila, Olga Borodina, déploie, sinon ses voiles séducteurs, l’envol d’une voix au tissu magnifique du grave sensuel à des aigus de septième ciel voluptueux, charnue, puissante et délicate, aussi à l’aide dans la force que dans les passages d’agilité et les pianissimi qui ne manquent pas. À peine peut-on regretter plus de force que de tendresse dans la fin de son air d’entrée. Si le jeu se limite ici aux regards, on les apprécie autant que les voix et mots échangés avec le Grand Prêtre, cruautés réciproques pour piquer leur venin commun contre Samson, dans un tempo d’enfer. On n’imagine pas Samson capable d’échapper aux rets ensorceleurs et voluptueux de son « Réponds à ma tendresse… ». À quelques petits dérapages près, on admire sa diction française, ces r non roulés sauf en fin de mots pour en assurer la projection.
Mais l’on regrette que l’on corrige la phrase exacte du livret de l’air « Amour, viens aider ma faiblesse », « Voici l’heure de la vengeance qui doit satisfaire à nos dieux », au vrai sens de ‘faire ce qu’on doit par rapport à quelqu'un ou à quelque chose, satisfaire à ses devoirs, à l’honneur’, qui signifie que Dalila avoue agir par devoir religieux en plus de la vengeance personnelle, transformée dans la platitude de « qui doit satisfaire nos dieux », comme si les dieux se souciaient plus petitement d’une vengeance ponctuelle que des devoirs qu’on leur doit.

Opéra 
de Marseille
, 17,  20, 23, 26 novembre 2010.
Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns.
Orchestre de l’Opéra de Marseille ; Chœur de l’Opéra de Marseille (Pierre Iodice), direction musicale : Emmanuel Villaume.
Distribution :
Olga Borodina : Dalila ; Torsten Kerl : Samson ; Philippe Rouillon : Le Grand Prêtre de Dagon ; Wojtek Smilek : Un Vieillard hébreu ; Nicolas Testé : Abimélech ; Wilfrid Tissot : Le Messager philistin ; Guy Gabelle : Premier Philisitin : Jean-Jacques Doumène ; Second Philistin.

Photos : Christian Dresse .
1. Borodina, suivie de Rouillon et Villaume ;
2. Villaume, Borodina, Kerl et Smilek;
3. Villaume, Borodina, Kerl .